Manifestants à Kiev (Ukraine) le 6 octobre 2019 contre la plus grande autonomie qui pourrait être accordée à certains régions séparatistes, afin de faire reculer les troupes russes. Genya SAVILOV / AFP
Nicolas Tenzer, Sciences Po – USPC
L’accord annoncé le 1ᵉʳ octobre 2019 entre le président ukrainien Volodymyr Zelensky, la Russie, une délégation de l’OSCE et les forces dites «séparatistes» du Donbass, non sans une certaine pression, semble-t-il, des participants au format de Normandie, présente des ambiguïtés majeures.
Cet accord prévoit de donner plus d’autonomie à certaines régions ukrainiennes de l’Est, ce que, en l’absence de garanties de sécurité, récusent de très nombreux Ukrainiens dans une nouvelle vague de manifestations depuis dimanche 6 octobre, qui dénoncent une «capitulation» de l’Europe.
S’il devait être mené à son terme dans son acception minimaliste en termes de sécurité pour l’Ukraine, cet accord témoignerait en effet d’une cécité stratégique devant le danger systémique posé par la Russie de Poutine.
Il ouvre en outre une ère d’incertitudes auxquelles l’Europe et ses alliés doivent répondre en exigeant une application de cet accord sans concession envers l’agresseur. Elle ne doit pas craindre de brusquer le Kremlin qui en privilégie une interprétation légère.
Le destin de l’Europe se jouera en Ukraine
En 2015, un an après l’invasion du Donbass et l’annexion de la Crimée par la Russie, l’ancien ministre tchèque Karel Schwarzenberg affirmait : «Le destin de l’Europe se jouera en Ukraine». Il exprimait par là une double réalité. D’abord, l’Ukraine constitue un test pour la défense des valeurs de l’Europe et sa crédibilité stratégique.
Suivant que ses dirigeants sont capables ou non de défendre l’Ukraine, elle aura ou non montré sa crédibilité. Ensuite, ce qui se passe en Europe, mais à l’extérieur des frontières de l’Union européenne, compte autant pour le destin de cette dernière que les événements propres aux États membres – cela vaut pour l’Ukraine, la Géorgie, la Moldavie et les Balkans occidentaux.
L’accord qu’a révélé le président Zelensky reprend la formule dite de Steinmeier, du nom du président de la République allemande, à cette époque (2016) ministre des Affaires étrangères.
Celui-ci, connu pour un penchant en faveur de l’apaisement avec le Kremlin, avait tenté de maintenir un équilibre dans son imputation des responsabilités de la situation en Ukraine entre l’agresseur et l’agressé, ce qui jouait au détriment de ce dernier.
Sa «formule», non entérinée par les accords de Minsk – ces derniers, jamais appliqués par la Russie, étaient censés permettre la fin à la guerre en Ukraine orientale – prévoyait, en échange d’un cessez-le-feu par les forces russes ou sous le contrôle de celles-ci, la tenue d’élections dans le Donbass.
Celles-ci étaient censées être le prélude à son autonomie accrue par rapport à Kiev.
La «formule de Poutine»
Le retrait préalable des forces russes – supposées, contre toute évidence, ne pas être là – n’était pas formellement exigé – l’ambiguïté pour le moins demeure ‑, ni le désarmement des groupes leur venant en appui.
Il était juste précisé que ces élections devaient être internationalement contrôlées et respecter la législation ukrainienne, ce qui constitue une faible garantie d’impartialité et de liberté. Dans cette «formule», parfois désignée comme «formule de Poutine» tant elle est favorable aux positions russes, il n’est pas réclamé que, préalablement, les autorités ukrainiennes exercent à nouveau un contrôle entier de la frontière par laquelle passent troupes et armes.
Un tel accord ne serait pas de compromis, mais donnerait entièrement satisfaction à la partie russe, lui permettant d’atteindre ses objectifs. Cela a été perçu par une partie de la population ukrainienne qui a protesté énergiquement. Sans étonnement, les soutiens de Poutine se sont félicité de cet accord. Afin de pousser jusqu’au bout sa réalisation et par une tactique qui ne convaincra que les ignorants, le président Poutine a même demandé à la télévision officielle russe de ne plus déverser ses attaques infâmantes contre l’Ukraine.
Des élections sous occupation ?
Cet accord permettrait la tenue d’élections dans un territoire contrôlé par la Russie et les groupes à sa main, locaux ou étrangers.
Dans des territoires où toute parole opposée à la Russie est réprimée et où les violations des droits de l’homme sont constantes, et que plus d’un million de personnes ont fui, ces élections n’auraient aucune validité. Comme l’a d’ailleurs affirmé Zelensky, mais sans produire les garanties qu’il aurait reçues, il est impensable de tenir des élections sous contrôle de la puissance d’occupation et alors que les soutiens de Kiev pourraient être victimes d’intimidations violentes. Que vaudraient de telles élections sans que soit assuré le retour, dans des conditions de sécurité préalablement vérifiées, des personnes obligées de fuir ?
