Par Witold Waszczykowski (Pologne)
Rapporteur
Sous-commission sur la gouvernance démocratique
31 mars 2015
« Après tout, comment pouvons-nous savoir que deux et deux font quatre ? Ou que la gravitation exerce une force ? Ou que le passé est immuable ? Si le passé et le monde extérieur n’existent que dans l’esprit et si l’esprit est susceptible de recevoir des directives. Alors quoi ? »
George Orwell, 1984
I. INTRODUCTION
1. La portée et l’intensité du « pouvoir de conviction » qu’exerce la Russie sur ses voisins et au-delà sont le signe que les opérations d’information représentent pour le Kremlin les principaux instruments de sa politique sécuritaire et étrangère. La campagne d’information qui a accompagné – et en fait précédé – l’agression contre l’Ukraine n’est pas simplement une façon de préparer le terrain dans la perspective de l’effort militaire, mais bien tout l’inverse. Dans la mesure où les pays européens ont, ces dernières années, considérablement réduit leur dépendance à l’égard des hydrocarbures russes, il est plausible que Moscou fasse de plus en plus usage de sa machine à propagande pour réaliser ses ambitions en matière de politique étrangère. (1)
2. La campagne offensive, menée par la Russie pour recueillir la sympathie et l’adhésion des populations des pays voisins et au-delà, a pris la communauté euro-atlantique au dépourvu. Si les ressources occidentales en matière économique et d’information sont nettement plus importantes que celles de la Russie, la machine d’information russe affiche une certaine supériorité de par son professionnalisme, son absence de scrupules et de considérations éthiques, ainsi que l’homogénéité de son message et de son discours. Moscou exploite avec talent le pluralisme de la scène médiatique du monde libre et le fait que les gouvernements occidentaux ont peu de contrôle sur les médias de leurs pays. Les cadres juridiques des médias mis en place dans les pays euro-atlantiques ont pour but d’instaurer des conditions d’égalité entre les organes d’information, détenus le plus souvent par des intérêts privés. L’Occident est donc mal armé pour résister à l’invasion informationnelle d’une puissance extérieure. L’explosion de l’utilisation des médias sociaux fournit à la Russie de nouvelles voies pour influencer les populations et les personnalités politiques des pays visés.
3. Le présent rapport comporte trois volets. Dans un premier temps, il examine les stratégies et les méthodes d’information/de désinformation employées par la Russie, afin d’évaluer l’ampleur du défi. Ensuite, il donne une vue d’ensemble des mesures et initiatives lancées par la communauté euro-atlantique et d’autres institutions pour faire face à cette situation. Enfin, il propose des idées bien précises qui pourraient être utiles pour accroître la capacité de résistance des pays euro-atlantiques face à des actions futures de propagande.
II. ANALYSE DE LA POLITIQUE D’INFORMATION DE LA RUSSIE
4. La présente section consistera à analyser la politique d’information de la Russie en examinant les méthodes employées par le Kremlin pour contrôler la scène médiatique intérieure du pays. Elle étudiera également la façon dont les autorités russes ont élaboré leur discours et les outils qu’elles utilisent pour exercer leur « pouvoir d’influence » sur les pays de l’étranger proche et ceux situés plus à l’ouest.
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(1) Avec un PIB inférieur à celui de l’Italie ou du Brésil, une population en baisse (143 millions) et une armée conventionnelle toujours en cours de réforme, la Russie s’appuie de plus en plus, depuis quelque temps, sur le principal atout qui lui reste, à savoir son vaste arsenal nucléaire. La machine à propagande russe est également devenue une autre arme importante dans la politique étrangère du pays.
A. LA MAINMISE SUR LES MEDIAS NATIONAUX
5. Il faut savoir que l’unification de l’espace médiatique russe au service des intérêts du Kremlin n’est pas un fait nouveau. Le phénomène a été amorcé dans les années 90. Même avant l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, le Kremlin et les oligarques russes avaient mené une campagne médiatique remarquable qui avait permis à Boris Eltsine de remporter miraculeusement l’élection présidentielle de 1996 contre son adversaire communiste. Ensuite, Poutine s’est hissé à la tête du pays avec la volonté claire de mettre en place un « pouvoir vertical » qui ne rencontrerait aucune opposition, d’assujettir progressivement tous les acteurs importants – notamment le parlement, les gouverneurs des régions, les partis politiques, le système judiciaire et les empires oligarchiques russes – et de les placer sous le contrôle du Kremlin.
6. Sa première priorité a toutefois été de mettre sous sa coupe les chaînes de télévision nationales, qui représentent la principale source d’information pour plus de 80 % des Russes (Orttung et Walke, 2013). Alors qu’il était Premier ministre d’Eltsine, Poutine a fait appel avec succès à des technologues de la politique, expression désignant la version russe des spin doctors (ou manipulateurs des médias) qui disposent d’énormes moyens financiers et administratifs et ont accès aux grandes chaînes de télévision. Ces technologues ont réussi à faire de Poutine – qui était un personnage politique presque inconnu en Russie – l’homme politique le plus populaire du pays. La couverture médiatique de sa guerre contre la Tchétchénie a été exclusivement progouvernementale (contrairement à celle de la première guerre de Tchétchénie, en 1994-96). Peu après son élection en tant que président, Poutine et les hommes d’affaires auxquels il était lié (comme par exemple Yuri Kovalchuk, propriétaire de la banque Rossiya) ont pris le contrôle des grandes chaînes de télévision nationales, dont ORT/Channel One et NTV, qui auparavant appartenaient respectivement aux oligarques Boris Berezovsky et Vladimir Gusinsky. Le rachat en 2001 de la chaîne pro-opposition NTV a au fond marqué la fin des médias libres en Russie. Depuis que Poutine est au pouvoir, le classement de la Russie par Freedom House s’est progressivement détérioré : depuis 2005, cette organisation indépendante d’observation des libertés classe le pays dans la catégorie « Non libre ».
