Nicolas Tenzer, Sciences Po – USPC
Pendant la campagne pour l’élection présidentielle, j’avais apporté mon soutien à Emmanuel Macron au nom de quatre valeurs que je considérais comme absolues. En particulier, le futur président de la République me paraissait incarner, mieux que tout autre, les principes fondamentaux de l’Europe, de sa liberté et de la société ouverte. Par la suite, avec des amis qui avaient exprimé le même engagement, ou bien seul, j’avais conclu qu’il était le seul à exprimer la détermination de conduire une politique française indépendante et juste et finalement à pouvoir prendre, avec Angela Merkel, la tête du combat pour le monde libre que les incertitudes de la présidence Trump rendaient l’Amérique incapable de mener.
Son programme de campagne illustrait ces principes et témoignait d’une résolution de lutter en faveur des droits de l’homme et des minorités. La France allait se tenir là où elle n’aurait jamais dû cesser d’être : aux côtés des opprimés, des dissidents et des combattants de la liberté. De manière logique, Emmanuel Macron avait souvent répété que la Russie était une puissance agressive, qu’elle avait violé le droit et que ses valeurs étaient à l’exact opposé de celles de l’Europe. Point n’était, dès lors, surprenant qu’il ait été la cible de hackers liés notamment au Kremlin et que ses sites aient déversé sur lui, non sans complicité de certains Français, les pires ignominies.
Ce lundi 29 mai, le Président Macron va recevoir à Versailles son homologue Vladimir Poutine. Avec lui, il va inaugurer une exposition consacrée à Pierre-le-Grand, parfois présenté comme un despote éclairé selon les standards de son temps – je n’entrerai pas ici dans la querelle sur la véridicité de cette qualification – mais dont Poutine n’est assurément pas l’héritier. Cette exposition marque le trois centième anniversaire des relations diplomatiques entre la France et la Russie.
Le tribunal de La Haye ou la Galerie des Glaces
Mon analyse de ce pays et de ce régime est ancienne et constante. Certains de mes amis qui partagent mes alarmes sur ce que régime fait au monde et à son peuple me considèrent trop complaisant envers le pays, car je refuse de considérer que l’oppression et l’agression soient inscrites dans les gènes du peuple et de la nation russes. Je tiens le même raisonnement pour tout autre pays: je ne crois ni en l’âme des peuples ni en l’esprit des nations. L’histoire pèse, mais ne détermine pas pour l’éternité. Il suffit de voir les soulèvements de nations longtemps opprimées pour s’en convaincre.
Les partisans, ouverts ou cachés, du régime me reprochent de ne pas faire droit à des circonstances atténuantes à un régime responsable de dizaines de milliers de morts et d’une déstabilisation de l’ordre international – non seulement parce que c’est intolérable, mais aussi parce que les raisons qui pourraient conduire à les accorder – le mythe de l’humiliation – sont historiquement fausses.
Certains de mes amis aussi ne comprennent pas qu’Emmanuel Macron ait accepté le principe d’une telle visite, a fortiori dans le faste de Versailles. Ils remarquent que la place de Poutine est plus dans un prétoire à La Haye que dans la Galerie des Glaces. Ils avaient, comme moi à l’époque, exprimé une indignation analogue lorsque le président Sarkozy avait reçu Assad et Khadafi.
Discuter sans céder
En dehors de France aussi, certains de mes correspondants s’inquiètent en même temps qu’ils se félicitent du plaidoyer vibrant du jeune Président pour l’Europe et la liberté, renouvelé avec solennité lors du sommet de l’OTAN et du G7 – ou plutôt ils ne perçoivent pas parfaitement qu’il ait «en même temps» un tel engagement qui force leur admiration et cette volonté de dialogue avec Moscou.
Je ne les suivrai pas là : on peut, voire l’on doit, discuter avec la Russie comme il l’a dit de manière exigeante, sans ne rien céder. Autant «négocier» sur ce qui n’est pas négociable ne fait pas partie des options possibles car cela signifierait une déroute stratégique et pas seulement morale, autant discuter fait partie des nécessités. Au demeurant, même dans les périodes de pire tension, la France n’a jamais cessé de le faire et mes collègues du ministère des Affaires étrangères ont toujours eu, sur une série de dossiers, des contacts réguliers avec leurs homologues russes.
Je comprends donc mes amis qui expriment, au-delà de leur d’indignation morale, la peur d’un abandon stratégique envers un pays qui profite systématiquement de toute faiblesse et – en même temps – j’approuve Emmanuel Macron. Je sais aussi que nombre de mes amis ont voté pour lui en raison de son attachement aux valeurs de liberté et parce que, sur la Russie et la Syrie, il a tenu bon à la différence des Fillon, Mélenchon et Le Pen, et, comme je l’avais appelé bien avant l’annonce de sa candidature, parce que la position à l’endroit de la Russie de Poutine était pour eux un critère fondamental, sinon déterminant. Je suis persuadé que Macron les rassurera.
