Par Dmytro Sinchenko, pour Tyzhden.fr
Dmytro Sintchenko est un auteur de The Ukrainian Week/Tyzdhen.fr, pour lequel il a couvert la politique locale dans la ville de Kropyvnytsky et de sa région lors des élections locales de 2020. C’est aussi un militant, engagé en politique et blogueur. Après le début de la grande invasion du 24 février, il a rejoint l’armée ukrainienne. Ses textes décrivent la vie des soldats au front. Son nom de guerre est Perun.
Nos cours de médecine d’urgence se déroulent dans des conditions aussi proches que possible du combat. Les soldats rampent par terre, déformant les garrots tourniquets: « À terre ! C’est sale? Au front, ce ne sera pas très propre non plus ! Sortez vos garrots tourniquets ! Vous saignez de la jambe gauche. Au travail! Et Luna vérifie ».
« Attention, Prenez garde à la langue! Si votre camarade est touché, vous devez lui retirer son arme avec précaution! Approchez-vous lentement pour qu’il ne vous tire pas dessus. Et surtout ne vous adressez à lui qu’en ukrainien. Si vous lui parlez russe, il peut vous prendre pour un ennemi ».
Dans la vie quotidienne, notre médecin-instructeur, Birnir, parle principalement en russe, mais dans les tranchées, il a appris à parler ukrainien. Je peux vous raconter une histoire à ce sujet.
Un jour, Birnir a reçu une information au sujet d’un grave problème : une mine de 120 mm avait touché un abri, causant la dispersion de tout le monde. Un soldat a été signalé 200 (en code militaire cela signifie mort – ndlr), il avait été touché à la tête; les autres ont été qualifiés 300 (c’est-à-dire blessés – ndlr). Les médecins refusaient de bouger, parce que les tirs continuaient:
« Je portais un gilet pare-balles, j’ai pris mon sac à dos médical, et j’ai sauté dans la voiture. J’ai entendu Luna crier : « Imbécile, prends ton casque ! » et elle me l’a lancé. Je mets mon casque et je pars. De nouveau, les cris de Luna : «Imbécile, et ta pharmacie, et ton fusil d’assaut ? » Merde, c’est vrai, je ne les ai pas pris. Sur le chemin, se trouvent quatre voitures accidentées, certaines sont tombées dans un fossé, d’autres se sont renversées. Six voitures sont parties à la rescousse et deux seulement ont réussi à passer. Pourquoi ? Il y avait un marécage et de plus, la position était dangereuse, car l’ennemi connaissait son emplacement », explique Birnir.
« Sur la route, nous rencontrons un autre 200, puis un autre 300 dans une voiture qui venait à notre rencontre. Elle s’était renversée et n’avait pu aller plus loin. Le blessé était dans un état grave, avec de nombreuses blessures – les bras et les jambes arrachés. Ceux qui l’avaient accompagné poursuivaient leur route ».
Nous voyons l’équipage d’une autre voiture, une Mitsubishi L200, les gars se sont perdus. Ils ont déboulé près du village de Pravdino, qui se trouve sur le territoire occupé. Ils ont débarqué, ont fumé une clope et sont repartis. Un peu plus loin, c’est un drapeau tricolore russe sur la mairie du village qui leur a fait comprendre leur erreur, un peu tard. Comme leur voiture portait l’emblème de l’armée ukrainienne, tout pouvait se finir très mal et très vite.
« Les Orcs (peuple ignoble, brutal et sanguinaire inspiré par d’anciennes légendes à l’écrivain Tolkien, et repris par les Ukrainiens pour désigner les Russes – ndlr) étaient sans doute, par bonheur, ivres ou en état de choc, ils n’ont pas profité de l’occasion », raconte Birnir.
Sur place, dans l’abri, Birnir a aperçu plusieurs médecins. Eux aussi, étaient en état de choc. L’un des 300 est venu à leur rencontre, tout seul, malgré sa blessure au rein. Ils ont essayé de le secourir.
Hâtivement, Fedorovytch est entré dans l’abri: « Il faut aller chercher les blessés, venez avec moi ! », a-t-il dit. Les médecins, pâles et tremblants, ont répondu : « Ils sont en train de tirer, pas question d’y aller ».
« Merde, Fedorovich, le 300, juste là, est considéré comme moyennement blessé, malgré sa lésion au rein. Nous sommes en train de le stabiliser », ont-ils insisté.
Alors Fedorovich, a laissé sa colère éclater: « Peu importe. Toi ! Viens avec moi ! » a-t-il dit. Il y avait encore près de six kilomètres pour parvenir à un endroit appelé « Bassein » (Piscine).
« Oh, mon Dieu ! Des jambes, des bras, des corps en morceaux… Un gars est venu m’aider. C’était un simple soldat. Petit à petit, nous avons bandé et soigné tout le monde. Il ne restait plus qu’un homme gravement blessé. « Je suis d’Obolon (un arrondissement de Kyiv – ndlr) », m’a-t-il dit. Le soldat qui m’aidait était justement du même quartier.
Le blessé s’appelait Lionya et il pesait 120 kilos. Un homme robuste. Sa jambe était fracturée. J’ai dû utiliser deux bandages pour la tamponnade, deux garrots tourniquets. Je lui ai dit : « Ça fera mal, fréro », mais il n’a rien répondu. Ses poumons aussi étaient touchés. Malgré son poids, nous le transportons. Il faisait nuit, la lune est apparue. « Et, pour écourter, nous étions comme dans une peinture à l’huile, pleine de poésie. La nuit, un champ, la vraie beauté… Mais une odeur nauséabonde. Le pire c’est que je ne savais plus très bien où se situaient nos positions » raconte Birnir.
Il fallait partir très vite. Et tout d’un coup, l’équipe entend des pas. Deux ombres apparaissent. Birnir se cache, son couteau à la main. Il se souvient du fusil d’assaut oublié. « Mais j’étais un bon escrimeur avant la guerre », pense-t-il avec ironie.
« J’entends soudain parler ukrainien », poursuit Birnir. Rangeant son couteau il sort de sa cachette. « Mais que fais-tu ici ? » demande l’une des ombres son arme pointée, avec la voix de Fedorovytch. « On s’est un peu perdu », explique Birnir.
Le danger était partout sur la route, mais Fedorovytch a réussi à ramener tout le monde à Liman, là où étaient les positions ukrainiennes. Alors je confirme: la langue compte, importe et pèse. La langue sauve, en particulier au combat. Et ça n’a rien d’excessif.
Ce texte s’inscrit dans la suite des reportages sur le front; ils sont écrits à la première personne. Si vous n’avez pas lu les précédents, vous pouvez les trouver ici
Par Dmytro Sinchenko, pour Tyzhden.fr