7. Aujourd’hui, pour préserver un semblant de démocratie, le pouvoir russe autorise certains médias pro-opposition de petite taille à exercer leurs activités (par exemple la chaîne de télévision Dozhd et la station de radio Ekho Moskvy), mais leur couverture territoriale est limitée et leurs équipes de journalistes et de rédacteurs sont constamment harcelées par les autorités et font régulièrement l’objet d’attaques de déni de service sur Internet. Pour ce qui est de la presse et des médias du Web, la diversité est plus grande, mais les opposants au gouvernement n’y sont pas plus tranquilles. Six journalistes d’investigation du célèbre journal d’opposition Novaya Gazeta, dont Anna Politkovskaya, ont été assassinés depuis 2001, et il est fort possible que ce journal suspende prochainement sa version papier. Lors d’un forum des médias qui a eu lieu en avril 2014 à Saint-Pétersbourg, Poutine a déclaré qu’Internet est un « projet de la CIA » et qu’il doit être contrôlé. Une loi anti-blogs impose un contrôle strict des sites de bloggeurs enregistrant plus de 3 000 visiteurs par jour. Les autorités russes ont par ailleurs accès aux informations personnelles des utilisateurs d’Internet. Les sites des opposants au régime (particuliers ou organisations) sont régulièrement la cible de cyberattaques. Le gouvernement a récemment opéré des changements de direction au sein du portail d’information Lenta.ru et du géant des médias sociaux VKontakte, qui ont un grand succès en Russie. Sous prétexte de lutter contre le terrorisme et de protéger les enfants russes contre les atteintes aux bonnes moeurs, la législation russe sur les médias autorise le Kremlin à censurer les journalistes et les propriétaires de médias, et à engager des poursuites à leur encontre. Les réglementations s’emploient à limiter le contenu des programmes télévisés, des films, des livres et des performances publiques. Certains médias occidentaux (comme par exemple les émissions radio de Voice of America) sont interdits et exclus des programmes russes de diffusion par câble et par satellite. La popularité croissante des programmes en langue russe de la BBC (6,9 millions d’auditeurs en 2014, soit plus du double qu’avant la crise ukrainienne) a poussé la Douma à adopter en douce en octobre 2014 un texte qui limitera les participations étrangères dans les médias russes à 20 % d’ici 2017. Par conséquent, en l’espace de deux ans, les Russes vont prendre le contrôle de la quasi-totalité des médias étrangers présents dans le pays.
8. Pour maintenir la popularité du président à un haut niveau, les grands médias russes se font les complices de ses opérations publicitaires telles que ses démonstrations ostentatoires de virilité ou de machisme (par exemple lorsqu’il est aux commandes d’un avion-citerne en train d’éteindre un incendie de forêt, ou qu’il participe annuellement à des conférences télévisées pré-orchestrées aux côtés de « gens ordinaires »). Les personnalités d’opposition sont interdites d’antenne sur toutes les grandes chaînes de télévision du pays. Il est fréquent également que les opposants soient présentés comme des traîtres et des êtres immoraux dans les documentaires de propagande (comme par exemple « Anatomy of protest»). Les rassemblements de l’opposition sont décrits de manière dépréciative, souvent en s’attachant à des détails sans importance qui donnent l’impression que les protestataires sont extrêmement radicaux. En revanche, les actualités susceptibles de porter préjudice au Kremlin – par exemple la gravité de la situation économique de la Russie ou la décision de la Cour européenne des droits de l’homme obligeant la Russie à verser 50 milliards de dollars aux anciens actionnaires de la société Ioukos – ont été passées sous silence par les médias dominants, qui les ont à peine évoquées.
9. Le lavage de cerveau qui est imposé continuellement à la population russe depuis l’arrivée au pouvoir de Poutine a atteint un tel niveau que les Russes installés devant leur poste de télévision en sont venus à accepter des histoires grotesques et absurdes, comme par exemple la soi-disant découverte par Poutine de deux urnes de la Grèce antique lors d’une plongée dans les fonds de la mer Noire, un événement qui a évidemment été filmé. De nombreux Russes trouvent normal que Poutine explique en détail, comme il l’a fait récemment, comment les forces spéciales du pays ont, sous son commandement, mené à bien l’occupation et l’annexion de la Crimée. Par cette déclaration, le président admet n’avoir pas dit la vérité lorsqu’il avait déclaré, début 2014, que la présence en Crimée de ceux que l’on appelait les hommes en vert n’avait rien à voir avec la Russie. Prononcés par un homme politique en Occident, de tels mensonges exposeraient son auteur à des problèmes, mais dans le cas de Poutine, sa popularité n’en a été aucunement affectée. Il est donc important de comprendre qu’une grande part de la population russe est sourde aux arguments considérés par les Occidentaux comme logiques et objectifs. Selon Paul Goble, éminent spécialiste de la Russie, la campagne de désinformation du Kremlin a apparemment trouvé un terrain fertile sur le territoire national car elle joue sur les émotions très anciennes du peuple russe et permet à la société d’oublier ses préoccupations politiques et économiques plus immédiates (Goble, 2014). Après des années de manipulation délibérée des médias en vue de faire taire toute voix discordante, la société russe est aujourd’hui très réceptive à la rhétorique gouvernementale, y compris à l’idée d’un complot de l’Occident contre la patrie russe, organisé dans le voisinage immédiat de la Russie.
B. LES POLITIQUES D’INFORMATION DE LA RUSSIE DANS L’ETRANGER PROCHE ET AU-DELA
1. LE CADRE THEORIQUE ET INSTITUTIONNEL
10. Bien que la Russie n’ait curieusement pas fait mystère de son intention d’utiliser l’information comme un instrument de politique étrangère, la communauté euro-atlantique n’a pas prêté toute l’attention requise aux documents clés de la politique nationale russe, à savoir l’Examen de la politique étrangère russe de 2007, la Stratégie sécuritaire de l’Etat russe de 2009, et le Concept de politique étrangère de 2013. On trouve dans ces documents l’énoncé suivant de la politique à mener dans le secteur des médias : « La principale tâche de la Russie est de déployer des campagnes d’information efficaces partout où ses intérêts sont considérés comme menacés, en maintenant une large adhésion du public concernant l’orientation de la politique étrangère du pays. » Par voie de conséquence, « la Russie mettra au point des moyens d’information efficaces pour influencer l’opinion publique à l’étranger, renforcera le rôle des médias russes dans l’environnement médiatique international en leur fournissant le soutien essentiel de l’Etat », et «prendra les mesures nécessaires pour éradiquer les informations représentant des menaces pour sa sécurité et sa souveraineté ». Les documents précités recommandent en outre de limiter le nombre de programmes étrangers et d’étendre la présence des médias russes à l’étranger.
