Source: Ukrinform France
– Roman, vous vous êtes retrouvé dans une situation psychologiquement difficile à supporter. Pensez-vous que l’on vous a simplement volé trois années de votre vie, ou que ces trois années n’ont pas été vaines et que vous avez découvert quelque chose sur vous-même, des choses auxquelles vous ne vous seriez pas attendu auparavant?
– Franchement, je ne m’attendais pas à ce que je puisse tout supporter. Pour une personne de la sphère humanitaire, en particulier pour un journaliste, ce fut un choc insensé. Au moment où je me suis fait capturer, ma vie entière a défilé devant mes yeux. Je savais qu’il y avait la guerre, que des gens mourraient, je savais comment on traitait ceux qui se faisaient capturer. En conséquence, je me disais que maintenant, les «caves», la torture, puis les «aveux» que l’on enregistrait sur une vidéo, les chocs électriques et d’autres horreurs encore allaient commencer … Je me suis mis à réaliser ce qui m’attendait et, bien sûr, j’ai ressenti de la peur comme toute personne normale. Mais ce choc a duré environ deux ou trois heures. Lorsque nous sommes arrivés dans le service des enquêtes, le sac qu’ils avaient mis sur ma tête, a été retiré, il y avait du sang sur mon visage, car le sac avait arraché un grain de beauté sur mon visage. Alors, le responsable a pris un kleenex pour m’essuyer le sang. Et là, je me suis senti mieux, j’ai compris qu’il n’y aurait pas de tortures physiques et qu’ils devaient me préparer pour une autre mission. Donc, j’ai repris mes esprits. Les entretiens ont commencé et j’ai réalisé ce qu’ils attendaient de moi. Au début, un enquêteur est entré, un major à la tête rasée. Il s’est avéré que c’était une personne plus ou moins éduquée, qui s’acquittait poliment de tous les moments procéduraux. Et puis, après environ 10 minutes, un lieutenant-colonel entra,- les yeux gris, le crâne chauve, les cheveux blonds, un visage incolore, comme décrit dans les livres et dans les films, un visage, que vous ne pouvez plus oublier. «Bonsoir, dit-il, nous vous attendions ici. Nous vous offrons de coopérer avec nous. Vous voulez coopérer ou non?» Plus tard, un avocat désigné par eux est arrivé et a déclaré: « Vu les accusations, vous pourriez être condamné à 20 ans de prison». Ces mots m’ont causé un tel stress. Et plus tard, l’enquêteur me demande à nouveau: «Alors, vous allez coopérer avec nous ou pas?» Je dis: «Je vous ai bien entendu, adieu». Ensuite, ils m’ont emmené dans la cellule d’isolement du ministère de l’Intérieur. Le matin, nous sommes arrivés dans la cour de Lefortovo et tout ce cauchemar a continué. La juge me pose une question. Et moi, je ne comprends pas ce qui se passe. Elle m’a dit: «Êtes-vous d’accord ou pas?». Moi, je réponds: «Oui…non..». Une réaction inconsciente.
Quand ils m’ont amené à Lefortovo, ils m’ont fait changer de vêtements, ils les ont tous gardés. J’ai dû mettre la tenue des prisonniers. Lors de ma deuxième nuit à Lefortovo, j’ai commencé à me rendre compte de ce qui se passait. Deux jours plus tard, l’avocat Mark Feyguine m’a rendu visite et nous avons conclu un accord. Et j’ai réalisé que c’était le début de la lutte.
-Mais tout de même, ces années vous ont-elles été volées, ou s’agissait-il, pour ainsi dire, d’une sorte d’expérience?
– Si on se dit qu’elles ont été volées, alors oui, bien sûr. D’autre part, c’est une expérience inestimable que, pourtant, je ne souhaiterais à personne. Je ne suis pas sûr que cela puisse m’aider un jour. Mais c’était un test et il semble que j’ai réussi à le passer comme prévu. Et j’ai commencé à me faire un programme dans cet isolateur. Puis, à un niveau inconscient, le corps s’est accroché à tous ces dessins, ces livres et lectures. J’ai commencé à faire des exercices. J’étais complètement isolé et je restais seul avec mes pensées: «J’ai 47 ans, je serai condamné à 20 ans … Waouh, quel âge aura alors mon fils à mon retour. Je ne le verrai pas grandir». Dans ce contexte, bien sûr, c’est un temps perdu, toutes ces trois années.
– Roman, pourquoi êtes-vous allé à Moscou? Qui avez-vous rencontré avant votre arrestation?
– Je suis allé à Moscou pour des questions familiales. Il y avait un besoin urgent d’aider des membres de ma famille.Après avoir résolu certains des problèmes, j’ai rencontré une vieille connaissance. C’est un militaire, il a servi dans les troupes de l’Intérieur et je le connaissais depuis de nombreuses années. Cette rencontre a eu lieu à sa demande.
