Iryna Dmytrychyn, Institut national des langues et civilisations orientales – Inalco – USPC et Alain Guillemoles, Sorbonne Université
Le 9 décembre se tiendra à Paris un nouveau sommet en « format Normandie » destiné à trouver une issue au conflit militaire dans l’est de l’Ukraine et à mettre en œuvre les accords de Minsk signés en septembre 2014 et février 2015. Cette réunion est très attendue car il s’agit de la première depuis l’élection, en avril dernier, du président ukrainien Volodymyr Zelensky, nouveau venu en politique qui a promis de relancer les efforts de paix. Toutefois, l’approche de cette rencontre suscite aussi de multiples craintes de la part des représentants de la société civile ukrainienne, ceux-là mêmes qui ont fait la révolution de 2014.
Un conflit gelé ?
Le conflit oppose l’armée ukrainienne à des groupes séparatistes encouragés et soutenus par la Russie, qui ont imposé par les armes, en 2014, la partition d’un réduit de 17 000 km carrés, soit 3 % du territoire de l’Ukraine, autour des villes de Donetsk et de Louhansk. Ils y ont créé deux petites entités jumelles non reconnues internationalement : la République populaire de Donetsk (DNR) et la République populaire de Louhansk (LNR).
Les accords de Minsk comportent une dizaine de points destinés à permettre le retour de ces territoires dans le giron de l’État ukrainien, avec un « statut spécial », sans plus de précisions.
Depuis cinq ans, la mise en œuvre de ces accords s’est arrêtée à mi-chemin. L’élection de Volodymyr Zelensky en avril 2019 a permis une détente : un échange de prisonniers, parmi lesquels les 24 marins ukrainiens qui avaient été capturés par la Russie au large de la Crimée en novembre 2018, a été organisé en septembre 2019. L’armée ukrainienne s’est retirée de trois secteurs du front. Mais le nouveau président est resté vague sur ses projets. Tout juste sait-on que la réunion du 9 va préparer un nouvel échange de prisonniers et portera également sur le transit du gaz russe par l’Ukraine.
Volodymyr Zelensky aborde ces négociations dans une position d’autant plus difficile que Paris et Berlin sont en train de changer de ton vis-à-vis de Moscou. La France et l’Allemagne ont soutenu le retour de la Russie au Conseil de l’Europe, en mai ; Emmanuel Macron, peu après avoir reçu Vladimir Poutine au fort de Brégançon, le 19 août, a dit dans son discours aux ambassadeurs vouloir « repenser » la relation avec la Russie, insistant sur l’identité « européenne » de celle-ci.
Inquiétudes ukrainiennes
Les prochaines étapes du processus de paix sont connues. Selon Konstantin Reutski, fondateur de Vostok SOS, une association ukrainienne qui vient en aide aux populations de l’Est, la mise en œuvre des accords de Minsk passe par un retrait de l’armée ukrainienne sur 7 km, ce qui transformerait en zone grise une bande de territoire où vivent aujourd’hui 150 000 habitants. Il craint que les conditions de sécurité se dégradent dans cette nouvelle zone tampon, que les transports publics ne puissent plus y circuler, que l’accès à l’école, à l’aide médicale ou aux aides sociales se complique.
Mais ce n’est pas tout. Si le sommet du 9 parvient à relancer la mécanique de Minsk, des élections locales devront, à terme, être organisées en DNR et LNR. Or aujourd’hui, l’Ukraine compte toujours 1,4 million de personnes déplacées pour partie du Donbass et pour partie venant de Crimée, selon les chiffres officiels et sans plus de précisions. Ces personnes ne peuvent retourner dans les régions de Donetsk et Louhansk sans risquer d’être victimes d’exactions de la part des pouvoirs locaux, qui les assimile à des « traîtres ».