11. Selon l’analyse effectuée par le Centre d’excellence de l’OTAN pour la communication stratégique, la Russie n’essaie pas simplement de s’assurer que sa voix est entendue dans les pays de l’ancien bloc soviétique et au-delà: elle a au contraire placé le volet informationnel au coeur de sa réflexion stratégique ainsi que de ses activités diplomatiques et militaires. Ainsi, les hommes en vert – comme on les appelle, autrement dit les forces spéciales russes – qui étaient présents en Crimée et dans le Donbass ne se contentaient pas de mener des opérations militaires traditionnelles ; ils participaient également à une mission de communication, en collaborant avec les représentants des médias russes pour les aider à fournir des images qui corroborent la version russe des événements en Ukraine.
12. La Russie poursuit par ailleurs ses efforts pour simplifier ses mécanismes de communication, afin de livrer un message stratégique parfaitement uniforme. Il semblerait que les représentants des trois principales chaînes de télévision tiennent une réunion hebdomadaire avec l’administration présidentielle. Ces réunions sont présidées par l’un des hauts fonctionnaires de l’administration (Centre d’excellence de l’OTAN, 2014). La Russie a également renforcé son rayonnement médiatique international en créant l’agence multimédia Sputnik (qui comprend également une radio). Cette agence est dirigée par Dmitri Kisselev, surnommé le tsar de la propagande en Russie. Pour préserver et élargir l’influence politique et culturelle de la Russie sur ses voisins, l’organe Rossotrudnichestvo (incluant l’Agence fédérale de la Communauté des Etats indépendants, les Compatriotes vivant à l’étranger et la Coopération humanitaire internationale) a été créé en 2008. Le fonds Gorchakov et la fondation Russkiy Mir sont également des éléments importants de la machine à propagande du Kremlin.
2. LA RHETORIQUE
13. S’agissant du contenu, Moscou a mis au point une rhétorique stratégique générale qui s’adresse à la fois à la population russe et à celle de l’étranger proche. Contrairement à ce qui se passait à l’époque soviétique, ce discours présente une base idéologique moins affirmée et séduit un public large opposé à l’Occident, au libéralisme et à la mondialisation. L’anti-américanisme est un élément clé de ce discours, dont le but est d’élever un mur entre les Etats-Unis et l’Europe. Presque toutes les notions bannies de la pensée dominante occidentale y sont précisément incluses. De façon assez paradoxale, cette rhétorique loue tout autant l’héritage des tsars de Russie que celui des communistes. Peter Pomerantsev et Michael Weiss, éminents spécialistes de la Russie, appellent cela une « approche idéologique à géométrie variable», qui combine tout naturellement des points de vue de droite (comme par exemple l’intolérance à l’égard de l’homosexualité ou des mouvements islamistes) avec des idées de gauche axées sur l’opposition au capitalisme de type américain.
14. Aussi surprenant que cela paraisse, les partisans d’extrême gauche de Poutine n’ont pas de problème avec le fait que les hauts responsables russes et leurs copains oligarques aient accumulé des fortunes colossales, ni avec le fait que le gouvernement réprime régulièrement les militants écologiques internes et essaie de contrôler Internet. De leur côté, les supporteurs d’extrême droite de Poutine semblent fermer les yeux sur certaines actions du Kremlin, comme par exemple l’asile accordé à Edward Snowden ou l’utilisation d’une rhétorique glorifiant le passé communiste du pays. Un autre élément symptomatique est que les partisans de Poutine – à l’intérieur comme à l’extérieur de la Russie – ne voient apparemment pas de contradiction entre le discours antinazi des autorités russes en Ukraine et le fait que le Kremlin entretienne des amitiés avec un certain nombre de mouvements d’extrême droite en Europe. MM. Pomerantsev et Weiss en concluent que si la rhétorique du Kremlin séduit autant de gens différents, c’est parce que «le Poutinisme offre au public ce qu’il espère y trouver».
15. Cette rhétorique s’appuie également plus ou moins sur le concept dit d’eurasisme, qui a été diffusé par des idéologues comme Lev Gumilev et, plus récemment, par le très controversé Alexandre Douguine. Selon les partisans de l’eurasisme, la Russie représente le noyau d’une nouvelle civilisation qui se définit par la culture et les valeurs orthodoxes slaves. Elle serait soi-disant plus spirituelle et honnête que l’Occident mercantile et décadent. Les idéologues précités préconisent la création, sous la direction de la Russie, d’un empire eurasien composé, au grand minimum, des territoires de l’ex-Union soviétique. L’extrémisme impérialiste et le chauvinisme affichés par Douguine ne permettent pas au Kremlin d’adopter officiellement le concept d’eurasisme, mais l’idée d’un « monde russe » (Russkyi Mir) lancée par le président Poutine rappelle bon nombre des principes de la philosophie douguienne. Le « monde russe » désigne une communauté beaucoup plus vaste que la seule Russie, incluant les millions de citoyens de l’ex-Union soviétique qui, selon le Kremlin, se seraient, au début des années 90, «réveillés dans un autre pays» contre leur gré.
16. Ces populations, appelées compatriotes, ne parlent pas nécessairement le russe en tant que première langue, mais elles ont des liens culturels, historiques et psychologiques avec la Russie. Moscou se sent donc responsable vis-à-vis d’elles et considère généralement que ces compatriotes sont opprimés par leurs gouvernements et ont besoin de l’aide de la Russie. Le discours du Kremlin suggère également que les nouveaux pays qui se sont formés dans la région de l’étranger proche étaient plus riches lorsqu’ils faisaient partie de l’Union soviétique. Moscou prétend que l’indépendance ne leur a apporté que pauvreté, corruption et émigration, ainsi qu’un asservissement de rigueur à l’égard des Etats-Unis ayant impliqué la nécessité de combattre aux côtés des Américains dans le cadre des opérations dirigées par l’OTAN.
3. LES TACTIQUES ET LES INSTRUMENTS
17. Il est important de noter que la campagne d’information, manifestement réussie, menée par la Russie dans le cadre de son conflit avec l’Ukraine est le fruit de nombreuses années d’incessantes préparations, à analyser ce qui marche et ce qui ne marche pas d’après les réussites et les erreurs passées. Pour citer un exemple, la chaîne de télévision Russia Today s’intéressait à l’origine à l’actualité de la Russie et à la position russe sur différentes questions internationales, et s’adressait à un public extérieur varié. N’attirant plus beaucoup de spectateurs, la chaîne a changé de nom – pour un plus neutre RT – et a adopté une ligne éditoriale beaucoup moins centrée sur la Russie et plus axée sur les grands sujets internationaux, à l’instar de chaînes comme CNN ou BBC World. Or, contrairement aux chaînes précitées – dont le but est de rendre compte des faits et de présenter des points de vue différents en vue d’établir la vérité objective –, la chaîne RT a mis au point sa propre méthode. Cette méthode est devenue grosso modo l’approche type de la Russie à l’égard de l’actualité, où plusieurs tactiques différentes sont mises en oeuvre.
