Cécile Vaissié, Université Rennes 2
Le titre, rédigé en anglais, de Sputnik news, agence de communication dépendante du Kremlin et financée par lui, était accrocheur : « Macron, ex-ministre français de l’Économie, pourrait être un « agent américain » faisant du lobbying pour des banques. » Cet article, mis en ligne le 4 février 2017, s’appuyait essentiellement sur une interview accordée à Sputnik par le député français LR Nicolas Dhuicq qui accusait le candidat à la présidentielle d’avoir été « un agent du grand système bancaire américain ».
Selon le député de l’Aube, « Macron s’était rendu aux États-Unis » avant d’annoncer sa candidature. Or – rappelait Sputnik – Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, a assuré, dans les Izvestia du 3 février 2017, que Macron avait eu « une correspondance politique compromettante » avec Hillary Clinton. Mais, comme l’a révélé Europe 1, ce qui a le plus choqué, en France, c’est que Nicolas Dhuicq prétendait que Macron était soutenu par « un très riche lobby gay », et notamment par Pierre Bergé, « qui est ouvertement homosexuel et prône le mariage gay ».
Lobbyiste pro-Kremlin
Cette interview illustre bien une partie des « réseaux du Kremlin en France » et leur possible utilité. En effet, Nicolas Dhuicq est un proche de Thierry Mariani qui est sans doute le lobbyiste pro-Kremlin le plus actif en France. Ensemble, ils se sont rendus en Russie, mais aussi en Crimée, en juillet 2015 et pendant l’été 2016, et cela malgré les consignes européennes et les oppositions explicites du président de l’Assemblée nationale, de la présidente du groupe d’amitié France-Russie de l’Assemblée nationale, du président du Sénat et du ministère des Affaires étrangères.
Nicolas Dhuicq défend dans les médias des positions pro-Kremlin, affirmant notamment : « La Crimée pour moi est russe, il n’y a aucune discussion possible » – ce qui laisse songeurs ceux pour qui le droit international doit régir les relations entre États et être respecté.
Au-delà des insinuations assez nauséabondes sur la sexualité d’Emmanuel Macron, cette interview à un média gouvernemental russe témoigne de la rupture d’une partie au moins des « Républicains » avec la droite française libérale et non hostile aux États-Unis. En outre, elle relance les questions sur l’intérêt que le Kremlin porte à certaines élections occidentales : depuis plusieurs mois, des politiciens, des chercheurs, des journalistes et des responsables de services secrets mettent en garde contre les moyens mis en place et financés par les autorités russes pour influer sur la vie politique en Europe et aux États-Unis.
« Les relations publiques noires »
Ces moyens incluent, en premier lieu, les médias du Kremlin, qui émettent et publient en français, allemand, anglais et d’autres langues : à commencer par Sputnik et RT (Russia Today) qui a reçu de l’État russe 20 millions d’euros supplémentaires pour lancer sa chaîne en français en 2017. Ces médias sont repris par toute une série de sites, de groupes et de pages sur les réseaux sociaux occidentaux : c’est «l’effet cascade».
Or ils diffusent, entre autres informations plus neutres, des «faits alternatifs», fakes news et mensonges, dont certains ont pour but de dégrader l’image de personnalités politiques auprès des opinions publiques. C’est ce que l’on appelle en Russie le «tchiornyj PR» : les «relations publiques noires».
Les «fabriques de trolls» où des employés sont payés, à Saint-Pétersbourg ou ailleurs, pour « poster » des commentaires sur les réseaux sociaux sont également repérées, tout comme les techniques permettant à des robots programmés (social bots) de diffuser massivement une même information.
Risques d’attaques sur l’électricité ?
Par ailleurs, le Kremlin soutient certains partis européens : les « prêts », accordés au FN et dissimulés par celui-ci, ont été un signal clair, tout comme le contrat de coopération signé entre le FPÖ autrichien et Russie unie, le parti du Président Poutine. Les autorités russes sont également soupçonnées d’avoir commandité des piratages informatiques (hackings) à l’encontre du Parti démocrate américain, du Bundestag allemand et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).
Ces piratages ont permis de s’emparer de mails et de documents susceptibles de fragiliser, s’ils circulent, la réputation de certaines personnalités politiques, comme cela a été le cas pour Hillary Clinton – et l’on retrouve ici WikiLeaks et Julian Assange.
