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L’enfer est pavé de bonnes intentions : le désir sincère de débusquer le péril brun en Europe partout où il se cache peut conduire des esprits simplistes à se retrouver paradoxalement aux côtés de l’extrême droite populiste et antieuropéenne. C’est ce qui vient d’arriver à une équipe de Canal+, pourtant animée d’intentions progressistes et même antifascistes. « L’extrême droite ukrainienne » depuis la révolution du Maidan est un thème qui en vaut un autre, même s’il a été déraisonnablement gonflé depuis 3 ans. Mais dire qu’en Ukraine « les paramilitaires sont partout », que « l’extrême droite impose ses conditions », ce n’est pas dévoiler le dessous des cartes, c’est participer à une entreprise de désinformation, qui plus est sans originalité puisque le film reprend mot pour mot les éléments de langage du Kremlin et de ses officines comme le site Sputnik.
C’est donc Canal+ qui apporte cette fois son concours la nébuleuse hétéroclite du poutinisme. Étonnant non ? Pas vraiment : une partie de la gauche radicale, révoltée par les méfaits de la mondialisation libérale, a sombré dans le conspirationnisme et est devenue l’idiot utile de la revanche de Poutine et des nostalgiques de l’empire sénile et mafieux qu’était l’URSS au moment de sa chute. Sous prétexte d’humiliation et de menaces de la part de l’Occident, laRussie de Poutine veut démembrer et vassaliser l’Europe. Tous les coups sont permis : la diplomatie, les réseaux d’influence, mais aussi la guerre, en Crimée et dans l’est de l’Ukraine et, enfin, le grand mensonge. Non pas le mensonge politique ordinaire, pitoyable et assez vite éventé, mais le mensonge déconcertant, celui qui ne cherche pas seulement à vous tromper, mais à vous noyer dans le brouillard de l’incertitude, du « on ne saura jamais… » (par exemple : qui a assassiné Boris Nemtsov, ou qui a abattu le MH17), jusqu’à perdre les repères du vrai et du faux. C’est dans cet énorme panneau qu’est tombée une chaîne pourtant réputée pour son audace en matière d’information.
Le film produit par CANAL utilise des procédés qui ressemblent à ceux des négationnistes : ne tenir aucun compte des faits et des documents qui contrediraient votre thèse, si nombreux soient-ils, pour ne voir que ceux qui vous arrangent et par exemple, traquer soigneusement le moindre facho en Ukraine — et il y en a en effet, une minorité impuissante et divisée —, mais ignorer que l’extrême droite radicale est prospère et influente d’abord à Moscou (Jirinovski, Douguine, etc.) et partout où Poutine la subventionne. Les pèlerins de Canal+ veulent tellement faire tomber des masques qu’ils ne voient plus les vrais visages.
Deux exemples parmi bien d’autres : Alexei Albou n’est pas un « militant communiste » d’Odessa, aujourd’hui « réfugié dans l’Est », mais un des dirigeants de BOROTBA, une scission radicale du PC Ukrainien. Ce parti, comme beaucoup de rouges passés au rouge-brun, collaborait alors sans état d’âme avec l’aile odessite de RODINA (« Patrie »), un parti russe xénophobe, homophobe, antisémite, etc. Bref ce Albou est un des nombreux satellites de la nébuleuse fasciste en Russie, et nullement une figure de la gauche ukrainienne comme on veut le faire croire à Canal+.
Pour décrédibiliser la diplomate américaine Victoria Nuland, « la dame aux petits pains » que l’on voit dans le film distribuer à manger sur le Maidan, on la montre en difficulté lors d’une audition devant le Congrès américain en 2014. Un représentant républicain, Dana Rohrabacher cuisine Mme Nuland pour lui faire dire que l’extrême droite jouait un rôle important et inquiétant dans le Maidan. M. Rohrabacher fait partie des quelques membres du Congrès (23 !) qui ont voté contre l’aide à l’Ukraine au lendemain de la révolution, et soutiennent la Russie. Jadis proche de Reagan, il n’est plus un faucon. Il justifie l’annexion de la Crimée en la comparant à la Guerre d’indépendance américaine. Il déclarait au New York Times en 2014, « il y a eu des réformes considérables en Russie (…), les églises sont pleines. L’opposition distribue librement des tracts à tous les coins de rue, les gens peuvent manifester. Cette Russie n’a plus rien à voir avec l’époque communiste ». Certes, l’isolationnisme conservateur, qui veut à la fois que les États-Unis ne s’engagent nulle part et s’allient avec le Diable s’il le faut pour combattre Daesh est une position répandue. Elle n’en est pas de gauche ni honorable pour autant, et M. Rohrabacher en est un porte-parole particulièrement zélé, lui qui a multiplié les déclarations et les votes pro Poutine et anti ukrainiens dès le lendemain de la fuite de Viktor Ianoukovitch vers la Russie.
L’Amérique, coupable de tout. CIA partout, FSB nulle part, tel semble être le credo des auteurs de ce film. Le problème n’est pas de penser du mal de l’Amérique — elle le mérite souvent depuis 2001 —, c’est de penser que l’Amérique est LE Mal. Aveuglément qui permet d’absoudre tous les autres protagonistes : En Crimée, les habitants ont voté librement l’annexion. Faux : le référendum s’est déroulé sous la Terreur et Poutine a reconnu un an après que l’armée russe était intervenue. À suivre les auteurs du film, il n’y aurait plus en Ukraine que d’affreux politiciens « pro business » (quelle horreur !) et une extrême droite armée qui les tient en son pouvoir. Faux : l’extrême droite est électoralement et politiquement résiduelle depuis Maidan. C’est sous Ianoukovitch que le parti Svoboda était la première force d’opposition. Depuis, son plus haut fait d’arme est la manifestation violente du 31 août à Kiev, qui a fait hélas trois morts, mais n’a eu aucun impact politique.
Voir les « milices » partout, c’est mélanger tout : 1) les militants armés du Maidan, dont certains venaient de l’extrême droite, mais qui étaient d’horizons très variés — dont des vétérans de Tsahal d’origine ukrainienne ! ; 2) les volontaires qui se battent à l’est aux côtés de l’armée ukrainienne contre les séparatistes et l’armée russe ; 3) les milices d’extrême droite. Or, ces trois groupes n’ont rien à voir, ni par la période, ni par le nombre, ni par les motivations. Et s’il y a beaucoup d’armes aujourd’hui en Ukraine, ce n’est pas du fait des « milices », c’est parce que l’Ukraine est en guerre depuis que la Russie l’a attaquée en février 2014.
Ce conflit n’a rien d’une guerre civile entre russophones et ukrainophones, comme le prétendent Poutine et ses relais, sans quoi la guerre se serait étendue à tout « l’immense est et sud-est peuplés de Russes », pour parler comme le film, alors qu’elle est confinée à la Crimée et à un réduit qui ne couvre même pas la totalité du Donbass et ne touche pas les capitales de l’Ukraine russophone, Kharkiv et Dniepropetrovsk, sauf dans les rêves du Kremlin.
Le meilleur moyen de ne pas se confronter à ces faits gênants, c’est en effet de fabriquer un monde onirique où le réel ne figure que par intermittence. C’est hélas ce qu’a fait Canal+.
Par Galia Ackerman, écrivain et journaliste,
Michel Eltchaninoff, philosophe, auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine,
Philippe de Lara, politiste, maître de conférences à l’université Paris 2,
Alla Lazareva, journaliste,
Philippe de Suremain, ancien ambassadeur.
Photo par Alexxx1979 CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons Kiev Maïdan ALEXXX1979/CC BY-SA 3.0
La source Le Monde