Les règles des échecs avec l’esprit du poker
Ce «dialogue» avec la Russie est certes à haut risque. Vladimir Poutine, ancien officier supérieur du KGB, maîtrise parfaitement toutes ses techniques : il sait alterner le chaud et le froid, la séduction et la menace, le mensonge et la vérité, que sa propagande entortille avec constance, et il maîtrise l’art de la dialectique. Il a inventé un nouveau jeu qui actualise les règles des échecs avec l’esprit du poker. Il n’a pas sans doute la patience du joueur de go.
Ensuite, il a des objectifs parfaitement élaborés qui vont du court au moyen terme. Dans l’immédiat, il souhaite surtout obtenir la levée des sanctions et garder sa position que les États-Unis et l’Europe lui ont laissée à la Syrie. À long terme, le démantèlement de l’Europe, l’imposition de valeurs antilibérales et la destruction du système juridique international et de ses organisations sont ses cibles. Il sait donner l’impression de reculer s’il espère en tirer un avantage, mais la faiblesse et l’irrésolution de ses adversaires sont ses meilleures armes. Si nous n’avions pas reculé en Géorgie, il ne serait pas engagé aussi directement en Syrie; si Barack Obama n’avait pas cédé sur ses propres lignes rouges en 2013 après le bombardement de la Ghouta, peut-être l’invasion de l’Ukraine et l’annexion de la Crimée ne se seraient-elles pas produites.
Enfin, parce qu’il sait qu’il a à l’endroit du Président français des choses à se faire pardonner, il a montré une forte insistance sur cette visite et l’on voit tous les relais pro-Kremlin, étrangers mais aussi français, s’employer à lancer une offensive de charme, mais surtout tenter de semer le doute sur les intentions et la fermeté d’Emmanuel Macron. Ils seront aussi détrompés.
Le «réalisme» du fait accompli
Macron est averti des techniques de la désinformation russe qu’il a expérimentées. Or, la désinformation dure, aisément visible, en cache une autre, plus douce. Celle-ci a un nom: le réalisme ou, plus exactement, une version pervertie de celui-ci. Ces soi-disant réalistes réclament toujours plus de concessions envers la Russie : selon eux, il faudrait, notamment, passer par pertes et profits la Syrie et la Crimée, en acceptant de maintenir Assad au pouvoir pendant un certain temps et en troquant la reconnaissance de l’annexion illégale d’une partie de ce territoire de l’Ukraine contre le Donbass.
Certains de ces réalistes autodésignés concèdent même que la Russie a commis directement des crimes de guerre en Syrie et qu’elle a violé la souveraineté de Kiev. Ce prétendu réalisme s’assoit sur les menaces russes pour la sécurité en Europe comme si tout réalisme ne devait pas d’abord répondre aux dangers concrets. À ce prix, ni le général de Gaulle appelant à la Résistance, ni les pères fondateurs de l’Europe ne seraient des réalistes ! Ce prétendu réalisme n’a d’autre finalité que de reconnaître le fait accompli. Il ne repose sur aucune vision de long terme de l’équilibre de puissance en Europe et au Moyen-Orient.
Comme Macron l’a répété à l’issue du G7 à Taormina, les sanctions – celles liées à la non-application des accords de Minsk et celles qui résultent de l’annexion de la Crimée – doivent être maintenues. Revenons sur les accords de Minsk : certains en Ukraine me reprochent de les défendre malgré tout. De fait, par quoi pourrions-nous aujourd’hui les remplacer ? Certes, ils sont injustes pour le pays agressé : l’Ukraine. Ils dissimulent un faux équilibre et, dans les conditions qui prévalent actuellement dans le Donbass – renforcement des bombardements russes, persécution des opposants –, la tenue d’élections libres et démocratiques est illusoire. Mais ils ont au moins permis une désescalade, certes toute relative, et réduit le nombre des victimes.
Ils sont aussi la base indispensable du régime de sanctions. Leur non-application est de la responsabilité entière de Moscou. On peut reprocher de nombreux errements au régime de Kiev, notamment la lutte trop lente contre la corruption, mais la défense de l’agressé est un devoir absolu et la révolution de Maidan, accomplie au nom des valeurs européennes, nous oblige. Quant à la Crimée, au-delà de la violation du droit international qui présida à son annexion, peut-on oublier qu’y sévit aujourd’hui une répression brutale et meurtrière de la minorité tatare ? Peut-on aussi fermer les yeux devant les dizaines de prisonniers politiques retenus en Russie, dont le cinéaste Oleg Sentsov en faveur duquel se mobilisent les intellectuels du monde entier?