18. Premièrement, cette méthode nie l’existence d’une vérité objective et sous-estime l’importance des preuves tangibles. Par exemple, au lieu d’essayer de convaincre le public de la version avancée par la Russie pour expliquer le crash du vol MH17 de la compagnie Malaysia Airlines, les organes d’information russes ont envahi l’espace médiatique avec toutes sortes de théories du complot (depuis celle de l’intervention d’un avion de combat ukrainien qui aurait visé un avion russe dans lequel se trouvait Poutine, jusqu’à la thèse surnaturelle selon laquelle tous les passagers de l’avion étaient déjà morts lorsqu’ils ont décollé d’Amsterdam). Très peu de faits – pour ainsi dire – ont été présentés à l’appui de ces théories. Souvent, ce sont par exemple des éléments insignifiants, tels qu’un tweet envoyé par un obscur contrôleur aérien, qui sont utilisés. L’objectif de cette méthode est de semer la confusion dans l’esprit du public et de diluer la « version occidentale » des événements en la faisant apparaître comme l’une des nombreuses versions existantes. Cette méthode, qui est apparemment plus efficace que de prouver la validité d’une théorie particulière, marque clairement l’abandon de la philosophie de la propagande soviétique, qui présentait laborieusement les événements internationaux sous un jour unique teinté d’idéologie marxiste-léniniste.
19. Deuxièmement, les médias russes contrôlés par l’Etat ont souvent pour pratique de prendre un fait établi ou une information légitime, puis de manipuler le contexte et de tirer des conclusions complètement farfelues. Par exemple, rendant compte d’une émission suédoise sur l’éducation sexuelle des enfants, les médias russes ont conclu que l’Europe était atteinte de perversité sexuelle ; ou encore, indiquant que le leader d’opposition Navalny avait étudié à Yale, les médias ont prétendu que c’était la « preuve » qu’il était un agent de la CIA (Pomerantsev et Weiss, 2014).
20. Troisièmement, les médias russes interviewent presque exclusivement des personnes que l’on pourrait considérer comme des interlocuteurs arrangeants. A titre d’exemple, la situation en Ukraine est toujours représentée au public russe sous l’apparence de populations opprimées qui sont les victimes d’atrocités commises par les « nationalistes » ukrainiens. Lors de la révolution de Maïdan, les médias russes se sont intéressés exclusivement au petit nombre de manifestants appartenant aux organisations nationalistes Secteur droit et Svoboda. De manière générale, ces médias utilisent indifféremment et régulièrement les termes « ultra-nationalistes », « russophobes », « antisémites », voire « pronazis » pour décrire les membres du gouvernement ukrainien. Or, ces allégations nient complètement des réalités patentes comme le fait que les élections législative et présidentielle en Ukraine ont été remportées haut la main par les partis modérés, que de nombreux membres des forces armées et du gouvernement ukrainiens sont en premier lieu russophones, et que les juifs ukrainiens occupent de nombreux postes de haut rang en Ukraine, notamment celui de porte-parole du Parlement.
21. Quatrièmement, la machine d’information russe a, à de nombreuses occasions et sans scrupules, falsifié des preuves et diffusé de grossiers mensonges. L’exemple le plus notoire est le récit complètement inventé par la chaîne russe Channel One d’un garçon de trois ans ayant été torturé et crucifié par des soldats ukrainiens dans un jardin public de Slovyansk, information soi-disant corroborée par des témoins oculaires. Le faux message Facebook d’un «médecin» imaginaire a en outre été cité comme preuve des atrocités commises par les nationalistes ukrainiens à Odessa. Le jour de l’élection présidentielle en Ukraine, les principaux médias russes ont indiqué que le leader de l’organisation Secteur droit était en tête des suffrages, et montré en guise de preuve le site Web piraté de la Commission électorale ukrainienne. Dans la réalité, le leader de Secteur droit a enregistré 0,7 % des voix. Ces récits inventés de toutes pièces montrent souvent les mêmes personnes dans des situations différentes (par exemple, une femme jouant tour à tour le rôle d’une réfugiée à Donetsk, d’une habitante d’Odessa, d’une militante en Crimée, d’une manifestante anti-Maïdan et d’une mère de soldat) (StopFake, 2014). Il est fréquent également que les médias russes utilisent des photos ou des vidéos des guerres en Syrie, au Kosovo et en Tchétchénie en prétendant qu’elles ont été prises dans l’est de l’Ukraine. Une longue queue à la frontière entre l’Ukraine et la Pologne a été présentée comme une file de réfugiés ukrainiens tentant de trouver asile en Russie. L’utilisation éhontée de ces méthodes a même conduit certains journalistes de la chaîne RT à démissionner en signe de protestation.
22. Cinquièmement, RT et d’autres chaînes russes invitent souvent de soi-disant respectables experts occidentaux pour commenter l’actualité internationale. Si l’on examine de plus près l’expérience de ces prétendus experts, il n’est pas rare de découvrir que ces personnes sont soit complètement inconnues dans le milieu universitaire, soit réputées pour leurs opinions controversées, par exemple la négation de l’Holocauste.
23. Enfin, pour produire plus d’impact psychologique sur le public, les médias russes contrôlés par l’Etat ont recours à des techniques visuelles qui seraient jugées contraires à la déontologie en Occident. Par exemple, les reportages commencent fréquemment par des images choquantes de corps mutilés ou de rues recouvertes de sang, sur un fond musical dramatique. Ces scènes sont souvent diffusées sans avertissement préalable et en bonne et due forme des spectateurs. La chaîne de télévision russe LifeNews (souvent surnommée LieNews par ses détracteurs) se spécialise en particulier dans les images de ce type prises sur les zones de combat en Ukraine. Les grands médias russes n’hésitent pas non plus à couvrir des actes ignobles qui constituent clairement des violations du droit international, comme par exemple la scène des séparatistes pro-russes forçant des soldats ukrainiens faits prisonniers à traverser les rues de Donetsk en subissant les agressions physiques et les brimades de la population.
