Florent Parmentier, Sciences Po – USPC

En 2014, la crise en Ukraine avait débouché sur une dégradation sans précédent des relations entre les pays occidentaux et la Russie depuis la dissolution de l’Union soviétique. S’il est indéniable que la définition de l’ordre mondial en 2017 se jouera en bonne partie sur l’évolution géopolitique de la Syrie et du Moyen-Orient, l’Ukraine pourrait également servir de révélateur de l’ordre mondial en gestation, ce qui engendre de sérieuses appréhensions à Kiev.

Une éventuelle amélioration des relations russo-américaines se fera-t-elle au détriment de l’Ukraine ? Peut-on réellement passer d’une logique d’affrontement à une logique de compromis sur ce terrain ?

La menace du modèle alternatif

La « guerre hybride » menée par la Russie en Ukraine a indéniablement conduit à une dégradation sans précédent des relations entre la Russie et les pays occidentaux. Alors que les États-Unis et les Européens ont accueilli avec beaucoup de sympathie les manifestations de l’automne 2013 sur la place Maidan de Kiev, les dirigeants russes ont en revanche perçu avec une incroyable méfiance ce mouvement de manifestation populaire.

Certains analystes ont également vu dans ces manifestations une menace existentielle pour le régime russe, qui a réagi de manière beaucoup plus virulente que lors de la précédente Révolution orange en 2004. Le problème ne résidait pas seulement dans la dénonciation d’accords conclus en 2010 sur la Flotte de la mer Noire ou le prix du gaz, mais bien dans le modèle alternatif que pourrait représenter l’Ukraine aux yeux du public russe.

En outre, la signature de l’Accord d’association avec l’Union européenne (que l’UE aurait dû conclure après s’être assurée de ne pas fâcher durablement Moscou) venait en contradiction avec les plans russes de création d’une Union économique eurasiatique, grand projet de Vladimir Poutine pour les élections présidentielles de 2011, et dont l’Ukraine avait, d’après Moscou, vocation à faire partie.

L’arrivée au pouvoir de nouvelles élites à Kiev qui regardaient toutes vers l’Ouest constituait donc un enjeu existentiel pour Moscou. Car, en définitive, quel est l’intérêt de la Russie et du régime de Vladimir Poutine de voir le plus grand pays de son voisinage proche prospérer grâce à l’Occident et devenir un modèle de démocratie ?

Un rejet profond de « l’État agresseur »

La réponse à cette menace ne s’est pas faite attendre, au risque d’une dégradation des relations non seulement avec l’Ukraine, mais également avec les États-Unis et les Européens. Le soulèvement dans le Donbass, région russophone de l’est de l’Ukraine, n’aurait pas été possible sans l’action des dirigeants russes. Le pouvoir de Moscou a alors développé sa propre analyse des événements : pour le Kremlin, la fuite de Viktor Ianoukovitch est la conséquence d’un coup d’État nationaliste, qui détruit l’État ukrainien et les obligations que la Russie a à son égard.

Plus encore, Moscou prétend protéger les citoyens russes et les compatriotes, ce qui rend son intervention légitime. L’annexion de la Crimée est alors présentée comme un cas de sécession, qui a mené au rattachement à la Russie. Cette annexion territoriale extrêmement symbolique pour Moscou pose néanmoins un problème de sécurité vital pour les Européens, dans la mesure où il s’agit de la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale qu’un territoire est annexé par un autre pays sur le Vieux-Continent, en total désaccord avec le droit international. C’est ainsi que l’annexion de la Crimée a conduit à une politique de sanctions à compter de 2014, dont les Européens supportent les coûts beaucoup plus que les États-Unis. Les paysans français, par exemple, en savent quelque chose.

Au-delà des relations avec les Occidentaux, l’annexion de la Crimée se fait pour la Russie au prix d’une dégradation sans précédent de ses relations avec l’Ukraine, sur le plan économique, mais plus encore politique et humain. Le ressentiment des Ukrainiens à l’égard de Vladimir Poutine est profond, mais, plus inquiétant pour l’avenir, ce ressentiment associe aujourd’hui le Président russe à la population qui soutient massivement ce dernier.

Pour la majeure partie de la population, et notamment pour les plus jeunes, la Russie est considérée, avant tout, comme un État agresseur. L’entente profonde entre les deux populations semble donc largement affectée, et ce pour des années, voire des décennies à venir, là où la Russie jouissait encore avant le conflit d’un grand prestige et de relations humaines extrêmement denses – les familles mixtes étant nombreuses.

Le facteur Trump

Ce contexte de double crise à Kiev – russo-occidentale et russo-ukrainienne – permet de lire les évolutions de l’ordre international en 2017 à travers quatre grands champs de force : la Présidence Trump, l’adaptation de l’Ukraine à cette réalité, la campagne électorale russe et la réorientation européenne.

L’arrivée au pouvoir de Donald Trump, le 20 janvier, permettra de mesurer des chances d’un réel rapprochement entre les États-Unis et la Russie. A ce titre, l’Ukraine est, après la Syrie, l’un des endroits où ce rapprochement entre les deux pays fera sentir le plus d’effet. On peut également affirmer que les relations entre les États-Unis et l’Ukraine donneront une indication de ce que le pouvoir américain souhaite mettre en place par rapport à cette région, à savoir l’espace postsoviétique, à l’exception des États baltes.

