Nicolas Tenzer, Sciences Po – USPC
La Russie de Poutine et le régime d’Assad ont commis et continuent de perpétrer, jour après jour, des crimes de guerre en Syrie. Cet état de fait a été constaté par le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, par les États-Unis, le Royaume-Uni et la France notamment. Tant le ministre des Affaires étrangèresque l’ambassadeur de France auprès de l’ONU l’ont dit solennellement et réclamé qu’ils soient punis – quand bien même le ministre a, par la suite, eu tendance à parler plutôt de complicité. Mais quand il y a eu crime à cette échelle et de cette nature est-il encore possible de « discuter », a fortiori négocier, avec la Russie et le voyage de Jean-Marc Ayrault à Moscou, le 6 octobre 2016, était-il politiquement opportun et moralement acceptable ?
Les crimes de guerre russe, évidents depuis l’intervention aérienne de Moscou en Syrie il y a un an, n’ont fait que s’amplifier depuis le siège d’Alep où les civils et les hôpitaux sont systématiquement visés par des armes de plus en plus puissantes et létales. Ils pourraient même, dans certains cas, être qualifiés de crimes contre l’humanité. Ils s’ajoutent aux crimes de guerre et contre l’humanité dont le régime syrien est coupable depuis le début du conflit, il y a plus de cinq ans.
Ces derniers, dont la Russie et l’Iran étaient déjà complices en raison de leur soutien au régime, n’ont toutefois jamais pu aboutir à une saisine de la Cour pénale internationale en raison du veto russe et chinois systématiques au Conseil de sécurité des Nations unies. Ces crimes peuvent-ils véritablement être punis comme ils le devraient ? Peut-on imaginer que l’ignominie de l’impunité s’ajoute à celle du crime ?
Sur le plan éthique, cela serait une abomination puisque l’éthique requiert que ceux qui violent les valeurs fondamentales d’une communauté, ici internationale, soient châtiés. Ces valeurs sont mises en danger si les titulaires de la puissance sont incapables de faire respecter les règles qui tiennent ensemble cet espace commun. Sur le plan politique et pratique, l’impunité signifierait un recul de la loi et une déroute stratégique qui laisseraient la porte ouverte à toujours plus d’infractions et, concrètement, de victimes.
Or, la tragédie du monde est bien celle-là : il y a aujourd’hui peu de chances que les auteurs de ces crimes, qu’ils se nomment Poutine et Assad, ou qu’ils portent le nom de chacune des milliers de personnes qui en sont coupables, y répondent. Qui peut raisonnablement espérer qu’ils puissent être un jour conduits à La Haye ?
Au-delà de ce qui constitue – rappel évident – l’essentiel, c’est-à-dire faire cesser le crime par une action militaire parfaitement possible, cela ne signifie-t-il que les puissances démocratiques ne soient condamnées qu’à des discours de condamnation sans portée concrète et finalement autodestructeurs ? Les crimes de guerre, même s’ils ne parviennent pas à être jugés, ne doivent-ils donner lieu à aucune action politique, comme s’il ne s’était rien passé ? En rester là reviendrait à instiller un virus dans le corps des démocraties libérales qui pourraient signifier leur décomposition.
Impuissance du droit ?
La cause semble aujourd’hui entendue. Sauf inversion invraisemblable de la position russe et action militaire résolue des États-Unis, les chances sont infimes pour que les dirigeants syriens et les exécuteurs des basses œuvres du régime soient un jour déférés devant la CPI. Des trois modes de saisine possibles de celle-ci, aucun ne paraît pouvoir s’appliquer, sauf changement de régime à Moscou… ou en Syrie même. Rappelons ici ces modes de saisine : par le Conseil de sécurité des Nations unies, par un tiers pour le crime commis par un État ayant ratifié la Convention de Rome ou ayant accepté sa juridiction (ce qui n’est pas le cas de la Syrie), par le Procureur pour un crime commis dans un État signataire.
La création d’un Tribunal pénal international pour la Syrie, à l’instar de ceux qui ont été mis en place pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, se heurterait aux mêmes oppositions au Conseil de sécurité. L’éventualité de la création d’une juridiction pénale internationalisée – Sierra Leone et Cambodge – est tout aussi improbable, sauf là aussi changement de régime regroupant de manière exclusive les forces syriennes démocratiques, car il est non moins certain que certains groupes rebelles ont commis aussi de tels crimes, même si c’est à une échelle moindre que celle du régime.