24. L’efficacité des méthodes employées par les médias russes officiels est encore renforcée par toute une série d’autres pratiques relevant également du pouvoir de conviction, qui sont dirigées ou coordonnées par les autorités russes. Quelques-unes de ces pratiques sont décrites ci-après.
25. Déclenchement de polémiques (ou trolling). Le Kremlin emploie une armée de sympathisants qui postent quotidiennement sur les portails d’information et les médias sociaux les plus populaires du Web le plus de commentaires possibles dans lesquels ils critiquent l’Occident et l’opposition démocratique en Russie, tout en faisant les louanges de Poutine et de sa politique. Ces sympathisants ont pour tâche de créer et de gérer plusieurs comptes Facebook et Twitter, et de tromper le plus d’internautes possible. Les journalistes d’investigation de Novaya Gazeta ont découvert à Saint-Pétersbourg une «usine à trolls» comptant quelque 250 employés. Un troll doit généralement poster entre 50 et 100 messages au moins par jour dans différentes langues.
26. Exploitation des communautés compatriotes. Le concept de «monde russe» évoqué plus haut implique que les autorités russes entretiennent la communication avec l’ensemble des communautés russophones, en exploitant les possibilités qu’offrent ces communautés d’accroître la dissémination des informations, attitudes et comportements souhaités par le Kremlin. La Stratégie sécuritaire de l’Etat russe de 2009 inclut un chapitre sur la culture qui prévoit le maintien d’un espace d’information commun pour toutes les populations russophones.
27. Infiltration des ONG. En favorisant, finançant et, dans de nombreux cas, dirigeant l’activité des ONG à l’étranger, le Kremlin espère accroître son pouvoir d’influence. Les autorités russes exploitent le fait qu’en Occident, les ONG et les groupes de réflexion sont faciles à créer et financer, et échappent souvent à l’attention des services de renseignement. La Russie est largement suspectée d’allouer des fonds à des ONG, médias et groupes de réflexion. Le Centre européen d’analyse géopolitique, installé en Pologne, aurait récemment reçu des aides financières du Kremlin. Le nombre d’ONG soutenues financièrement par la Russie est particulièrement élevé dans la région de l’étranger proche. Selon le groupe Re:Baltica, installé à Riga et spécialisé dans le journalisme d’investigation, 20 organisations lettones ont reçu de l’argent de la Russie (plus précisément de la fondation Russkiy Mir) depuis 2012. Ce chiffre aurait plus que doublé depuis cette date.
28. Mise en avant d’une version déformée de l’histoire. Lors de la session de printemps de l’AP-OTAN qui a eu lieu à Vilnius en 2014, la Commission sur la dimension civile de la sécurité a été informée du soutien apporté par la Russie à des publications pseudo-historiques visant à déprécier et déformer l’histoire de pays comme la Lituanie. Dans ces publications, par exemple, le Grand-Duché de Lituanie est présenté essentiellement comme un Etat bélarussien. L’Etat ukrainien y est également dévalorisé et le pays décrit comme une pseudo-nation incapable de se gouverner seule. Les autorités russes continuent de financer des études mensongères qui nient que le massacre à Katyn de quelque 22 000 citoyens polonais ait été perpétré par le NKVD sur les ordres de Staline. Ces travaux pseudo-scientifiques, dont le but est d’entamer le respect qu’ont les individus et les nations pour leur propre Etat, sont ardemment défendus, malgré leur caractère clairement mensonger. Dans le contexte du conflit avec l’Ukraine, les « historiens » russes pro-gouvernementaux ont découvert des preuves que la Crimée faisait partie depuis longtemps de la Russie, malgré le fait qu’elle n’ait été intégrée à l’Empire russe qu’à la fin du XVIIIe siècle – soit un siècle environ après Kyiv – et que les Russes ne soient devenus le premier groupe ethnique de la péninsule qu’après l’expulsion des Tatars de Crimée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les prétendus historiens du Kremlin ont également fourni des preuves « scientifiques » des concepts tels que celui de la Novorossia (Nouvelle Russie). Poutine a par ailleurs refusé de condamner le pacte Molotov-Ribbentrop, et donc marqué sa différence par rapport à la rhétorique qui était en vigueur du temps de Gorbatchev et d’Eltsine. Paradoxalement, en même temps qu’elles ravivent l’interprétation stalinienne de l’histoire, les autorités russes continuent d’accuser leurs voisins occidentaux de «réécrire et falsifier l’histoire». De surcroît, quiconque critique les actions des Soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale (comme par exemple l’occupation des pays voisins et la violence exercée) est taxé de «fasciste».
29. Renforcement de l’empreinte russe dans l’espace médiatique étranger. Malgré les difficultés que connaît l’économie russe depuis quelques années, le Kremlin a considérablement accru son financement des médias contrôlés par l’Etat qui ciblent les publics étrangers. Le budget annuel de la chaîne de télévision RT, qui s’élevait à 300 millions de dollars en 2014, devrait augmenter de plus de 40 % en 2015 (Malgin, 2014). En plus de l’anglais, cette chaîne diffusera en allemand, français, espagnol et arabe. Selon ses dires, RT compterait 700 millions de spectateurs dans plus de 100 pays. Elle serait également le réseau d’information le plus représenté sur YouTube avec des chaînes spécifiques pour les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne, ainsi que pour les locuteurs espagnols, arabes et russes. Chaque chaîne adapte son contenu à son public. Ainsi, au Royaume-Uni, RT a vivement soutenu la cause de l’indépendance de l’Ecosse (Nelson, 2015). Le service d’information multimédia/radio Sputnik a vu son financement augmenter jusqu’à 140 millions de dollars. Son objectif est de produire 800 heures de programmes par jour, et de diffuser dans 30 langues, 130 villes et 30 pays (Denisenko, 2015). La radio Hobby, en Pologne, est un exemple de l’extension du réseau Sputnik. Cette petite station peu connue, installée dans la banlieue de Varsovie, a été sauvée de la faillite par de l’argent russe. Elle a accepté, en échange, de retransmettre Voice of Russia de l’agence Sputnik. Pour ce qui est de la presse occidentale, les autorités russes ont pris l’habitude d’ajouter à des journaux comme le New York Times ou le Daily Telegraph des suppléments au design sophistiqué (The Economist, 2015).