-Est-ce que votre arrestation pourrait être liée à vos publications antirusses?
– Je ne l’exclus pas.
– Et le FSB a également signalé que vous auriez recueilli des informations sur les forces armées de la Fédération de Russie …
– C’est la version de l’enquête. Ils ont même présenté en guise de «preuves» une partie des publications d’Ukrinform sur la France, qui sont accessibles au public sur notre site Web. Ce sont des déclarations officielles de François Hollande, du ministère français des Affaires étrangères, d’experts français, etc.
– Donc, toute cette opération a été planifiée bien avant votre voyage à Moscou?
-J’ai compris que cette opération avait été conçue et mise en œuvre au moins un an avant, peut-être plus. Sans doute, ma décision de faire ce voyage à Moscou était une décision erronée et légère. Mais que peut-on faire, il est impossible de revenir en arrière. Ce qui s’est passé, s’est passé et, bien sûr, c’est une grande douleur pour ma famille et du temps perdu. Mais il faut regarder vers l’avenir!
-Alors, parlons d’avenir. Avez-vous l’intention d’utiliser votre expérience très spéciale? Ce sera peut-être une sorte de participation aux activités de défense des droits de l’homme concernant les prisonniers qui sont restés? Peut-être des publications sur les prisonniers? Ou peut-être des activités sociales? Ou politiques?
-Pour l’instant, je n’ai rien décidé. Le plus important maintenant est de faire toutes les analyses médicales, me refaire une santé, régler des problèmes domestiques. Je verrai plus tard ce que je vais faire…. Bien sûr, je prévois de retourner à l’agence (Ukrinform – ed.). Il est prévu de partager cette expérience sous forme écrite et vidéo.
Il ne faut pas oublier que la Russie continue de détenir en captivité une centaine d’Ukrainiens. Il faut les libérer. Par conséquent, je suis ouvert et prêt à partager mon expérience imposée. J’ai ma propre vision, elle est étroite, car j’ai été un prisonnier. Et comment agir au plus haut niveau n’est pas de ma compétence. Mais s’il y a des questions, je partagerai mon expérience volontiers.
Si nous parlons d’activités sociales, de telles intentions existent. Des idées émergent pour créer un fonds pour soutenir les familles des prisonniers politiques. Par exemple, je voudrais organiser une vente aux enchères de mes œuvres et transférer les fonds collectés sur le compte d’une telle organisation qui s’occuperait des prisonniers et des prisonniers politiques. J’ai quelques idées et j’espère vraiment qu’avec votre aide, nous allons également essayer de mettre en œuvre ce projet.
En ce que concerne l’avenir politique…. Je n’y ai pas pensé, car c’est un domaine bien trop compliqué….
-Quand vous avez parlé de votre détention, vous avez dit que vous aviez compris que c’était le début de l’enfer. Comment se passe aujourd’hui le retour de l’enfer? Comment se sont déroulés ces quelques jours en liberté?
– En fait, je ne me suis toujours pas vraiment rendu compte de ce qui s’est passé. Par inertie, je me lève à 5 heures du matin, comme j’en ai pris l’habitude lors de mon séjour en cellule d’isolement, lors de mon séjour dans la prison d’Utrobino. Le corps et l’horloge biologique fonctionnent comme ils le faisaient là-bas, le suc gastrique est libéré suivant des horaires précis. En conséquence, à 9 heures, mes yeux sont déjà fatigués, eh bien, la conscience est un peu en retard. Aujourd’hui, j’ai pris le téléphone et j’ai essayé de me rappeler comment composer un SMS car, depuis trois ans, je n’ai pas eu entre les mains un seul gadget si ce n’est un vieux téléphone.
Franchement, j’ai essayé de sourire, de prendre mes proches dans mes bras. Mais j’estime que ce n’est pas vraiment sincère, qu’il y a une sorte de fatigue, comme si j’avais fait un burn out au travail. Je regarde les gens autour de moi, des gens que je connaissais, je me souviens de leurs noms et prénoms, mais je ressens un certain découragement, un vide, qui n’est pas encore comblé.
– Roman, vous avez sans doute compté chaque jour passé derrière les barreaux, lequel a été le plus dur à vivre ?
Bien sur, c’est le premier jour, où tout est arrivé de manière si inattendue et ce stress a été tellement insensé. Quand j’ai réalisé que tout cela s’est passé réellement. Et il y avait la peur, car je n’avais pas un seuil de douleur très élevé, alors la plus grande crainte était de ne pas pouvoir supporter les tortures.
Le deuxième jour difficile a été celui où un prisonnier s’est suicidé à Lefortovo. Condamné selon un article sur la drogue, le prisonnier se trouvait dans un centre de détention juste en face de ma cellule. Et le soir, alors que les surveillants ramassaient les ordures, nous avons entendu un cri: un homme s’est pendu. Ce qui m’a choqué le plus, ce n’était même pas la mort elle-même, mais le fait que son corps ait été emmené sur les mêmes chariots que ceux utilisés pour transporter notre nourriture.