Un certain consensus s’est établi du côté des juristes qui conseillent les organisations de défense des droits de l’homme pour dire que l’exercice de la compétence universelle par les États – qui a déjà abouti à l’ouverture d’enquêtes pour des crimes punis par le droit international (crimes de guerre, crimes contre l’humanité, violation du droit humanitaire) par la France, l’Allemagne et la Suède – est la seule solution. Mais outre la difficulté de ces enquêtes – rassemblement de preuves spécifiques, lenteur de la procédure, etc. –, elles n’aboutiront au mieux qu’à la condamnation de personnages secondaires, que ce soit des sicaires du régime, des tortionnaires de Daech ou des rebelles membres de groupes radicaux.
Trois obstacles de taille existent en effet. Le premier est celui de l’ampleur des crimes : comment penser « rendre justice » alors que près de 500 000 personnes selon les chiffres des organisations internationales, vraisemblablement plus, ont été tuées ? Des crimes d’ampleur analogue, voire supérieure, ont certes été commis au Cambodge et au Rwanda – sans parler de la Chine de Mao et du goulag soviétique –, mais on ne saurait dire qu’ils aient tous puni. Ils sont loin aussi de l’avoir été pour l’Allemagne nazie.
Le deuxième obstacle résulte de la structure même du pays : la majorité des crimes a été perpétrée par le régime Assad et, partant, par des groupes dits « sectaires » liés au régime, et c’est toute la structure du pouvoir et sa base sociale qu’il faudrait juger. Ce seul fait rend sans doute une justice impartiale difficile.
Enfin, au cours de la dernière année, un grand nombre de crimes « internationaux » ont été commis par la Russie. Il paraît quasiment impossible d’imaginer qu’une juridiction quelconque atteigne les dirigeants d’un État membre permanent du Conseil de sécurité, ni que ceux-ci livrent à la justice certains de leurs ressortissants. On pourra au mieux avoir quelques condamnations par contumace.
Enfin, l’ampleur des crimes, mais aussi les drames qui en ont résulté (presque cinq millions de réfugiés, presque sept millions de personnes déplacées en Syrie même), rend encore plus improbable aujourd’hui une opération de type « vérité et réconciliation » comme elle au lieu en Afrique du sud notamment, a fortiori compte tenu de la diffusion du sectarianisme par le régime et par les plus radicaux de ses ennemis.
La seule justice sans doute imaginable sera peut-être un jour celle de l’Histoire. Un régime démocratique en Russie pourra faire la lumière sur les crimes passés, et peut-être la même chose est-elle envisageable en Syrie – dans quelques décennies. Trop tardive, la justice est son propre déni.
Les criminels de guerre ne sont pas des « partenaires »
Mais à partir du moment où des États ont reconnu les crimes commis par d’autres et leur ampleur, peuvent-ils moralement (décence élémentaire et « instruction » des opinions publiques) et politiquement (crédibilité stratégique) faire comme si de rien n’était ?
Sans doute, le problème n’est-il pas si compliqué quand il s’agit d’États petits ou moyens. Il est facile de condamner et de ne pas recevoir Omar el-Béchir et il était aussi aisé de le faire avec Charles Taylor. C’est beaucoup plus difficile à Vladimir Poutine. Sans doute, par pragmatisme, certains affirmeront qu’il ne faut pas empêcher tout contact avec ceux qui violent les droits de l’homme, car cela serait se couper de presque la moitié de la planète. Admettons qu’on ne soit pas dans le tout ou rien et qu’une politique des droits de l’homme réaliste puisse être à la fois offensive et sans compromis et gradualiste.
Mais dès qu’il s’agit de crimes de guerre, on est au-delà de l’inacceptable/acceptable – concrètement, de ce qui autorise encore des rapports diplomatiques normaux. Quand la perpétuation de crimes de guerre est durable, systématique et massive, on est au-delà de l’autoritarisme ou de la répression de la dissidence – qu’il ne faut pas laisser passer non plus d’ailleurs, et sur laquelle, je crois, la voix de la France et du monde occidental trop faible.
Le bombardement méthodique des civils, des lieux où ils se rassemblent (marchés et terrains de jeu), des écoles, des maternités, des hôpitaux, l’élimination délibérée des opposants, la privation de soins médicaux, le fait d’affamer, de couper l’eau, etc. relèvent du crime de guerre et même, dans certaines conditions, du crime contre l’humanité. Nous ne sommes plus dans le domaine de la guerre « normale », mais dans une forme d’extermination volontaire.
De ceci découlent plusieurs règles qu’enfreindre serait non seulement moralement inacceptable, mais aussi politiquement absurde.
