Les actualités dans la rubrique «Contexte» ne sont pas des fakes. Nous les publions pour vous informer des événements de la guerre d’information entre l’Ukraine et la Russie.
Onze parlementaires français se sont rendus en Crimée, du 29 au 31 juillet, sous la conduite du député Thierry Mariani (LR). Le même député avait déjà conduit un groupe d’élus sur place un an plus tôt. Sous la conduite de leurs hôtes russes, les élus auront soigneusement évité d’entendre les témoignages des répressions et de constater le pillage des ressources ukrainiennes en cours.
Lors de la dernière session de l’Assemblée Parlementaire de l’OSCE le Sénateur UDI Yves Pozzo di Borgo a eu du mal à retenir son agacement, en twittant : « Ces Ukrainiens polluent toutes les réunions en mettant en avant leur problème » (l’orthographe a été conservée). Lorsque l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe étudiait un rapport sur les personnes capturées pendant la guerre en Ukraine, ni M. Pozzo di Borgo, ni le député Thierry Mariani ne se trouvaient dans la salle.
Ces élus français décident ce week-end de se rendre de nouveau en Crimée (1). Sur la péninsule ils sont sûrs de ne pas être dérangés par des Ukrainiens avec « leur problème », car le voyage « tout compris » est coorganisé par Léonid Sloutski, député du parti ultranationaliste russe LDPR.
En effet, un des héritages de l’Empire Russe, qui a été préservé avec succès par l’URSS et par la Russie moderne, est celui des voyages organisés pour visiter les célèbres « villages Potemkine ». Si à l’origine leur but était de dissimuler au pouvoir central la corruption et la pauvreté des provinces, du temps de l’URSS ils ont surtout servi pour taire les crimes de l’État soviétique. En témoigne, entre autres, le fameux voyage d’Édouard Herriot qui contribua aux tentatives du Kremlin de cacher le génocide des paysans ukrainiens.
La Russie d’aujourd’hui ne cesse de parfaire cette tradition de dissimulation. Pourtant, ce que les parlementaires français ont choisi de ne pas voir, saute aux yeux. L’annexion de la Crimée par la Russie a d’abord entraîné la fermeture des médias ukrainiens et tatars. En effet, dès la veille du pseudo-référendum du 16 mars 2014 sur l’indépendance de la Crimée par rapport à l’Ukraine, la diffusion de toutes les chaînes télé et radio publiques ukrainiennes a été arrêtée. Le 1er avril 2015, la seule chaîne de télévision des Tatars de Crimée, ATR, a cessé définitivement d’émettre.
Une campagne de répressions visant à faire taire les journalistes criméens s’est ensuivie. Il ne s’agit pas seulement du durcissement des conditions de leur travail, mais également d’intimidations, de perquisitions au domicile et des arrestations de journalistes. Ainsi, un des opérateurs de la chaîne ATR, Eskender Nabiyev, a été condamné à 2,5 ans de détention avec sursis pour avoir couvert les manifestations contre l’occupation russe. Depuis l’instauration de la responsabilité pénale pour « incitation au séparatisme », plusieurs journalistes ont été mis en examen et risquent 5 ans de prison ferme: parmi eux, un journaliste criméen de premier plan, Mykola Séména, 76 ans.
La « justice » russe fait preuve de beaucoup d’imagination pour faire taire toute voix dissidente. Ainsi Alexandre Kostenko a été condamné pour avoir, selon l’accusation, agressé un policier ukrainien à Kyiv. Il est difficile de voir comment cette affaire pourrait même relever de la compétence d’un tribunal russe, sans parler du fait qu’elle a été montée de toutes pièces. La torture est souvent employée pour obtenir des preuves, comme en témoigne Gennadiy Afanassiev, aujourd’hui libéré, alors que ses « complices », Sentsov, Koltcheko et Tchirni sont toujours en prison.
La répression a aussi durement touché les Tatars de Crimée: leur Assemblée a été interdite, leurs leaders Moustafa Djemilev et Refat Tchoubarov ont été contraints à un exil forcé et des activistes politiques, notamment celle d’Akhtem Chiygoz, ont été arrêtés. Officiellement, Vladimir Poutine parle de sa volonté de réhabiliter les Tatars. Dans les faits, c’est surtout Staline qui est réhabilité en Crimée occupée, avec l’installation d’une plaque mémorielle et d’un monument. Et à la suite de la victoire de la chanteuse tatare Jamala à l’Eurovision, l’Ambassade de la Russie à Paris n’a pas trouvé mieux que de diffuser un article justifiant la déportation des Tatars.
Si le non-respect des droits de l’homme est soigneusement tenu caché par le Kremlin, il n’en est rien de tous les biens volés à l’État ukrainien et mis ostensiblement en avant. Pendant l’invasion de la Crimée, les soldats russes ont capturé et « nationalisé » une grande partie de la flotte ukrainienne, dont certains navires participeront certainement aux festivités à Sébastopol auxquelles les députés français comptent assister.
Le fléau de la « nationalisation » n’a pas épargné l’entreprise d’État ukrainien d’extraction des hydrocarbures en mer Noire Tchornomornaftogaz. Dans un premier temps la Russie a transporté des plates-formes de forage volées à l’Ukraine dans ses eaux territoriales. Mais aujourd’hui elle ne se gêne plus, le 25 juillet 2016 les garde-côtes ukrainiens ont apporté une preuve vidéo que du gaz est extrait par la Russie dans les eaux territoriales de l’Ukraine.
Ce n’est pas la première fois que la situation réelle en Crimée est délibérément ignorée par les hommes politiques français. Ces mêmes parlementaires ont déjà effectué un premier voyage dans la péninsule. S’y ajoutent les résolutions de l’Assemblée Nationale et du Sénat votées le 28 avril et le 8 juin. L’objectif de ces documents est d’appeler à une levée des sanctions contre la Russie, alors qu’elles ont été mises en place suite à l’annexion de la Crimée, dont le sort n’a cessé d’empirer. Les parlementaires-touristes ont choisi d’ignorer ce qui pourrait être gênant et gâcherait leurs vacances. Nous, pour notre part, ne pouvons pas nous permettre un tel « luxe ».
(1) Précisons qu’Yves Pozzo di Borgo, au dernier moment, a renoncé à partir
Par Krystyna Biletska, Anna Garmash, Evan O’Connell et Igor Reshetnyak
Source: Le Comité Ukraine. Libération