Par Olga Vorozhbyt, pour Tyzhden.fr

Le ministre ukrainien des affaires étrangères, Dmytro Kuleba, a entrepris une deuxième visite africaine en mai 2023; il a commencé par le Maroc. Ce pays est un partenaire précieux pour l’Ukraine. The Ukrainian Week/Tyzhden.fr s’est entretenu avec Zineb Ribois, chercheuse au Hudson Institute, au sujet des changements intervenus en Afrique du Nord et sur la prise de position de Rabat concernant la guerre russo-ukrainienne, l’augmentation des récits pro-russes et la sécurité dans la région.

– Comment analysez-vous la position du Maroc sur la guerre russo-ukrainienne ?

– A mon avis, le Maroc tient une position qui se veut impartiale. Il encourage un règlement pacifique. Le ministre marocain des Affaires étrangères, Nasser Bourita, a déclaré que Rabat est convaincu que la Russie a commis un acte d’agression contre la souveraineté de l’Ukraine. Cela illustre clairement le vote de l’ONU. Le Maroc a voté en faveur de la résolution (il s’agit de la Résolution du 23 février 2023, « Principes de la Charte des Nations Unies sous-tendant une paix globale, juste et durable en Ukraine », qui réaffirme l’attachement de l’Assemblée à la souveraineté, à l’indépendance, à l’unité et à l’intégrité territoriale de l’Ukraine – ndlr), c’est-à-dire contre la Russie. Il est vrai, que le pays espère le règlement pacifique de ce conflit. Pour le Maroc, la situation est très compliquée; en effet, il a un voisin qui est le plus grand client de la Russie en ce qui concerne l’armement, à savoir l’Algérie. Ce qui le met en première ligne en cas de conflit.

De nombreux étudiants marocains étudient en Ukraine, ils sont des milliers. Le Maroc a établi en 2016 un dialogue avec l’Ukraine basé sur la promotion de la culture et le renforcement de la coopération humanitaire. On peut voir ainsi que l’amitié entre les deux pays existe depuis longtemps. Et je pense qu’elle ne cesse de se développer depuis. L’Ukraine est donc très importante pour le Maroc. Elle intéresse aussi les étudiants marocains. Il est possible de coopérer davantage; c’est pourquoi les Marocains sont favorables à un règlement pacifique. Lors de cette visite (du ministre ukrainien des Affaires étrangères Dmytro Kuleba au Maroc le 22 mai 2023 – ndlr), l’accent a été mis sur l’amitié et le soutien à la coopération, malgré la guerre. Je pense qu’il est important qu’un pays africain adresse un tel message à l’Ukraine.

– La guerre russo-ukrainienne a bouleversé la situation mondiale et menacé la paix dans le monde. Comment a-t-elle influencé la sécurité en Afrique du Nord?

– La réponse à cette question comporte deux aspects. Le premier est que l’agression de la Russie et la violation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine ont encouragé des pays comme l’Algérie à déclencher des actions hostiles contre le Maroc : les Algériens veulent avoir accès au Sahara occidental depuis longtemps. Ils ont financé le Front POLISARIO (mouvement nationaliste, qui lutte contre le Maroc au Sahara occidental et réclame son indépendance; il est soutenu par l’Algérie – ndlr). Cela a entraîné une course aux armements dans la région. Et par exemple, Poutine continue d’aider militairement le régime d’Assad, en Syrie. L’Algérie voit un avantage dans un rapprochement avec la Russie. Une alliance avec Poutine lui garantit une protection de la part de la Russie. Il y a un autre aspect. Le groupe Wagner est devenu davantage présent, en particulier dans la région du Sahel. Sa présence s’exerce depuis huit ans. Je pense que le groupe Wagner est un outil très précieux pour Poutine, car il peut faire pression sur des pays comme le Maroc. Il vient en appui de la diplomatie.

Le second point, lié à la sécurité, est la question de l’énergie. L’Algérie est un pays pro-russe. En recherchant de nouveaux fournisseurs depuis la guerre, les Européens, en particulier la France et l’Italie, se tournent vers l’Algérie (en 2022, 12 % de toutes les importations de gaz dans l’UE provenaient d’Algérie – ndlr). Il convient d’en tenir compte.

Dans le même temps, on observe la rupture de la chaîne d’approvisionnement alimentaire, parce que l’Ukraine est un important fournisseur de céréales ainsi que d’autres denrées, pour la région. Cela crée de nombreux problèmes de sécurité alimentaire.

– Selon certains médias, le Maroc aurait fourni des chars à l’Ukraine. Existe-t-il une confirmation officielle ?