Laisser la frontière ouverte et sans contrôle soumettrait à nouveau ces territoires à la menace d’une nouvelle invasion russe.
Le résultat de ces élections serait prévisible: une victoire des partis «autonomistes» alimentés par Moscou. Alors qu’elle a déjà commencé à distribuer des passeports russes aux habitants des régions de Luhansk et du Donetsk, une telle autonomie, avec une appartenance fictive à l’Ukraine, placerait la région de facto sous domination russe.
Elle bafouerait l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine exigées par l’UE. Le Donbass deviendrait ce que sont depuis 2008 l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud pour la Géorgie: des provinces perdues dont les «frontières» avec le reste du pays deviendraient de plus en plus dures. Le conflit serait terminé, mais au prix d’une «glaciation» de la situation, en attendant sans doute une forme d’annexion plus officielle.
Cette situation de souveraineté réduite de Kiev sur son territoire rendrait quasiment impossible – ce qui est l’un des objectifs de Poutine – un processus d’adhésion à l’UE et à l’OTAN. Elle aboutirait soit à placer l’Ukraine dans la sphère eurasiatique dont rêve le Kremlin, soit à la laisser dans un entre-deux qui menacerait son économie et raviverait les luttes internes, bloquant l’avenir du pays. Créer une zone en perpétuelle agitation ou neutralisée dans l’est de l’Ukraine est un objectif de Moscou et il l’aurait obtenu au moindre coût.
Un dangereux précédent pour l’Europe
Si un tel accord était poussé sans réaction de l’UE, cet abandon créerait un précédent redoutable. Il récompenserait l’agresseur en lui reconnaissant une victoire aisée. En ne sanctionnant pas la violation du droit international, tout usage ultérieur de la force serait réputé payant. Que vaudrait une médiation faisant pencher la balance du côté du responsable d’une guerre meurtrière – plus de 13 000 morts et 1,5 million de personnes déplacées ?
Cela signifierait que l’UE refuserait de défendre des pays qui se sont insurgés contre un pouvoir tyrannique au nom des valeurs européennes, comme l’ont fait les manifestants de Maidan. Le choix d’un pays de demander une adhésion future à l’UE et à l’OTAN ne serait plus décidé par ces organisations et ce pays, mais par un État extérieur. En rupture avec les principes que l’UE est censée défendre, on laisserait s’installer en toute impunité des violations des droits fondamentaux dans les zones occupées par la Russie, les personnes déplacées n’ayant nul droit de retourner dans leurs territoires d’origine.
On voit mal dans ces conditions comment il serait ainsi possible d’envisager un retour de la Crimée auprès de l’État qui en détient la possession légitime : l’Ukraine.
Cela pourrait inciter Moscou à annexer les territoires géorgiens occupés d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud.
Un tel accord priverait l’UE et ses principaux États de toute crédibilité sur la scène internationale à un moment où les États-Unis ont abdiqué cette responsabilité comme on l’a constaté en Syrie.
Dans les pays les plus menacés de l’Union, notamment les États baltes, l’inquiétude ne pourrait que croître, tandis que les démocrates pro-européens, dans les Balkans occidentaux et les pays du Partenariat oriental, auraient le sentiment d’une défection. Au moment où se développe l’idée d’un renforcement de la politique européenne de sécurité et de défense, la question de sa finalité ne pourrait qu’être posée dès lors que l’UE manque de résolution dans le combat contre la principale menace stratégique en Europe. Le moment est d’autant plus dramatique que l’Alliance atlantique est menacée par l’inconstance américaine et une incertitude sur sa feuille de route future.
Comment sauver l’Ukraine ?
La restauration de la souveraineté de l’Ukraine sur son territoire est la seule question qui vaille. Le président Zelensky a conditionné son accord au retrait des forces armées illégales et au contrôle de la frontière par les forces ukrainiennes. Pour l’Allemagne et la France qui ont parrainé cet accord, l’obligation doit être claire : veiller à ce que ces garanties soient offertes et concrètement mises en place. Or l’incertitude actuelle a suscité l’ire des Ukrainiens, notamment de ceux qui ont combattu et des familles de soldats qui ont sacrifié leurs vies. Ils considéraient non seulement que cette guerre relevait d’une obligation de défendre leur territoire, mais qu’ils étaient aussi sur la ligne de front entre l’Europe et une puissance hostile à tout ce qu’elle représentait.
La surveillance de la frontière, le désarmement des groupes armés et la garantie d’une campagne sans pression ne pourront être assurés que par des forces conséquentes en plus des observateurs de l’OSCE et du Conseil de l’Europe. La logique voudrait que des forces de l’ONU puissent en être chargées. Il serait aussi possible de lancer un signal fort et de mettre en place un contingent de forces européennes sous le contrôle du Conseil européen. Il faut sauver l’Ukraine et lui permettre un avenir européen, c’est-à-dire libre.
Nicolas Tenzer, Chargé d’enseignement International Public Affairs, Sciences Po – USPC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.