Ces derniers temps, le documentaire «Donbass» réalisé par Anne-Laure Bonnel a été l’objet de débats animés. Ce film est en accès libre sur Internet depuis un an. Le journal en ligne Spicee a un droit exclusif à la diffusion de ce film depuis début février 2017. L’accès à la vidéo est payant, mais il y a un teaser en accès libre, sur Youtube.
Il faut préciser que cette vidéo est la seule présente sur la chaîne Youtube «Les Films de Sacha».
Nous avons eu la possibilité de voir et de comparer une version préliminaire et la version définitive du film. La description Youtube du teaser affirme «qu’avec pudeur et en évitant les pièges de la propagande, Anne-Laure Bonnel recueille la parole des gens qu’elle croise lors de son séjour».
A son tour, StopFake reste prudent à propos de l’impartialité d’Anne-Laure Bonnel en raison de ses visites dans les territoires de Donbass temporairement occupés. Par exemple, le 11 mars 2015, Madame Anne-Laure Bonnel a visité l’Université Nationale Technique de Donetsk. «Le but de cette visite était de tourner des scènes documentaires pour le film concernant les événements tragiques du Donbass».
Le 13 mars 2015, Anne-Laure Bonnel était présente pour le concours de vidéos «J’aime l’UNTD (l’Université Nationale Technique de Donetsk)». Elle était présentée comme «invitée spéciale de France, scénariste et enseignante à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne». Le producteur de ce documentaire, Alexandre Bonnardieu («Les films de Sacha») a lui aussi visité ce concours et a été présenté comme Président du Fonds de bienfaisance «SOS Humain».
Par ailleurs, StopFake dispose de l’information selon laquelle Anne-Laure Bonnel a remercié les dirigeants des rebelles de la soi-disant «DNR» – Denis Pouchiline et Evgueni Istchenko dans la version préliminaire du film.
La version définitive du film contient des remerciements à des personnages moins excentriques.
L’analyse de ce film nous a permis de constater qu’il s’agit d’un remake de fakes et de manipulations de la propagande russe à la façon des années 2014-2015. C’était une époque de propagande acharnée. Nous avons noté en particulier les messages suivants aux spectateurs où on prétend que:
– Les habitants de l’Est de l’Ukraine ont subi une oppression pour leurs engagements envers la langue russe et leurs activité pro-russe;
– L’agressivité de «Secteur Droit»;
– L’ancien Président de l’Ukraine par délégation Olexandr Tourtchinov a commencé cette guerre;
– La guerre en Ukraine est civile et fratricide;
– Les militaires ukrainiens ne se préoccupent pas des gens et tuent des résidents locaux;
– Les militaires ukrainiens bombardent intentionnellement des quartiers résidentiels et se servent d’armes prohibées;
– Les locaux soutiennent les séparatistes et utilisent des armes obsolètes;
– l’armée russe n’est pas impliquée dans le conflit;
– les événements tragiques de 2 mai 2014 à Odessa ont été le résultat des actions de «Secteur Droit». Leur but a été un massacre de citoyens russophones;
– l’absence des prestations sociales.
Les réalisateurs ont recouru aux procédés de manipulation suivants:
- Les soi-disants «témoins» restent incognito, il est difficile de déterminer ou vérifier leurs identités. Pour parler de certains témoins il faut faire une description plutôt abstraite, par exemple, «trois femmes près de l’escalier», «une mamie en béret dans le sous-sol», «un ancien soldat des Forces armées ukrainienne, déserteur, un témoin des événements à Odessa». Tous ces héros sont anonymes.
- Des déclarations sensationnelles. Par exemple, les «témoignages» sonores au sujet d’une femme assassinée avec la tête coupée, dont on ne sait rien avant; des «affirmations» à propos de miliciens torturés, les oreilles coupées, exécutés et enterrés dans une fosse commune à la campagne;
- Une vision romantique des «milices». Par exemple, l’«histoire» d’une mère sur l’assassinat de son fils, Loubenskiy Georgiy Vladimirovitch le jour de la Saint-Valentin, le 14 Février 2015 (à partir de 49:40 de la vidéo). Le journal en ligne «Myrotvorets» contient l’information sur un rebelle avec l’indicatif «Louba» (https://psb4ukr.org/criminal/lubenskij-georgij-vladimirovich/). En effet, le 6 mai 1996 est indiqué comme sa date de naissance. Mais il n’y a pas d’indication de sa date de mort.