En Syrie, l’impossibilité d’une «politique d’équilibre»
La situation en Syrie est encore plus dramatique en raison des crimes de guerre et contre l’humanité qui y ont été commis et parce que, comme Macron l’a rappelé, c’est l’un des foyers du terrorisme international et l’origine principale de la crise des réfugiés au Moyen-Orient et en Europe. Là aussi, une version incorrecte du réalisme nous induit en erreur.
D’abord, nous ne lutterons pas efficacement contre Daech tant qu’Assad sera au pouvoir et, avec ses alliés russes et iraniens, continuera de perpétrer ses massacres dans une guerre d’extermination systématique. Le lien entre le régime syrien et l’État islamique est bien documenté. Les deux doivent être combattus « en même temps ».
Ensuite, l’action de la Russie ne doit pas nous laisser penser qu’elle puisse être un allié dans la lutte contre le terrorisme. Ses frappes n’ont visé Daech que de manière très accessoire et elles se sont concentrées sur les forces rebelles, le plus souvent non islamistes, en appui au régime d’Assad. Peut-on raisonnablement penser que la Russie soit prête à changer de stratégie ?
Sans doute, devra-t-elle être partie aux discussions et, comme Macron l’a dit avec insistance, il est inacceptable, sinon honteux, pour la communauté internationale d’avoir laissé les discussions se mener entre Moscou, Téhéran et Ankara. L’Europe a été suiviste et l’abandon de la Syrie par le président Obama pèsera lourd devant l’histoire.
L’Europe doit se réengager dans ce dossier, sans complaisance, sans faire mine de penser qu’on peut s’acheminer vers la reconstruction d’un pays tant que le régime qui l’a détruit restera en place. En ce sens, Assad n’y a pas sa place, même de façon transitoire. La discussion est là aussi nécessaire, mais il ne saurait y avoir de politique «d’équilibre» entre les criminels et les victimes.
Macron et le test russe
La France comme moteur de l’Europe doit discuter plus que jamais avec la Russie, mais elle ne le fera bien qu’en montrant sa résolution entière. Il faudra que l’Europe prouve qu’elle est prête à l’action, y compris dans la lutte contre les attaques cyber et la désinformation. Elle devra dénoncer sans relâche les actions de déstabilisation et de propagande conduites dans certains pays européens et y réagir. Ce n’est pas Moscou qui peut décider quel pays a vocation ou non à rejoindre l’Europe, ni même l’OTAN, alliance rappelons-le toujours purement défensive. L’Europe a toujours tendu la main à la Russie et celle-ci l’a refusée.
Alors oui, à moyen et long terme, il faut souhaiter que la Russie et l’Europe entretiennent des relations de coopération étroite. C’est au demeurant l’intérêt de Moscou plus encore que des capitales européennes, ne serait-ce que parce que la Russie continue sa trajectoire vers l’effondrement économique. Alors que Poutine fait le malheur du peuple russe, il faut l’aider à changer de cap par une politique de fermeté que demandent d’ailleurs les dissidents russes et démontrer au Président russe que la voie qu’il a choisie est au mieux une impasse. Le laisser penser qu’il peut gagner au jeu qu’il a conduit sera mener l’Europe au désastre, le Moyen-Orient au chaos – avec les conséquences encore accrues que cela aurait pour l’Europe – et le monde à une forme d’anarchie.
Dans de nombreux pays au cours des mois précédent sa victoire, Emmanuel Macron a fait naître un immense espoir : celui de l’Europe et du retour de la liberté. Son élection a marqué un coup d’arrêt à la progression des principes antilibéraux. Le principal test pour la France sera la manière dont elle organisera sa relation avec la Russie et engagera l’Europe, de manière commune, dans une politique résolue contre la menace sécuritaire et idéologique qu’elle constitue. Pour ce faire, il faut dialoguer, parce qu’il faut montrer à Vladimir Poutine qu’il ne peut imposer sa volonté au monde.
Au-delà des dirigeants du monde libre, les combattants de la liberté, en Russie même, en Ukraine, en Syrie, et au-delà tous les peuples oppressés, ont repris l’espoir. Ce que Macron a dit sur les droits de l’homme – car on peut être réaliste et en même temps leur défenseur, c’est même une question de logique – les a mobilisés. Ce message, je suis confiant, il saura le faire entendre à Vladimir Poutine, et le monde reprendra des couleurs.
Nicolas Tenzer, Chargé d’enseignement International Public Affairs, Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.