Des règles qu’on ne peut enfreindre
La première règle est qu’on ne peut pas « négocier » avec des dirigeants coupables de crime de guerre. Laissons là la morale et les considérations qu’elle suggère sur le dialogue avec le mal intrinsèque. Quelle confiance peut-on faire à un dirigeant qui se rend coupable des pires crimes ? Peut-on estimer qu’il n’ajoutera pas le mensonge au crime ? Que toute négociation ne sera pas, finalement, pour lui l’occasion de plus de crimes encore ou une aubaine pour qu’il se renforce avant de récidiver ? Toute négociation en ce sens est un jeu de dupes, une opération sans lendemain, la promesse d’un affaiblissement. Cela s’est révélé pour les négociations entre les États-Unis et la Russie qui se sont soldées non seulement par la débâcle stratégique des États-Unis en Syrie, mais aussi par la faculté offerte sur un plateau par Barack Obama à commettre par la suite de nouveaux crimes.
La deuxième règle est qu’on ne peut tenir de double discours. Comment un État peut-il, en l’occurrence, condamner à la tribune des Nations unies la Russie pour crime de guerre et, quelques jours après, réaffirmer que la Russie est un partenaire, qu’il faut discuter avec elle, etc. Comment cette position peut-elle être compréhensible par nos alliés – nos vrais partenaires ? Comment ne pourrait-elle pas être méprisée par les victimes, qu’elles soient syriennes ou ukrainiennes ? Comment ne serait-elle pas aussi instrumentalisée par la propagande du régime qui se jette avec empressement sur toutes les failles de l’adversaire ?
La troisième règle est qu’on ne reçoit pas et qu’on ne sert pas la main d’un dirigeant coupable de crimes de guerre. On ne se fait pas non plus photographier avec lui, on n’échange pas de sourire avec lui, on ne trinque pas avec lui ; il n’a pas de haie d’honneur, de salut militaire et de fanfare. On ne feint pas d’oublier que sa main est couverte de sang. Recevoir à Paris ou dans n’importe quelle capitale européenne un homme coupable des crimes les plus graves serait les banaliser dans la conscience collective. Ceux qui soutiennent encore cette idée ont-ils perdu l’évidence du sens commun ?
De la banalité du crime
Hannah Arendt avait introduit la notion, souvent mal comprise, de « banalité du mal », c’est-à-dire le fait que le mal pouvait être commis par des gens finalement très normaux, bons pères de famille, époux attentionnés, aimant les animaux, etc. Le mal n’était pas seulement le fait de personnes qu’on décrit a priori comme des monstres. Comme en écho, Germaine Tillion signalait la « facilité avec laquelle les « braves gens » peuvent devenir des bourreaux sans s’en apercevoir. »
A cette banalité du mal répond celle du crime. La Cour pénale internationale est saisie du cas de soldats britanniques qui auraient commis de tels crimes en Irak et les États-Unis ont fait condamner des soldats américains pour des actes de torture et d’humiliation commis à la prison d’Abou Ghraïb. Israël a poursuivi certains de ses ressortissants ayant commis des meurtres de Palestiniens. Selon les termes de George Mosse, les guerres extrêmes – il parlait, quant à lui, principalement de la première – créent des phénomènes de brutalisation qui induisent une perte des limites. Les crimes de masse de la Seconde Guerre mondiale comme ceux propres à la Shoah ont été rendus possibles par la banalisation des conditions extrêmes. Elles deviennent sans doute invisibles dans une société où virtuel et réel finissent par se confondre.
On a souvent parlé de l’anesthésie des consciences ou de l’éloignement par rapport aux tragédies. Mais il y a plus : celles qui sont naturelles et qui peuvent aussi charrier leurs dizaines de milliers de victimes –en Thaïlande, au Népal, en Inde, au Bangladesh, etc. – ne finissent pas par paraître différentes de celles causées par l’homme. Les unes et les autres semblent aussi naturelles, et la « naturalisation » du crime contribue aussi à sa banalisation.
Expérience simple : regarder qui, au-delà des soutiens de Poutine et d’Assad, parmi les personnalités en vue (monde politique en premier lieu, mais aussi personnalités engagées de toute nature), a manifesté ne serait-ce qu’une forme de compassion, d’empathie ou d’effroi devant les crimes de guerre en Syrie ? C’est désespérant, pathétique et humainement incompréhensible. Qui, parmi vos amis ou vos proches, a tenu à évoquer le sujet avec vous comme quelque chose qui l’empêchait de fermer l’œil ?
Telle est la banalisation du crime qui s’opère. Le crime de guerre doit être tenu à part dans la hiérarchie des crimes. Il est scandale absolu, bouleversement du monde, atteinte directe à l’humanité. Il n’est pas crime contre une personne, mais crime contre tous. Les règles que je suggérais découlent de cette nécessité absolue : maintenir dans nos perceptions et nos convictions l’ordre de base et la hiérarchie qui tiennent seuls le monde et éviter par-là que les faits s’équivaillent au point de n’avoir plus d’importance.
Nicolas Tenzer, professeur associé International Public Affairs, Sciences Po – USPC
This article was originally published on The Conversation. Read the original article.