Cette article a été initialement publiée dans un blog Comité Ukraine.
Victimes collatérales de l’agression russe, plusieurs citoyens ukrainiens se trouvent arrêtés en Russie, détenus arbitrairement, torturés, condamnés à de très longues peines. Selon les organisations ukrainiennes de défense des droits de l’homme, 44 personnes se trouvent actuellement dans cette situation. Voici ce que l’on sait à leur sujet.
Par Anna Dolya, politologue ukrainienne
Depuis l’annexion de la Crimée par la Russie, de nombreux citoyens ukrainiens ont été arrêtés par les services de sécurité russes. Les autorités Ukrainiennes en parlent comme des « otages du Kremlin ». Ils se retrouvent aujourd’hui en détention sur le territoire occupé de la Crimée ou en Russie. Plusieurs parmi eux ont été condamnés à des peines extrêmement lourdes, tandis que les autres sont toujours en attente de procès. Tous disent avoir été torturés. Dans tous ces cas le Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie (FSB) utilise contre eux la législation russe « sur l’espionnage » ou « sur l’extrémisme », qui sont parmi les plus répressives et ouvrent un champ très large à toutes les accusations.
Aujourd’hui il est impossible de connaître le nombre exact de ces prisonniers politiques ukrainiens dans les prisons russes. Le dernier chiffre connu vient de l’ONG ukrainienne « Center for Civil Liberties ». Il est 44 prisonniers en détention identifiés et 6 libérés ou échangés, selon cette source.
Les grandes ONG internationales telles qu’Amnesty International ne livrent pas de décomptes. Mais le dernier rapport de cette organisation confirme qu’« un certain nombre de personnes ont été inculpées en Russie au titre de la législation contre l’extrémisme pour avoir critiqué la politique du gouvernement et avoir exhibé publiquement ou détenu des textes ou des objets présentés comme « extrémistes ». Des cas de torture et d’autres mauvais traitements ont été signalés dans les établissements pénitentiaires ».
Très souvent, ces prisonniers restent en détention pendant des mois avant que quelqu’un découvre où ils se trouvent. Par exemple, cela a été le cas de Roman Souchtchenko, correspondant à Paris de l’agence de presse ukrainienne Ukrinform. Il a été arrêté alors qu’il se trouvait en visite privée à Moscou, en octobre 2016, et aussitôt accusé d’espionnage. C’est tout à fait par hasard qu’en venant dans la prison de Lefortovo, à Moscou, la journaliste et militante russe Zoya Svetova a découvert que Roman s’y trouvait, ce qui lui a permis d’alerter sa famille et la communauté internationale.
Une fois le lieu de détention et l’accusation connus, la moindre visite à ces prisonniers reste un parcours du combattant pour les avocats et les services consulaires. Selon les militants ukrainiens des droits de l’Homme qui s’occupent du problème, la tactique employée par la Russie est toujours la même : le FSB monte de toutes pièces une accusation, dans le but d’interdire un mouvement politique ou religieux qu’elle considère comme dangereux pour son idéologie.
C’est ce qui est arrivé dans « l’affaire Tchétchène ». Deux Ukrainiens, Mykola Karpiouk et Stanislav Klykh, ont été condamnés par la Cour Suprême de Tchétchénie, le 26 mai 2016, à 22 ans et six mois et à 20 ans d’emprisonnement, respectivement. La peine a été confirmée en appel par la Cour suprême de Russie. Ils étaient accusés d’avoir, à la tête d’un groupe armé durant la guerre de Tchétchénie de 1994-1995, tué 30 soldats russes. Or l’accusation n’a fourni aucune preuve de leur présence sur le territoire tchétchène à cette époque, ni de leur participation à cette guerre.
La cible de cette affaire était sans doute, le parti politique ultranationaliste ukrainien UNA-UNSO, devenu après la Révolution de 2013-2014 le groupe Pravy Sektor, dont Mykola Karpiouk est un des leaders. La raison pour laquelle les services russes ont décidé d’ajouter Stanislav Klych à cette affaire reste jusqu’à présent inconnue. Selon Amnesty International, qui relate cette affaire : « Les deux hommes affirment avoir été torturés à la suite de leur arrestation, en mars et en août 2014. Pendant plusieurs mois, leurs avocats n’ont pas été autorisés à les rencontrer et n’ont pas pu savoir où ils se trouvaient. Stanislav Klykh, qui n’avait pas d’antécédent de maladie mentale, est apparu gravement perturbé pendant ses dernières apparitions lors du procès qui s’est ouvert en octobre 2015. Son comportement pourrait s’expliquer par les séquelles des actes de torture qu’il aurait subis ».