Le journal en ligne «Belie zhuravli» affirme que Loubenskiy Georgiy Vladimirovitch («Hera») à été tué près du village Logvinovo, lors d’une opération de création d’une zone d’encerclement à Debaltsevo contre «les forces ennemies» (les «journalistes» de la soi-disant «DNR» ont baptisé les troupes ukrainiennes de cette manière). Et aussi, il n’y a pas d’indication de sa date de mort.
Ainsi, il n’est pas possible de remettre en question l’exactitude de l’histoire de la mort d’un jeune garçon à la Saint-Valentin. Cette femme est, prétendument, la mère du séparatiste décédé, mais nous n’avons pas trouvé une seule photo où ils sont ensemble ou d’autres preuves de parenté. La dame véhicule des messages propagandistes de l’époque: «aucune armée russe n’est présente dans le Donbass», «les Russes et les Ukrainiens sont proches, ils sont des frères slaves», «Olexandr Tourtchinov a commencé cette guerre», «Porochenko, est-il le président ukrainien légitime?»
- Un jeu sur les émotions. Les soit-disant «témoignages» sont pris dans des sous-sols pleins de personnes âgées, les mères sont avec des enfants dans leurs bras. Les enfants cuisinent leur repas dans la rue. Une femme avec une fillette transporte de l’eau… Un cimetière… Les prétendues « fosses communes» . Il n’y a pas d’explications des fragments représentant la chambre à coucher. Peut-être est-ce un internat. Ces enfants sont recouverts de couvertures. Le spectateur peut seulement deviner s’ils ont froid ou peur. Leurs lits sont marqués à leur nom. En outre, l’ameublement est minimal et en mauvais état (à partir de 26:00). Apparemment, les fragments «un foulard accroché au clou», la «neige sale», une «croix tombale», les «bâtiments vétustes», une «fenêtre masquée de contreplaqué» sont destinés à montrer l’isolement de ce territoire (à partir de 26:48 de la vidéo). Les fragments de la «route», «les camions d’aide humanitaire de la Russie» laissent à deviner leurs rôle dans le film (à partir de 33:47).
«Leurs enfants resteront dans les caves!»
D’après Anne-Laure Bonnel, elle a quitté Paris pour rencontrer les habitants du Donbass après avoir découvert le discours du Président ukrainien, Petro Porochenko concernant la population de l’Est de l’Ukraine (à partir de 00:31 de vidéo).
L’une des version du film affirme que cela a eu lieu en décembre 2014, d’après une autre version c’était en novembre 2014. Quoiqu’il en soit, la documentariste a quitté Paris le 15 janvier 2015.
Le 15 novembre 2014 déjà, StopFake avait publié une réfutation de l’information propagandiste évoquant une déclaration du président ukrainien qui aurait interpellé Mme Bonnel: «Fake: Petro Porochenko a promis que les enfants de Donbass resteront dans les caves» (ici en Anglais ).
Nous avons indiqué que les paroles du président ukrainien Petro Porochenko ont été retirés de leur contexte. La version complète de ce discours permet de comprendre qu’il ne s’agissait pas de harcèlement des habitants du Donbass. Il s’est exprimé au sujet de l’invasion du Donbass par des groupements paramilitaires, ce qui a provoqué des souffrances pour les habitants et la vie dans les caves.
Nous avons précisé alors: «Il est important que Porochenko parle de la situation actuelle dans le Donbass, il ne s’agit pas d’une situation possible dans l’avenir. Ainsi, il est possible de constater que la chaîne de télévision russe «Perviy Canal» non seulement a retiré les paroles de son contexte mais leur traduction a été délibérément inexacte».