30. Les médias russes occupent une place prépondérante dans l’ancien bloc soviétique, où une grande partie de la population comprend le russe. Les plateformes contrôlées par l’Etat – notamment Russia 24, NTV, Channel One et RTR (Russia-1), ainsi que le géant russe des médias sociaux VKontakte – dominent l’espace médiatique de la Communauté des Etats indépendants. Ces plateformes ont également du succès dans les Etats baltes ; plus du tiers de la population lettone est russophone de naissance et regarde régulièrement plusieurs chaînes de télévision russes. Les sondages montrent que les personnes exposées de façon régulière aux télévisions russes sont aussi plus susceptibles de soutenir les politiques du Kremlin.
31. Pour être efficaces en Occident, les médias russes ont dû se plier d’une certaine façon à la terminologie occidentale. Des plateformes comme la radio Voice of Russia et la chaîne de télévision RT utilisent un vocabulaire spécifique qui respecte les sentiments généralement acceptés et rarement remis en cause, comme par exemple : «le pouvoir de Poutine et du Kremlin repose sur le choix du peuple », «les Russes ont le droit d’être patriotes », ou encore «le gouvernement veut une Russie riche et libre». Le Kremlin joue par ailleurs sur les motivations diverses des différents groupes sociaux occidentaux. Ainsi, les médias exploitent souvent la peur des pertes financières des entrepreneurs, la peur de l’imprévisible des hommes politiques, et la peur de la guerre des pacifistes. De très nombreux messages ont par ailleurs été diffusés pour expliquer aux experts pourquoi les modèles occidentaux ne peuvent être transplantés en Ukraine et pourquoi les pays occidentaux n’ont pas suffisamment de connaissance ni d’expérience pour mettre fin aux tensions actuelles à l’est de l’Europe (Darczewska, 2014).
32. Utilisation de la culture comme instrument de politique étrangère. Une autre pratique courante des autorités russes consiste à recruter des cinéastes, des artistes et des célébrités (par exemple Anna Netrebko) pour promouvoir et justifier les politiques de la Russie à l’égard de ses voisins. Ce type de propagande repose sur l’hypothèse selon laquelle les gens ont tendance à être plus réceptifs aux points de vue et aux idées lorsqu’ils sont émis par leurs personnalités favorites. Les ambassades de Russie dans les pays de l’étranger proche font quant à elles la promotion des arts russes : concerts de musique, stars du théâtre et chanteurs de variétés, tels que Oleg Gazmanov et Joseph Kobzon, dont les spectacles glorifient l’ex-Union soviétique et mettent en valeur les attitudes impérialistes. Les productions télévisées et cinématographiques russes et soviétiques, soi-disant apolitiques, ont envahi les chaînes de télévision des pays de «l’étranger proche»: elles sont facilement disponibles, peu coûteuses et permettent de cultiver la nostalgie du passé soviétique.
33. Toutes ces tactiques assurent l’efficacité des politiques d’information de la Russie. Selon le très respecté Centre Levada, un organisme russe effectuant des études sociologiques, pas moins de 67 % des Russes pensent que l’escalade du conflit en Ukraine est due aux nationalistes ukrainiens, 6 % qu’elle est le fait de la mafia et 2 % seulement que la responsable est la Russie. Corroborant la thèse selon laquelle les médias russes contrôlés par l’Etat seraient devenus l’un des principaux instruments de sa politique nationale, le président Poutine a, quelques jours seulement après l’annexion de la Crimée, remis à 300 journalistes, réalisateurs, rédacteurs et présentateurs de télévision l’Ordre du mérite pour la Patrie, en remerciement de leurs services rendus pour assurer la couverture médiatique des actions de la Russie en Ukraine.
III. LA REPONSE DES PAYS OCCIDENTAUX
34. La réponse de la communauté euro-atlantique à la guerre de l’information menée par la Russie a été jusqu’ici peu homogène. Les pays limitrophes de la Russie ont été, à plusieurs occasions, contraints d’intervenir après que des informations mensongères totalement inacceptables aient été diffusées par les médias russes. En mars et avril 2014, respectivement, les autorités lituaniennes et lettones ont restreint la retransmission de certaines chaînes de télévision russes pendant une période de trois mois en raison des informations inexactes et haineuses qui y étaient diffusées au sujet des deux Etats baltes. En juillet 2014, les autorités ukrainiennes ont banni des réseaux câblés nationaux 14 chaînes de télévision russes, au motif qu’elles « incitaient les citoyens ukrainiens à la haine et à la discorde ». Il arrive aussi que les chaînes de télévision russes reçoivent des amendes : la chaîne First Baltica, contrôlée par le Kremlin, a dû verser 3 600 euros pour avoir déclaré que lors de l’agression militaire soviétique en Lituanie le 13 janvier 1991, les Lituaniens se suicidaient à l’arme à feu. Les Etats baltes ont également interdit de territoire un certain nombre de propagandistes, technologues de la politique et célébrités russes connus pour leurs déclarations impérialistes. De son côté, l’Ukraine est allée jusqu’à créer sa propre armée de volontaires pour débusquer les informations mensongères diffusées par les médias et les trolls russes. Les autorités moldaves ont, elles aussi, pris certaines mesures, notamment la suspension des émissions de la chaîne Rossyia 24 et l’imposition d’amendes aux organes d’information locaux qui retransmettent des reportages mensongers des médias russes.
35. En ce qui concerne les pays occidentaux, les Etats-Unis sont apparemment les seuls à avoir adopté une démarche ferme à l’égard de la propagande du Kremlin. Lors de sa récente visite dans ce pays, la présente Commission a été informée par un représentant du Broadcasting Board of Governors de la volonté de cette agence de donner de l’impulsion à la politique mondiale d’information des Etats-Unis. Les organes d’information soutenus par les Etats-Unis – notamment Voice of America et Radio Free Europe/Radio Liberty – prévoient pour 2015 une audience de 215 millions de personnes et diffuseront leurs programmes en 61 langues, avec un budget de 742 millions de dollars. Dans le cadre de la loi sur le soutien à la liberté de l’Ukraine, la Commission des relations étrangères du Sénat américain a octroyé une aide de 10 millions de dollars par an sur une période de trois ans pour combattre la propagande russe en Ukraine, en Géorgie et en République de Moldova. Il convient également de noter que le gouvernement néerlandais a alloué 500 000 euros du Fonds européen pour la démocratie à l’élaboration d’une étude de faisabilité sur le thème : « Que faire face au manque de pluralisme dans la sphère médiatique russophone?».