Dans un autre cas, 19 détenus de « l’affaire de Sébastopol des Tatars de Crimée » ont été accusés de faire partie du mouvement islamique politique Hizb ut-Tahrir, autorisé en Ukraine et interdit dans deux pays au monde seulement : la Russie et l’Ouzbékistan. Là encore, il s’agissait de criminaliser une organisation à travers quelques individus.
L’affaire qui a fait le plus de bruit, en dehors de celle qui a concerné la pilote ukrainienne Nadia Savtchenko, libérée en mai 2016, reste probablement celle dite des « terroristes de Crimée » : quatre personnes ont été accusées d’avoir créé un groupe terroriste dans la péninsule. Parmi eux, se trouvait le cinéaste ukrainien Oleg Sentsov. Arrêté en Crimée en mai 2014, il a été condamné par un tribunal militaire russe à 20 ans de réclusion criminelle. Ses coaccusés, Olexandre Koltchenko et Oleksiy Tchirniy, considérés comme membres de la même organisation terroriste, ont été condamnés à 10 et 7 ans de prison.
La quatrième personne qui s’est trouvée prise dans cette affaire était Gennadiy Afanasyev, également condamné à 7 ans de prison. Il a été échangé en juin 2016 et ainsi été libéré, en même temps qu’un autre prisonnier ukrainien, accusé, lui, d’espionnage militaire, Youriy Soloshenko, 75 ans. Leur état de santé a été un facteur déterminant.
Gennadiy Afanasyev a ensuite témoigné de ce qu’il a vécu durant ses 767 jours de détention. Interrogé par nos soins, il a ainsi détaillé ce qu’il a vécu : « Les tortures ont commencé dès le premier jour d’arrestation ; elles ont duré tout au long de la journée ; ils m’ont tabassé avec des gants de boxe, ils mettaient un sac en plastique sur ma tête pour m’empêcher de respirer. La nuit, on me déshabillait et on me mettait complètement nu dans ma cellule. Toutes les 15 minutes, la porte s’ouvrait et on me posait plein de questions. Au bout de 5 jours, comme je ne plaidais toujours pas coupable, ils se sont mis à utiliser un masque à gaz. Ils fermaient le filtre, je commençais à m’étouffer, ensuite ils ajoutaient un liquide qui me faisait vomir, ils mettaient le tuyau vers le plafond et je me noyais dans mon propre vomi. J’avais une seule envie : mourir pour ne plus rien sentir ».
À bout de résistance, Gennadiy Afanasyev a fini par craquer et signer des papiers admettant la culpabilité d’Oleg Sentsov, alors que Gennadiy ne le connaissait même pas. Durant le procès de Sentsov et Koltchenko, Gennadiy est revenu sur ses aveux en déclarant qu’ils avaient été obtenus sous la contrainte. « Les Russes ont commencé l’annexion de la péninsule de Crimée en prétendant venir en Crimée pour protéger la population contre les fascistes ukrainiens. Faute de véritables fascistes, il a fallu les inventer, et c’est ainsi que nous sommes devenus des accusés dans cette affaire totalement fabriquée par le FSB », dit-il. Aujourd’hui Gennadiy occupe la fonction de conseiller au Ministère des Affaires étrangères pour les prisonniers politiques ukrainiens.
Le 6 mars 2017, a commencé à la Cour Internationale de Justice l’audience où était examinée la requête de l’Ukraine contre la Russie. Dans sa requête, la délégation ukrainienne a présenté, entre autres, des preuves des multiples atteintes aux droits de l’Homme en Crimée ; elle cite notamment le cas des « otages politiques du Kremlin ».
Le jeudi 16 mars, un débat d’urgence sur les prisonniers politiques ukrainiens en Russie et sur la situation en Crimée est prévu lors de la session plénière du Parlement européen à Strasbourg.
Par Anna Dolya, politologue ukrainienne
Source: Comité Ukraine