… Et le troisième cas a été le transfert dans la colonie de Kirov. Il faut que vous compreniez que pendant 2 ans, j’étais en fait isolé, limité à la communication: avocat – consul – voisin. Et là, j’ai dû faire un voyage en compagnie de 28 autres prisonniers, dont une partie n’était pas en prison pour la première fois.
Donc, voilà, il y a eu trois journées les plus difficiles. Et puis, quand je me suis habitué, quand j’ai commencé à regarder les autres prisonniers et à savoir à quoi m’attendre avec eux, ça a été un peu plus facile.
– Selon vous, qu’est-ce qui vous a aidé à résister à toutes ces épreuves?
– Quand j’ai réalisé que certaines de mes pires attentes n’étaient pas justifiées, j’ai commencé à prendre la situation avec ironie. C’est cette attitude envers tout ce qui s’est passé, qui m’a sauvé. Et la peinture en tant que relaxation psychologique et décharge psychologique, cela m’a sauvé également.
De plus, des tests psychologiques ont été effectués dans la colonie pénitentiaire. Ils ont quelques méthodes, des tests de Lusher, d’autres, plus de mille questions pour révéler l’agressivité, une tendance au suicide. Il a écrit les réponses, mis des croix. Il y avait des questions du type: «Pouvez-vous tuer un poulet?» Et ensuite, après 20 autres questions: «Pouvez-vous tuer un agneau?» Et quand, après 4 mois, j’ai reçu un avis, j’ai pensé: «Qu’est-ce que je fais ici? Je peux être admis au moins dans une équipe de cosmonautes. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas trouvé de déviations psychologiques et je crois que c’est mon humour face à certaines situations difficiles qui m’a sauvé.
– Vous avez parlé des dessins. Pendant cette triste période, le monde entier a vu vos incroyables dessins qui ont révélé en vous l’artiste. Était-ce juste une thérapie? Ou bien verrons-nous toujours le Roman Souchtchenko artiste et continuerez-vous à créer?
– Je me serais peut-être révélé plus tôt, mais l’activité journalistique est telle qu’il ne restait pratiquement pas de temps. De plus, je suis assez critique dans mon travail, je ne prétends pas à un haut niveau dans le domaine de la peinture. Quant aux plans, cela dépend du temps et de l’inspiration.
J’ai même puisé de l’énergie et de l’inspiration dans la correspondance. Parce que quand quelqu’un vous écrit quelque chose d’intéressant, vous répondez – et c’est un tel ascenseur psychologique que cela pousse à dessiner! En outre, je recevais des journaux russes. À dessein. Certains étaient de la propagande, d’autres étaient plus ou moins équilibrés, avec des photographies, des dessins et de la publicité. Et comme le monde réel était limité par quatre murs et que vous ne pouviez pas tout tirer de votre imagination, vous les utilisiez et tout cela aboutissait à de l’encre sur du papier et à l’aide de colorants naturels improvisés.
– Vous avez utilisé la pelure d’oignon et le ketchup pour peindre. Comment avez-vous eu cette idée?
-J’ai expérimenté. Au début, c’est un stylo bille noir et bleu, un crayon. Le papier n’était pas dense, il était ordinaire, donc je n’arrivais pas à faire quelque chose de naturel. Je faisais ce que je pouvais.
Les premiers dessins étaient bicolores, puis je me suis souvenu: d’abord le thé que je buvais donnait une couleur, et ensuite, je me suis rappelé les œufs de Pâques de ma grand-mère, comment ils étaient teintés avec des pelures d’oignons, alors j’ai décidé de l’appliquer. Il y avait des pilules qui avaient une couleur jaune, du furatsilin il me semble-t-il. En conséquence, j’ai réussi à avoir plusieurs couleurs: bleu, noir, jaune dans plusieurs nuances et le blanc du papier. J’ai ensuite expérimenté avec des carottes, mais la couleur était instable, elle s’est vite estompée. J’ai essayé avec du jus de betterave rouge, il était très chargé. Ce n’est qu’à mon arrivée dans la colonie que le consul m’a apporté des pastels, puis Mark, l’avocat, également de l’aquarelle. Et c’était déjà une découverte! D’autre part, un style légèrement différent. C’est-à-dire qu’il s’agissait d’une expérience et que j’y suis allée de manière intuitive, bien que je ne connaisse pas les recettes de couleurs anciennes …
– Le résultat est très bon, nous vous en remercions et vous souhaitons d’avoir beaucoup d’inspiration pour les tableaux suivants! ..
Ukrinform
Photo : Yulia Ovsyannikova, Ukrinform.
Source: Ukrinform France