Il est certain qu’une évolution en la matière constituerait une réelle rupture par rapport aux politiques menées depuis un quart de siècle par les administrations démocrates comme républicaines. De fait, l’un des enjeux de l’année consiste à voir l’influence que le Président américain aura sur la définition de la politique étrangère de son pays, pour laquelle il sera soumis à un certain nombre d’oppositions au Congrès, non seulement de la part des démocrates mécontents du piratage qu’ils attribuent à la Russie, mais également de la part des républicains classiquement hostiles à la Russie.

Le Sénateur républicain John McCain en Afghanistan, en 2010.
U.S. Air Force/Wikimedia

Ainsi John McCain a ostensiblement pris le parti de venir passer le Nouvel An avec les soldats ukrainiens sur la ligne de front avec la Russie. Nul doute qu’il sera, avec Lindsey Graham, à la manœuvre pour tenter d’infléchir les prises de position de Donald Trump sur la Russie, par exemple en continuant les enquêtes sur la cyberattaque électorale.

Le risque d’un marchandage

2017 sera également une année d’adaptation douloureuse pour l’Ukraine. Dans les milieux politiques, l’indignation sur l’agression russe se mélange au fatalisme et à la résignation. Certains acteurs commencent à observer avec angoisse les limites de la position ukrainienne actuelle, alors que le pays est soutenu de manière appuyée par Washington. Qu’arrivera-t-il dès lors que Washington aura une position moins ferme sur la question de l’Ukraine, et en particulier en ce qui concerne une éventuelle levée des sanctions à l’encontre de la Russie ?

C’est en prenant en compte ces éléments que Viktor Pintchouk, oligarque fondateur du Yalta European Strategy (favorable à l’intégration européenne) et gendre de l’ancien président Leonid Koutchma, a publié un article dans le Wall Street Journal (29 décembre 2016) en faveur du dialogue politique avec la Russie, fût-ce au prix de compromis douloureux. Il y évoque la possibilité de ne plus revendiquer la région annexée de Crimée, l’appartenance à l’Union européenne ou à l’OTAN comme des priorités nationales, en espérant pouvoir – en contrepartie – obtenir la paix dans le Donbass.

La proposition, conséquence directe de l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, a bien évidemment suscité une levée de boucliers en Ukraine, au sein des cercles politiques et dans les milieux stratégiques. Pour autant, les Ukrainiens pourraient trouver un intérêt réel à mettre sur la table avec de telles propositions et à prendre l’initiative de nouvelles négociations avant que la Russie et les États-Unis ne décident du sort de l’Ukraine dans le cadre d’un « marchandage » plus global.

Poutine en quête d’un quatrième mandat

Cette année correspond également à un nouveau temps de la vie politique russe puisque Vladimir Poutine sera en quête d’un quatrième mandat. La critique des États-Unis a constitué un ressort fort de Vladimir Poutine depuis une dizaine d’années – son véhément discours de Munich (février 2007) est resté dans les mémoires.

Sa campagne électorale pourrait le mener à opérer un tournant s’il obtient un retrait progressif des sanctions, qui ne peut être arraché que grâce à une coopération russo-américaine sur l’Ukraine. Henry Kissinger a plaidé en ce sens, à travers un raisonnement qui est aussi celui de Viktor Pinchouk. Vladimir Poutine pourrait alors montrer à son opinion publique qu’il est en mesure de normaliser ses relations avec l’Occident, sécurisant du même coup une reprise économique qui tarde à venir.

Il reste, de ce point de vue, tributaire de son homologue américain: c’est la raison pour laquelle Vladimir Poutine n’a pas souhaité répondre à l’expulsion de 35 diplomates russes décidée par Barack Obama le 29 décembre. Ce geste, aussitôt été salué par Donald Trump comme « intelligent », témoigne d’un sens des priorités politiques en faveur d’une coopération accrue avec les États-Unis.

Une Europe en plein doute

Enfin, cette année sera également l’occasion de s’interroger sur les mécanismes concurrents d’intégration et de désintégration européenne, en Europe et dans ses périphéries. Sur le plan interne, il faut observer que des élections majeures auront lieu en France et en Allemagne au cours de l’année, ce qui contribuera peut-être à faire évoluer la politique étrangère de l’un des deux États dans un sens plus favorable à la Russie – d’où l’intérêt de la Russie pour François Fillon.

En outre, il n’est pas certain – au vu du Brexit qui va mobiliser les chancelleries ainsi qu’une bonne partie de l’administration européenne – que l’Union européenne réussisse une percée diplomatique dans ses relations avec sa périphérie orientale, dont l’Ukraine fait partie.

Cela ne signifie pas pour autant que l’UE n’a plus de responsabilité vis-à-vis de l’Ukraine en ce qui concerne la transformation de cet État et de cette société, qui doivent devenir « résilients » (s’appuyant sur un certain nombre de valeurs que défend l’UE : la démocratie, le développement durable, la justice…), selon le terme de la Stratégie globale adoptée le 28 juin 2016.

Pour toutes ces raisons, après la question syrienne, l’Ukraine sera pour l’Union européenne un pays à suivre avec une attention particulière en 2017 : elle indiquera l’état des relations entre les États-Unis et la Russie, et au-delà, la capacité des acteurs internationaux et ukrainiens à trouver des solutions à un conflit peut-être moins visible et moins meurtrier, mais qui reste aujourd’hui tout aussi important et stratégique qu’en 2014.


En collaboration avec Alexandre Malafaye, Président de Synopia.The Conversation

Florent Parmentier, Enseignant à l’Ecole d’Affaires publiques de Sciences Po. Chercheur-associé au Centre HEC Paris de Géopolitique, Sciences Po – USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.