Fake sur l’oppression de la langue russe en Ukraine
A l’époque, en mars 2014, StopFake a réfuté plusieurs fakes à ce sujet. Par exemple, il est possible de trouver dans les archives de notre site les articles suivantes: «Fake: Les autorités publiques ukrainiens sont obligés de supprimer les versions en russe de leurs sites officiels» ou «Canard» de la TV russe – Tyagnibok a lancé un appel à interdire la langue russe en Ukraine». Les auteurs de ce dernier article ont indiqué que «les internautes même ne discutent pas l’interdiction de la langue russe, ils la considèrent en revanche comme une constatation d’un fait indéniable». La mise à jour de cet article a été effectué le 5 mars 2014. De plus, nos journalistes ont été informés que la chaîne de télévision russe «Rossia 1» a diffusé un sujet sur l’introduction de la poursuite pénale de citoyens russophones en Ukraine. Prétendument, Tyagnibok a lancé l’appel a interdire la langue russe en Ukraine. C’était évidement un fake.
Depuis, pas mal de temps est passé. Les événements ont prouvé que la langue russe n’était ni interdite ni en cours d’interdiction. Cependant, les auteurs du film «Donbass» n’ont pas présenté de preuves de l’existence de ces « interdictions » prétendues, de restrictions ou de sanctions pour les Ukrainiens russophones. Et pourtant, ils affirment que la répression existe.
De plus, dans notre rubrique «Contexte», on peut trouver un article titré «L’UE a publié les réponses aux questions les plus fréquentes au sujet de la crise en Ukraine et du partenariat entre l’Ukraine et l’UE». Il y est constaté qu’«avant les élections présidentielles de mai 2014, le Président d’Ukraine par intérim, Olexandre Tourtchinov, a refusé de signer l’abrogation de la loi sur la politique linguistique. Rappelons que la loi en date du 3 juillet 2012 «sur les bases de la politique linguistique de l’État», et donc a constitué les bases d’un bilinguisme officiel. L’UE et ses partenaires internationaux, y compris les États-Unis, ont salué cette approche du gouvernement ukrainien.
Dans les années 2014-2015, la propagande russe a diffusé en parallèle du fake à propos de l’oppression de la langue russe un autre fake. C’était l’affirmation d’un danger planant au dessus des russes ethniques, persistant sur le territoire de l’Ukraine. Entre autres, l’ambassade américaine en Russie a réfuté ces accusations : «Il n’y a pas de preuves etayant les déclarations à propos de menaces pour les russes ethniques. Il y a seulement des affirmations à ce sujet dans les médias russes. Dès le commencement, l’établissement de la paix et d’une réconciliation ont été la priorité du nouveau gouvernement ukrainien. »
Fake à propos des tombes anonymes
Le film a mentionné un certain «Nikita Kolomitsov», dénoncé aux militaires ukrainiens par des alcooliques locaux. Prétendument, il a été torturé et tué, ses restes auraient été découverts dans une tombe.
Il est à noter que la T.V. russe a déjà parlé d’un jeune homme, «Nikita Pavlovitch Kolomiyzev», qui aurait été détenu par des «soldats ukrainiens, avec les insignes du ministère de l’Intérieur de l’Ukraine». Ce fake a été diffusé par NTV, Vesti.
Ni Vesti, ni NTV, ni les auteurs de ce film ne présentent de preuves pour leurs accusations. On nous montre juste des «témoins» qui prétendument ont vu tout ce qui s’est passé de leur propres yeux mais ne disposent pas de photos ni des vidéos appuyant leurs accusations.
L’agressivité de «Secteur Droit» et les événements de 2 mai 2014 à Odessa
Le film donne la parole à un «témoin» des événements d’Odessa qui dit se nommer Andreï (à partir de 16:20 de vidèo). Prétendument, cet homme est un ancien militaire des Forces armées ukrainiennes. Il affirme qu’il était là lors des événements tragiques, car il faisait son service à Odessa, dans les troupes internes de l’armée. Le spectateur voit un écran de téléphone portable avec une image où sont présents des gens masqués, des flammes, des gens sautant par les fenêtres.
Un inconnu demande au «témoin» si «les coupables ont été arrêtés»? Il répond que «les ordres venaient de Kiev, et personne n’a été arrêté. Comme si personne n’avait rien fait». Les sources d’information restent anonymes, tous les «témoins» et les personnages ne sont pas identifiés. Une fois de plus, les spectateurs réentendent l’idée que l’Ukraine vit une guerre civile, fratricide. Ce témoin dit qu’il a vécu toute sa vie à Donetsk, dans cette région. C’est sa patrie ici. Alors il ne pouvait pas venir tirer sur ses frères et sœurs. Les habitants sont ses proches. Aussi, il rapporte qu’il a déserté de l’armée ukrainienne. C’est tout que nous pouvons deviner. Pourquoi cet homme ne se présente pas? Pourquoi les réalisateurs n’ont pas demandé de précisions?)