Par ailleurs, des cyberattaques dont la Russie est soupçonnée ont paralysé des sites Internet du gouvernement fédéral allemand et se sont déclenchées pendant les élections britanniques, en mai 2015. Le très sérieux quotidien allemand Die Zeit, qui vient de publier une remarquable enquête sur les moyens par lesquels la Russie pourrait impacter les élections au Bundestag, met même en garde contre le risque d’attaques sur l’électricité ou les réserves d’eau.
Intrusions en Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis
Die Zeit renvoie là aux grandes lignes d’une présentation faite, en janvier 2013, par le général Guérassimov, chef de l’État-major des forces armées de la Fédération de Russie. Celui-ci constatait « le brouillage des différences entre état de guerre et paix » et soulignait le rôle croissant des « moyens non militaires d’atteindre des buts politiques et stratégiques ». C’est pourquoi le Parlement européen évoque, dans sa résolution du 23 novembre 2016, la « guerre de désinformation et de propagande russe », une guerre faisant « partie intégrante de la guerre hybride moderne, combinaison de mesures militaires et non militaires, secrètes et ouvertes ». Il mentionne les différents moyens de cette guerre et ceux pour s’y opposer.
On aimerait ne pas y croire ? Penser que tout cela est exagéré ? Oui. Mais, récemment, des acteurs politiques ont également dénoncé des ingérences russes dans des processus politiques occidentaux. Jean-Marc Ayrault, ministre français des Affaires étrangères, a ainsi signalé, le 19 février 2017, une « forme d’ingérence […] inacceptable » dans les présidentielles françaises, et mentionné les cyberattaques subies par Emmanuel Macron.
Chris Bryant, ancien ministre britannique aux Affaires européennes, a évoqué les preuves d’une « implication directe » de la Russie dans les élections britanniques et ajouté que des « décisions de haut niveau, touchant à la sécurité de la Grande-Bretagne », avaient été, elles aussi, « compromises par une infiltration russe ». » Le député britannique Ben Bradshaw a demandé une enquête sur des possibles interférences russes dans le Brexit. Selon l’ancien Président bulgare, de nombreux indices permettent aussi de penser que la Russie finance des partis et des médias antieuropéens en Bulgarie et dans d’autres pays européens.
Avant cela, les services secrets allemands avaient mis en garde contre les intentions du Kremlin d’influer sur la campagne électorale allemande de 2017. Des enquêtes ont exploré les actions menées par le Kremlin en Hongrie, en Tchéquie et en Slovaquie.
Last but not least, la CIA a assuré, en décembre 2016, que la Russie était intervenue dans les élections américaines, et le FBI a appuyé cette déclaration. Depuis, les révélations se multiplient sur les liens – que certains tentent de taire – entre l’entourage de Donald Trump et des proches du Kremlin.
Saper la confiance des Occidentaux
Les Français ont donc des raisons objectives de s’inquiéter d’une ingérence du Kremlin dans les élections présidentielles et législatives à venir, et cette menace semble prise au sérieux au plus haut niveau : la décision de ne pas autoriser le vote électronique aux Français de l’étranger en témoigne, tout comme les prises de position très nettes du Président Hollande qui accuse Moscou d’utiliser « tous les moyens pour influencer les opinions publiques ».
Il est certain que Marine Le Pen, à l’Élysée, serait mieux disposée à l’égard de Vladimir Poutine que François Hollande ne l’a été. Mais Die Zeit avance, à juste titre, une interprétation un peu plus large des objectifs poursuivis : le Kremlin voudrait, avant tout, contribuer à saper la foi qu’ont les Allemands – et les Occidentaux – en la sécurité de leur pays, la stabilité de leur quotidien, l’intégrité de leurs institutions et de leurs dirigeants. Il s’agirait, en répandant la suspicion, d’affaiblir la démocratie et de renforcer les politiciens jouant sur les peurs.
Certes, les dirigeants russes ne créent pas les doutes, les angoisses, ni les manques de confiance, mais ils les nourrissent et contribuent à les orienter. Or il suffit de passer un peu de temps sur les réseaux sociaux pour réaliser qu’en la matière, le Kremlin a en partie gagné. C’est donc sur ce plan aussi que le combat doit se mener et qu’il se justifie.
L’auteure a récemment publié « Les Réseaux du Kremlin en France » (Les petits matins, 2016).
Cécile Vaissié, Professeure des universités en études russes et soviétiques, Université Rennes 2
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.