– Il n’y a pas de déclaration officielle. Ce qui s’est passé, c’est que le Maroc possédait des chars, qu’il a transférés en République tchèque en vue de les moderniser. Certains chars sont rentrés au Maroc, d’autres non. Et je pense qu’un lot de ces chars a été transmis à l’Ukraine. Ainsi, ils sont supposés appartenir au Maroc, mais en réalité, ils ne lui appartiennent pas vraiment, car ils ont été stockés en République tchèque. Mais il n’y a pas de déclaration officielle à ce sujet.

– Le Maroc, ainsi que trois autres États africains, ont participé à la première réunion dite du « format Ramstein ». Cela signifie-t-il qu’ils souhaitent soutenir l’Ukraine d’une manière ou d’une autre, ou s’agit-il simplement d’une démarche visant à affirmer qu’ils font partie du club des « gentils » ?

– Le Maroc est un allié important des États-Unis, hors de l’OTAN. C’est sur ce motif que Rabat a été invité à la réunion des pays soutenant Kiev qui s’est tenue sur la base américaine de Ramstein, en Allemagne. La situation géographique était aussi sans doute une des raisons. La Maroc voit les États-Unis comme son principal allié, et ceux-ci soutiennent l’Ukraine. Le Maroc se situe donc dans une position où il peut enfin faire quelque chose pour stopper l’expansion de l’influence russe, veiller à ce que la région reste stable et que le conflit ne progresse pas. Les pays dotés de ce statut d’allié majeur des États-Unis en dehors de l’OTAN ont accès à davantage d’informations, à un échange de renseignements, et je crois donc que c’est important.

– Quelle est votre opinion sur les relations entre le Maroc et l’UE ? On parle beaucoup de la corruption dans le pays…

– Je ne pense pas que ces dossiers affectent réellement la façon dont le Maroc coopère avec le monde ou avec les Européens. En effet, de nombreuses entreprises, notamment allemandes et françaises, s’installent au Maroc pour y faire des affaires. Ce qui n’a pas de lien avec la coopération. À mon avis, le principal problème pour le pays c’est le Sahara occidental. La politique du Maroc est la suivante: soit vous soutenez notre indépendance, soit vous ne la soutenez pas. Et votre position doit être claire. C’est une question cruciale pour le Maroc, compte tenu de l’expansion du terrorisme dans la région. Ces groupes terroristes peuvent se tourner vers l’Atlantique. Je pense donc que les tensions, notamment avec la France, et de plus en plus avec l’Italie, viennent de là. Mais ça n’a aucune influence sur la manière dont le Maroc conduit les affaires ou coopère en terme de tourisme avec l’Occident.

– Quels sont les aspects de la coopération avec l’Ukraine qui pourraient être utiles au Maroc ?

– Il y a différents niveaux. Aujourd’hui, il est important que l’Ukraine soit soutenue par le plus grand nombre de pays. Les Russes investissent pour l’élargissement de leur sphère d’influence et versent beaucoup d’argent. Il y a en effet une lutte d’influence en Afrique du Nord. Les succès et les échecs de l’Ukraine dans ses relations avec le Maroc illustrent le fait que les Russes ne sont pas les seuls à y chercher une influence. L’Ukraine en est capable. Le fait, que Volodymyr Zelensky ait prononcé un discours à la réunion de la Ligue arabe, est, je pense, un signal fort; le Maroc fait partie de la Ligue. À long terme, le Maroc et l’Ukraine ont beaucoup à faire ensemble, en particulier dans le secteur de la stabilité alimentaire. Le Maroc peut devenir pour l’Ukraine une porte vers l’Afrique en favorisant le développement de sociétés et d’entreprises ukraino-marocaines. Il est important que le Maroc soit très intéressé par une grande diversité culturelle, avec de nombreux échanges. Pour cela une coopération éducative à laquelle l’Ukraine serait associée est possible.

– Vous avez évoqué le fait que l’Afrique du Nord (et donc le Maroc) est une sorte de champ de bataille pour certains pays, qui luttent afin d’acquérir de l’influence. Je sais que la Russie élargit sa présence en Afrique, en particulier médiatiquement. Avez-vous l’impression qu’il y a davantage de récits pro-russes ?

– J’ai suivi les campagnes de désinformation menées par les Russes; il n’y en a pas au Maroc. La chaîne gouvernementale russe RT est basée en Algérie. Elle y a ses bureaux. Ainsi, lorsqu’elle diffuse ses informations, on sait qu’elles proviennent de l’Algérie et les Marocains en sont parfaitement conscients. Je pense que beaucoup de Marocains partagent la même position que le gouvernement actuel, c’est-à-dire qu’ils souhaitent un règlement pacifique; ils savent très bien que Vladimir Poutine fournit des armes à l’Algérie, et il est donc difficile pour les Russes d’établir leur influence au Maroc et d’y implanter leurs informations.

Par Olga Vorozhbyt, pour Tyzhden.fr