36. Face aux politiques d’information offensives de la Russie, l’OTAN a elle aussi pris des mesures. Tout d’abord, sa Division Diplomatie publique a décidé avant toutes choses de battre en brèche les messages mensongers diffusés par les médias russes, en particulier au sujet de l’agression de l’Ukraine. L’OTAN a créé sur son site Web une page intitulée OTAN-Russie : Mise au point qui dément les allégations de la Russie, comme par exemple les suivantes : «les dirigeants des pays de l’OTAN ont promis, au moment de la réunification de l’Allemagne, que l’Alliance ne s’élargirait pas vers l’est» ou «le cas du Kosovo et de la Crimée sont identiques». La Division Diplomatie publique a également accru son aide aux responsables des médias ukrainiens.
37. En juillet 2014, la Lettonie a signé avec l’Allemagne, l’Estonie, l’Italie, la Lituanie, la Pologne et le Royaume-Uni un mémorandum d’entente pour créer à Riga le Centre d’excellence de l’OTAN pour la communication stratégique, qui aidera l’Alliance à améliorer ses capacités de communication stratégique. L’objectif de ce centre est de fournir une alternative au discours officiel russe sur la crise en Ukraine. En février 2015, Il a tenu une réunion de coordination pour évaluer les besoins du secteur de la sécurité au sens large de l’Ukraine, de la Géorgie et de la République de Moldova en matière de renforcement des capacités de communication stratégique. Cette initiative s’inscrit dans un projet de plus grande ampleur dont l’objectif est d’améliorer les capacités de communication stratégique des Alliés ainsi que des pays partenaires précités.
38. L’UE fournit déjà aux médias des pays de l’ancien bloc soviétique et d’ailleurs des aides diverses, notamment des subventions et une assistance technique, dans le but d’assurer une programmation culturelle variée et une couverture plus large des affaires européennes. L’UE a également infligé des sanctions personnelles à l’encontre de Dmitri Kisselev, propagandiste en chef de la Russie, et de Douguine.
39. Inquiets de l’ampleur de la politique médiatique du Kremlin pendant le conflit avec l’Ukraine, les dirigeants européens ont décidé, lors du sommet de l’UE en mars 2015 à Bruxelles, de prendre des mesures énergiques pour être prêts à combattre cette propagande. L’UE a autorisé sa haute représentante pour les affaires étrangères, Federica Mogherini, à établir d’ici juin 2015 un plan détaillé pour faire obstacle aux « campagnes de désinformation » de la Russie. L’institution est en outre en train de constituer un groupe spécial conjoint – baptisé Mythbusters et composé d’un certain nombre d’experts du domaine des médias et des communications – qui sera chargé d’assurer la surveillance des médias russes, de « rectifier et vérifier par les faits les informations mensongères », ainsi que «d’élaborer un discours européen à l’aide de messages clés, d’articles, d’expressions libres, de fiches techniques et de graphiques informatifs, y compris en langue russe».
40. L’UE envisage également de lancer une chaîne de télévision indépendante et de qualité en langue russe, qui s’adresserait aux locuteurs russes situés à la fois au sein des frontières de l’Union et en Russie. La Lettonie, qui exerce la présidence de la Commission européenne depuis janvier 2015, est aux manettes de cette initiative. Selon le ministre letton des Affaires étrangères, Edgars Rinkēvičs, « cette chaîne européenne programmerait des divertissements ainsi que des bulletins d’information rigoureusement exacts sur le plan factuel, et ne serait aucunement un nouvel outil de propagande ». Cette chaîne serait pas conséquent très différente de la version russophone d’Euronews, qui est purement une chaîne d’information. Le projet a reçu jusqu’ici le soutien officieux de la Lituanie, de la Lettonie et de l’Estonie, mais aussi de la Pologne, de la Suède, du Danemark, de l’Allemagne, des Pays-Bas et du Royaume-Uni.
41. Il est difficile de dire si une telle chaîne changera véritablement les choses. La machine médiatique du Kremlin est si sophistiquée et si complexe qu’il serait extrêmement laborieux de créer un produit de qualité comparable. Si la volonté politique est absente, il sera compliqué de trouver un budget à long terme qui soit comparable, même de loin, à celui de la Russie dans ce domaine. Bien que le souhait de la Lettonie soit que le projet ait une envergure européenne, un scénario plus réaliste voudrait que seuls les pays immédiatement concernés qui le souhaitent financent et portent le projet. Parmi les pays susceptibles de se porter candidats, le Danemark et la Suède ont déjà été cités.
42. Si certains gouvernements occidentaux hésitent à prendre des mesures efficaces pour protéger leur espace d’information, des citoyens dynamiques prennent eux-mêmes les choses en main. En mars 2014, par exemple, un groupe de volontaires ukrainiens (notamment des journalistes, spécialistes du marketing, programmeurs, traducteurs et autres) ont créé le site Web StopFake.org, dont le but est de repérer et de faire connaître au public les informations mensongères qui sont diffusées au sujet des événements en Ukraine. StopFake.org rétablit la vérité sur les photos et vidéos trafiquées et faussement attribuées. La page «Report a Fake» du site permet aux visiteurs de signaler les cas d’informations déformées. Le site, devenu très populaire, a sérieusement mis à mal les efforts de la machine russe de désinformation.
IV. CONCLUSIONS ET RECOMMANDATIONS
43. Les politiques d’information du Kremlin ne sauraient être confondues avec les programmes légitimes mis en oeuvre par la plupart des Etats pour améliorer leur image à l’étranger et faire connaître leur culture et leur langue au plus grand nombre. Il est inapproprié de comparer les pratiques russes avec celles de l’Occident, sous prétexte que tous les médias sont plus ou moins partiaux. Bien que certains médias de la communauté euro-atlantique manquent, il est vrai, d’objectivité idéologique, la grande caractéristique de l’espace médiatique occidental est la pluralité des points de vue et l’impossibilité de transmettre des informations qui soient de flagrants mensonges. Dans un pays démocratique, les méthodes cyniques employées par les médias pro-Kremlin seraient inadmissibles. Contrairement à ce qui se passe en Russie, en Occident, les médias ne sont pas mis au service de l’Etat pour atteindre certains objectifs de politique étrangère. Pour reprendre l’expression popularisée par MM. Pomerantsev et Weiss, le Kremlin utilise l’information comme une arme; il a fait des médias un prolongement de facto de son armée ainsi que de ses services diplomatiques et de sécurité.
