ENQUETE – Les électeurs russes renouvelaient dimanche le Parlement, donnant une majorité record à Vladimir Poutine, alors que le chef du Kremlin a fait de la guerre de l’information un système aussi efficace à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. L’enquête du JDD.
Le Kremlin part à la conquête des opinions étrangères avec un budget de propagande d’au moins 300 millions d’euros (Reuters).
Ils ont été repérés par les services de l’Otan l’an dernier. Ce sont les « bikini trolls », des comptes Twitter aux noms de femmes à consonance scandinave ou hispanique dotés de photos attrayantes de demoiselles en maillot de bain ou en petite tenue. Les tweets sont d’une banalité affligeante mais tous ont en commun des liens renvoyant à des sites Facebook de pure désinformation, la plupart contenant des articles de l’agence de presse Sputnik ou des vidéos de la chaîne de télévision RT (ex-Russia Today), deux grands médias internationaux créés par le Kremlin respectivement en 2005 et en 2014. Comme l’explique Martins Daugulis du centre d’excellence de stratégie de communication de l’Otan, ces « bikini trolls » ciblent « un groupe social particulièrement vulnérable d’hommes de plus de 45 ans »…
Tous les moyens, apparemment, sont bons pour attirer les opinions publiques européennes vers ces médias russes déclinés en une quinzaine de langues, dont le français et l’anglais, et qui bénéficient d’un budget de 300 millions d’euros financé en totalité par l’État russe. Selon un rapport sur le sujet commandé cette année par l’Union européenne, Sputnik a réussi, en moins de deux ans, à capter l’attention de 3,12 millions d’utilisateurs de Facebook et dispose déjà de 393.000 followers sur Twitter dont 26.700 en France. La chaîne RT, elle, était suivie au printemps 2016 sur Twitter par plus de 6 millions de personnes dont 45.000 en France. Ce même rapport fait état de plusieurs désinformations graves transmises par Sputnik et RT: le vol MH370 Kuala Lumpur-Pékin disparu dans le ciel asiatique en mars 2014 aurait été abattu par les États-Unis ; un autre vol de la Malaysian, le MH17, aurait été victime d’un tir de missile israélien ou ukrainien ; les autorités allemandes auraient tenté d’étouffer l’affaire d’un viol d’une jeune fille russe par des migrants à Berlin; l’Occident aurait liquidé des témoins de la défense des criminels de guerre serbes au Tribunal international de La Haye.
Mentir pour faire douter
Les « professionnels » de Sputnik et de RT relaient aussi des informations fiables ou diffusent des interviews de personnalités en vue que l’on ne peut, a priori, suspecter d’être des agents. Même Donald Trump s’y est fait prendre en accordant la semaine dernière un entretien à la chaîne RT America. Il faut dire que l’interviewer n’était autre que Larry King, ancienne star de CNN qui ne cache pas sa sympathie pour Vladimir Poutine et dont le show sur une télévision par Internet a été acheté par RT. Le candidat républicain a écarté, au cours de l’émission, toute possibilité que la Russie puisse essayer d’influencer l’élection américaine de 2016. « Peut-être que ce sont les démocrates qui ont inventé ça, qui sait? », s’est-il interrogé, alors que le FBI a clairement indiqué qu’il soupçonnait des hackers russes d’avoir piraté les serveurs de l’état-major du Parti démocrate. N’est-ce pas également Marine Le Pen qui a été invitée en mai dernier par RT France pour y dire que, si elle était élue en 2017, « la France pourrait reconnaître la Crimée comme russe »? Quant à Nigel Farage, l’ex-leader du parti europhobe Ukip qui a mené campagne pour le Brexit, il était en contact la semaine dernière, selon le Telegraph, avec RT pour être l’un des commentateurs de la campagne américaine, dans laquelle il a publiquement soutenu Donald Trump.
« L’objectif de ces médias russes est de récupérer un lectorat en Europe qui puisse répercuter des sentiments de rejet et d’angoisse dans l’opinion publique face à l’immigration et au terrorisme », explique au JDD Cécile Vaissié, professeur en études postsoviétiques à l’université de Rennes et auteur d’un livre très documenté sur Les Réseaux du Kremlin en France (éd. Les Petits Matins). « Mais l’objectif final est ancien, poursuit-elle, il s’agit bien de distendre les liens entre pays membres de l’UE et de l’Otan et de l’Europe avec les États-Unis. » C’était déjà le cas à l’époque soviétique, cela continue de prendre forme avec Poutine. En France, ses armées de trolls à distance, des internautes salariés, ont véhiculé toutes sortes de commentaires négatifs contre le mariage pour tous. La campagne visait à dénoncer la « décadence » que véhiculeraient les mœurs homosexuelles, contre lesquelles Poutine avait fait voter des lois extrêmement sévères en Russie. Plus tard, il s’est agi de contrer l’unité européenne après l’annexion de la Crimée, en jouant sur les divisions existant en France et en Allemagne entre les partisans des sanctions contre le Kremlin et ceux en faveur d’un allègement de cet arsenal punitif.
L’Otan et l’UE sans grands moyens
Comment contrecarrer de tels efforts de sape? Cela fait longtemps que les médias de la guerre froide, comme Radio Free Europe, ont cessé d’émettre et de diffuser à destination de la Russie et de ses satellites. Difficile d’agir comme l’Ukraine, qui a coupé tous les canaux de diffusion des chaînes émettant à partir de la Russie. En revanche, des sites Internet de contre-propagande ont vu le jour avec un certain succès à l’image de stopfake.org, qui publie chaque jour en huit langues des articles reprenant point par point les allégations diffusées par les médias du Kremlin. Selon un rapport récent de la Rand Corporation (un think tank proche du Pentagone), intitulé « La lance à incendie du mensonge », « le modèle contemporain de la propagande russe a le potentiel d’être hautement efficace ». « La Russie a l’avantage de tirer la première et cela prend moins de temps de faire circuler des mensonges que de les vérifier pour les exposer » peut-on y lire également. L’Otan comme le service d’action extérieure de l’UE se sont dotés, depuis 2014, de cellules d’analyse de la désinformation russe qui rendent compte de leurs travaux sur Internet. Mais avec peu d’effectifs et peu de moyens, impossible de rivaliser avec la puissance de feu du Kremlin.
En France, selon nos informations, les services de renseignements ont proposé au Quai d’Orsay de se doter de moyens et de méthodes pour « contrecarrer les mesures d’influence active » entreprises par la Russie sur notre sol. Les séances de travail « ont été utiles et chacun a pris conscience de l’ampleur de l’enjeu », mais il a été décidé de « ne pas bouger » car l’objectif premier avec les Russes reste la « lutte antiterroriste », selon les mots d’un proche du dossier. « Notre vigilance s’est endormie. Les Russes endorment notre vigilance », confie au JDD Nicolas Tenzer, le président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique, très actif sur le sujet et fin connaisseur de la Russie et de l’Europe centrale. « Je suis fasciné de voir que Nicolas Sarkozy a pu, une fois de plus, dénoncer la politique de sanctions contre la Russie en occultant complètement l’annexion de la Crimée », poursuit-il au lendemain de la prestation du candidat à la primaire sur France 2, comme si l’ex-chef de l’État, qui entend bien le redevenir, avait tort de « relativiser » le pouvoir de nuisance de Vladimir Poutine. Un seul site d’information a relayé le passage de l’émission sur la Russie : Sputnik…
Par François Clemenceau (avec Emmanuel Grynszpan, à Moscou)
Source: Le Journal du Dimanche, dimanche 18 septembre 2016