– Racontez-nous ce que vous avez vu à Odessa le 2 mai 2014 (question d’un inconnu à «l’ancien militaire ukrainien»).
– La maison des syndicats a brûlé. Des manifestants s’étaient réfugiés à l’intérieur. A côté du bâtiment se trouvait un campement de russophones, qui contestaient l’interdiction de la langue russe en Ukraine. Les nationalistes ukrainiens sont venus en bus pour faire arrêter la manifestation des russophones.
– Qui sont ces gens masqués? (à partir de 17:06)
– Sans doutes des gars de Secteur Droit.
– Pourquoi la Police n’a pas empêché le Secteur Droit d’agir?
– Nous sommes de simples soldats, et personne ne nous a donné d’ordre.
Cet exemple montre comment la supposition d’un «témoin» sur la présence de Secteur droit a été présenté comme un fait.
L’intrigue est construite avec l’accent mis sur l’agression et la brutalité de «Secteur Droit».
La propagande russe a exploité activement cette presentation des faits en 2014-2015, comme ce film le démontre. StopFake a déjà réfuté les fakes suivants: «Le Secteur Droit a demandé l’aide militaire au chef des rebelles tchétchènes Doku Umarov», «Le Secteur Droit a battu plus de 20 juifs à Odessa», «Le Secteur Droit a refusé de respecter la suspension d’armes» etc.
Fake à propos de l’illégitimité du gouvernement et du Président ukrainien
La soi-disant mère de Georgiy Loubenskiy et son compagnon inconnu expliquent que c’est Olexandr Tourtchinov qui a commencé cette guerre. La femme dit: «Moi je pensais qu’un président légitime allait … ».
Assise dans un cimetière, elle cite, un après l’autre, des manipulations, produites par la propagande russe: «Vous comprenez, ce n’est pas contre l’Ukraine qu’il est parti faire la guerre mais contre l’injustice»; «La plus grosse erreur est de croire que c’est l’armée russe qui fait la guerre ici», «Il fallait empêcher cette guerre par tous les moyens, parce que le sang coule des deux cotés. Et les mères perdent leurs enfants des deux cotés. Et perdre, ça fait toujours mal».
La réfutation du fake au sujet de l’illégitimité du gouvernement a été publiée le 5 mars 2014. «Le nouveau gouvernement a été approuvé par le parlement ukrainien (Rada ou Conseil suprême d’Ukraine) avec 371 votes «pour», c’est-à-dire, une écrasante majorité et l’appui de tous les partis politiques, à l’exception des communistes. Même le Parti des régions de Ianoukovitch a voté pour le nouveau gouvernement, quelques jours après la disparition de l’ex-président. Bien que le Parti des régions ne soit pas représenté dans le gouvernement actuel, ses députés ont participé au vote. Plus encore : la majorité du Parti des Régions, organisée en «Bloc d’opposition», soutient presque toutes les lois votées par le parlement après le départ de Ianoukovitch . »
En outre, les organisations internationales ont évalué la légitimité des élections en Ukraine. «D’après l’évaluation préliminaire du Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH), les élections présidentielles en Ukraine du 25 mai 2014 ont été marquées par une forte participation électorale et une détermination des autorités ukrainiennes à les mener démocratiquement et conformément aux obligations internationales dans le respect des libertés fondamentales, en dépit de l’insécurité régnant dans les deux régions de l’est de l’Ukraine. L’UE s’est félicité de la tenue des élections législatives en Ukraine le 26 Octobre [2014]. Les élections et la formation d’un gouvernement de coalition ont constitué la victoire du peuple ukrainien et de la démocratie».
Le documentaire «Donbass» ne contient pas de documents ou de faits, mais plutôt une collection de fakes et de manipulations typiques de la propagande russe des années 2014-2015. Pourtant, un mystère demeure non-résolu: pourquoi la propagande russe a décidé de soulever à nouveau des mythes déjà réfutés depuis longtemps, et pourquoi la «première officielle» de ce film se passe seulement deux ans après le tournage – en février 2017?