44. Il n’est, par conséquent, pas juste de dire que les pays occidentaux dépensent collectivement plus que la Russie pour leurs politiques d’information. En unifiant sa machine médiatique, en homogénéisant son discours et en utilisant des astuces relativement peu coûteuses (par exemple en submergeant l’espace médiatique avec de nombreuses théories du complot, plutôt que de pratiquer un journalisme d’investigation, coûteux en temps et en argent), le Kremlin « en a pour son argent ». Il a plus ou moins réussi à convaincre de nombreux membres de la communauté internationale qu’aucune des parties au conflit Ukraine-Russie n’est entièrement coupable, que la « vérité se situe probablement quelque part au milieu », et que la Russie a peut-être des intérêts légitimes en Ukraine. Cette situation suffit à maintenir l’instabilité en Ukraine et à empêcher le pays de progresser vers l’intégration européenne.
45. Depuis le début des manifestations de l’Euromaïdan, un certain nombre d’études ont permis d’appréhender l’ampleur de la guerre de l’information qui est menée par la Russie. Il est temps aujourd’hui pour la communauté euro-atlantique d’agir. Celle-ci ne peut toutefois, pour des raisons morales et juridiques, réagir à la propagande russe en lui opposant un discours pro-occidental similaire. Un certain nombre d’actions concrètes doivent néanmoins être sérieusement envisagées:
a. Elaborer un discours plus cohérent et établir une liste d’arguments réfutant les idées fausses propagées par Moscou, en reprenant le modèle du site OTAN-Russie : Mise au point.
b. Renforcer davantage la Division Diplomatie publique de l’OTAN et les organes compétents de l’UE afin de pouvoir réagir rapidement aux cas les plus flagrants de désinformation. Même si les institutions et les médias euro-atlantiques ne parviendront pas forcément à réagir aux attaques médiatiques de la Russie avec la même rapidité – car les médias et les trolls pro-Kremlin se soucient rarement d’apporter des preuves –, il est nécessaire de continuer à fournir le plus souvent possible des réponses crédibles. La politique à l’égard des renseignements classifiés devrait être révisée, afin de permettre aux agents de la diplomatie publique d’utiliser les informations moins sensibles (telles que des images satellites) pour contredire les informations mensongères.
c. Créer des plateformes permettant aux membres de la communauté euro-atlantique d’échanger les meilleures pratiques nationales et de mettre en évidence les menaces éventuelles en matière de sécurité de l’information.
d. Réviser la législation de manière à renforcer les mesures répressives, par exemple en imposant des amendes en cas de discours haineux et de désinformation évidente.
e. Encourager les principaux organes d’information internationaux à mettre au point un ensemble de normes journalistiques de haut niveau, et encourager les organisations mondiales indépendantes de surveillance à vérifier de quelle manière ces normes sont appliquées.
f. Soutenir les initiatives nationales et internationales d’information en langue russe, notamment le lancement d’une chaîne de télévision financée collectivement. Bien que ces initiatives, au vu des ressources financières disponibles, aient peu de chances de proposer des programmes de divertissement à la hauteur de ceux des grandes chaînes de télévision russes, cette dimension ne doit pas être négligée.
g. Réviser la législation en vue d’accroître la transparence du financement des médias, des ONG et des groupes de réflexion. Le fait, pour un organe d’information ou une ONG, de reconnaître qu’ils bénéficient d’un financement de la Russie ne doit pas être considéré comme un motif suffisant pour les dissoudre, mais cette information ne doit pas non plus être dissimulée.
h. Faire clairement la distinction entre les journalistes – pas toujours objectifs, il est vrai – et les propagandistes russes qui n’ont de cesse de déformer et de trafiquer l’information. Appliquer des sanctions individuelles sous forme de restrictions de déplacement aux propagandistes et technologues de la politique les plus actifs.
i. Imaginer des procédés innovants et peu coûteux, par exemple en recourant davantage à l’humour : une émission télévisée ou une rubrique dans un journal qui présenterait et ridiculiserait les cas les plus grossiers de falsification de l’information pourrait à la fois atteindre le but recherché et être un succès commercial.
j. Investir dans la recherche et la formation de personnel approprié, de façon à pouvoir reconnaître les trolls agissant sur Internet et leurs attaques bien orchestrées, ainsi que les signaler et y faire face.
k. Aider au renforcement des capacités de pays comme l’Ukraine dans le domaine des communications stratégiques.
l. Tirer parti du fait que la propagande du Kremlin présente plusieurs facettes et s’adresse souvent à différents publics : soumettre par exemple aux sympathisants d’extrême gauche occidentaux des échantillons de la propagande ultra-conservatrice du Kremlin. Les procédés de propagande utilisés par la Russie ont parfois des effets non recherchés : lors des manifestations de l’Euromaïdan à Kyiv, les chaînes de télévision russes, s’adressant clairement à un public national, ont initialement diffusé des images montrant uniquement une poignée de personnes venant protester contre Ianoukovitch. Retransmises en Ukraine, ces informations mensongères (il y avait en fait des centaines de milliers de manifestants sur la place Maïdan) ont provoqué le ressentiment de la population ukrainienne et nui gravement à la réputation de la Russie.
m. Organiser des sondages pour mesurer régulièrement l’effet de la propagande russe sur les populations vivant au sein de l’espace euro-atlantique.
n. Encourager les représentants de la diaspora russe bien connus à exprimer leurs points de vue démocratiques.
o. Aider la communauté des historiens professionnels à fournir une réponse crédible aux théories pseudo-scientifiques qui glorifient le stalinisme, déprécient l’existence en tant qu’Etats souverains des voisins de la Russie et transforment les faits historiques.
p. Encourager les initiatives populaires telles que StopFake.org.
46. La lutte contre la guerre de l’information menée par la Russie devrait devenir la priorité numéro un de la communauté euro-atlantique. Les attaques de désinformation conduites par ce pays entraînent des pertes humaines, à la fois en Ukraine et en Russie (l’assassinat de Boris Nemtsov est largement attribué à l’atmosphère de haine suscitée par la propagande d’Etat). Ces campagnes ont pour but d’affaiblir, de démoraliser et de diviser notre Alliance. Le rapporteur espère que le présent document aidera à mieux comprendre l’ampleur du défi. Il est nécessaire, dans le cadre de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, d’autoriser une sous-commission particulière ou un autre organe à suivre en permanence l’évolution de cette menace et à rendre régulièrement compte de cette question à l’Assemblée.
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Par Witold WASZCZYKOWSKI
Source: www.nato-pa.int