Patrick Chastenet, Université de Bordeaux
La campagne présidentielle a donné lieu à une recrudescence de ce que les internautes appellent des fake news. Si nombre d’observateurs ont souligné, à raison, le rôle croissant de Facebook et de Twitter dans les campagnes électorales, ils ont peut-être surestimé le caractère inédit des informations fausses ou tronquées. Bien évidemment, la nouveauté réside dans le support technique, c’est-à-dire l’effet multiplicateur d’Internet et des réseaux sociaux. Quant au phénomène proprement dit de la production et de la diffusion de fausses nouvelles, d’informations mensongères visant à discréditer des leaders politiques, il est pour ainsi dire aussi vieux que la démocratie athénienne.
Pour ne s’en tenir qu’aux campagnes électorales sous la Vème République, on croit pouvoir affirmer qu’il s’agit là d’un phénomène consubstantiel à l’élection. Souvenons-nous de l’affaire Markovic qui, dès 1968, avait éclaboussé le futur Président Georges Pompidou ou encore de la campagne de diffamation visant Jacques Chaban-Delmas au premier tour des élections présidentielles de 1974: il ne paie pas ses impôts, il est juif, il a fait tuer sa seconde épouse dans un accident de voiture, etc. Les rumeurs sur la prétendue vie sexuelle du nouveau président s’inscrivent donc dans une longue tradition.
Dans ces conditions, faut-il considérer ces nouvelles fake news comme une version relookée de la bonne vieille propagande d’antan? Poser la question en ces termes revient à présupposer que la propagande n’existe pas ou n’existe plus dans les régimes démocratiques. Or, on se trompe si l’on réduit la propagande à la production et à la diffusion de fausses nouvelles.
Royal en 2007, Fillon en 2017
Au sens strict, la propagande relève d’une manipulation de l’information faisant que tel individu ou tel groupe opère une action X qu’il n’aurait pas effectuée, ou aurait effectuée différemment, sans cette manipulation. Autrement dit, un émetteur peut manipuler une «cible», un public, avec de l’information «exacte».
Lorsque durant la campagne présidentielle de 2007 on diffuse des propos tenus par Ségolène Royal, filmée à son insu, où elle évoque la nécessité pour les enseignants d’augmenter sensiblement leur temps de présence effective dans les établissements, il ne s’agit pas d’un montage ou d’un faux, mais il s’agit bel et bien d’une « vérité » hors-contexte destinée à priver la candidate socialiste d’une partie de son électorat « naturel ». Même chose lorsque l’on exhume en 2007 des propos filmés de Pierre Bourdieu où il qualifie « la femme de Hollande comment elle s’appelle déjà, elle n’est pas de gauche, elle est de droite. Elle a choisi la gauche pour faire carrière »
Ces propos ont bien été tenus, face à une caméra, par le sociologue de référence des intellectuels de gauche. Ils sont exacts mais les diffuser en 2007, en particulier auprès des universitaires et des professions intellectuelles, relève d’une opération de propagande.
Lorsque l’on poste sur les réseaux sociaux, au printemps 2017, la vidéo de l’interview de Pénélope Fillon accordée à une journaliste anglaise en 2007, où elle apparaît plus en épouse désœuvrée qu’en assistante parlementaire débordée, on peut difficilement se prévaloir du seul désir d’informer. C’est d’ailleurs parce que ce document était authentique qu’il a pu servir efficacement la propagande anti-Fillon. C’est tout aussi logiquement parce que l’opération de contre-propagande des pro-Fillon reposait sur un mensonge -l’auteur de l’interview se serait déclarée «choquée» par l’utilisation hors-contexte de son film- qu’elle a fait long feu.
Comprendre la propagande moderne
C’était sans doute difficile à admettre de la part des supporters de chacun des deux protagonistes du second tour mais poster l’intervention d’Emmanuel Macron où il tient tête aux salariés de Whirpool ou celle de Marine Le Pen accueillie sur le site de l’usine avec des selfies, relevait de la propagande tout autant que la diffusion de fausses nouvelles. De ce point de vue est exemplaire l’exploitation par les fillonnistes et la fachosphère d’une version parodique du Figaro accréditant l’idée –mensongère en l’occurrence- selon laquelle M. Macron se sentait sale après avoir serré la main d’un pauvre.
Mais pour autant, réduire la propagande au pur bobard, au Village Potemkine, au mensonge grossier du style « Bagdad Bob », du nom de l’ancien ministre de l’information Irakien Mohamed Saïd al-Sahhaf, déclarant en 2003 que les soldats américains allaient être brulés jusqu’au dernier comme des chiens dans leurs chars, c’est s’interdire de comprendre la nature exacte de la propagande moderne.
C’est le plus souvent avec des informations exactes que l’on fait de la bonne propagande. Étant entendu que d’un point de vue éthique, même si la fin est juste, il n’existe pas de « bonne » propagande car il s’agit toujours d’une manipulation et donc d’une atteinte à notre libre arbitre D’un point de vue « technique », une propagande est bonne lorsqu’elle est efficace et elle est mauvaise lorsqu’elle échoue à convaincre et à manipuler.
En réalité du reste, la propagande ne crée rien ex-nihilo mais renforce des stéréotypes, des préjugés, des rumeurs et des attitudes déjà préexistantes. En ce sens les fake news n’inventent rien. D’ailleurs en matière de propagande électorale, les enquêtes ont eu tendance à conclure qu’elle renforçait l’opinion des plus convaincus qui cherchaient précisément à s’exposer à cette présentation orientée de l’information.
La propagande se renouvelle
C’est un peu ce que l’on retrouve aujourd’hui dans la bulle Facebook. Mes amis pensent comme moi puisque ce sont mes amis. Les médias pensent comme moi puisque mon fil est aussi celui de mes amis qui lisent ce que je lis et qui pensent comme moi, sinon ce ne serait pas mes amis !
Déjà dans «Propagandes» (1962) Jacques Ellul avait bien vu que la propagande ne se limitait pas aux seules dictatures et que les régimes démocratiques ne se contentaient pas d’une information purement objective. La frontière entre la sacro-sainte information et la maléfique propagande est beaucoup moins étanche qu’on ne le croit généralement. D’abord, toutes les deux partagent les mêmes supports techniques (radio, TV, internet) et les mêmes objectifs. Ensuite la première est la condition d’existence même de la seconde.
On ne peut faire de propagande si, au préalable, des faits n’ont pas été portés à la connaissance du public. Et là encore ce n’est pas le manque d’informations qui explique la propagande, au contraire, c’est le trop plein. Dans le même sens, ce sont les marginaux qui sont les plus imperméables à la propagande. Les SDF aujourd’hui ou les travailleurs agricoles analphabètes sous le IIIème Reich alors que les intellectuels, généralement surinformés, s’exposent volontiers à tous les mass media et donc à la propagande.
En outre, et c’est sans doute là une réalité difficile à admettre, l’opinion a besoin d’être propagandée car dans un monde toujours plus complexe et anxiogène, la propagande ordonne, simplifie et rassure en nous désignant le camp du bien et celui du mal. Nous sommes tous complices et les intellectuels ont seulement l’illusion d’échapper à ce mécanisme de cécité volontaire. Face à un choix nous avons besoin de nous convaincre nous mêmes que nous prenons la bonne décision: voter blanc ou nul, voter Macron ou Le Pen, et c’est là que les fake news et la propagande entrent en jeu.
Patrick Chastenet, professeur de science politique, Université de Bordeaux
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.