Dans le même temps, un nombre indéterminé de citoyens russes sont venus s’enrôler dans les rangs des combattants locaux, en DNR et LNR. Moscou a officiellement annoncé, au printemps dernier, que l’obtention du passeport russe serait désormais facilitée pour les populations locales, ajoutant à la confusion. En cas d’élections, qui aura le droit de vote ?
De plus, à Donetsk et à Louhansk, se sont mis en place des régimes autoritaires qui ne permettent pas l’existence de médias libres ou de partis d’opposition. La simple détention d’un drapeau ukrainien y est considérée comme un acte criminel.
Selon une enquête du Centre pour les libertés civiles, une organisation ukrainienne de défense des droits de l’homme, la DNR et la LNR comptent 80 lieux de détention illégaux, installés dans des caves d’immeubles, voire dans une ancienne université. Environ 80 % des personnes passées par ces centres ont dit avoir été victimes de tortures. Plus de 2 000 personnes pourraient encore s’y trouver. Le CICR a obtenu de fournir une aide matérielle à ces détenus mais n’a pu avoir un accès direct.
Le film de Sergueï Loznitsa, Donbass, sorti en 2018, donne une idée assez précise du quotidien dans ces régions. Il a d’ailleurs été tourné en rejouant un certain nombre de vidéos que le cinéaste avait trouvées sur YouTube. On y voit comment les pouvoirs locaux se nourrissent de références à l’époque soviétique et sont en même temps et surtout préoccupés de capter l’ensemble des ressources économiques, tout en étouffant toute forme de contestation.
Il faut se souvenir que plus aucune élection ukrainienne n’a pu se tenir en DNR et LNR depuis le premier tour de la présidentielle, le 25 mai 2014. Ce jour-là, à Donetsk, des présidents de bureaux de vote avaient été enlevés, des bulletins confisqués, des urnes volées, parfois sous l’œil de policiers locaux devenus étrangement passifs.
Aujourd’hui, personne n’est donc en mesure de donner des garanties de sécurité aux représentants des partis nationaux qui voudraient se présenter et faire campagne en DNR et en LNR. Dans ce contexte, les élections aboutiront nécessairement à la consolidation de l’emprise des dirigeants actuels sur ces régions, et donc à l’acceptation dans la durée de l’existence de baronnies semi-mafieuses dans l’est de l’Ukraine.
Quel statut et quelles frontières pour les protectorats russes ?
Nul ne sait aujourd’hui quel est le statut « spécial » dont il est question pour les territoires de l’Est. Ces territoires auront-ils le droit de posséder leurs propres forces de l’ordre ? Disposeront-ils d’un droit de veto sur les décisions de politique extérieure – et, en particulier, sur la question d’un rapprochement avec l’OTAN ? Le risque est d’institutionnaliser et d’installer au cœur de l’État ukrainien un conflit qui va le paralyser, alors que cet État est encore en pleine construction et très fragile.
Pour ceux qui ont fait la révolution de 2014, c’est bien la crainte. Elle est parfaitement formulée par le cinéaste Oleg Sentsov, originaire de Crimée, libéré il y a peu après plusieurs années de prison en Sibérie, lorsqu’il explique que la Russie « ne songe pas à rendre les territoires du Donbass car elle serait fatiguée de les soutenir. Mais elle veut les utiliser comme un collier qu’elle passerait au cou de l’Ukraine, et sur lequel elle pourrait tirer pour en faire un chien domestique et obéissant ».
Autre difficulté qui n’est pas résolue : la question de la frontière orientale de l’Ukraine. Aujourd’hui, l’État ukrainien en a perdu le contrôle. Dans quelles conditions ses forces pourront-elles y revenir ? À quel moment du processus : avant ou après la tenue d’élections ?
Enfin se pose le problème de la réintégration économique et politique de ces territoires. La LNR et la DNR sont devenues, de fait, des protectorats russes. Le rouble est la devise utilisée au quotidien. Un grand nombre d’usines qui faisaient la force de l’économie locale ont été démontées et transportées en Russie. Des mines de charbon sont inondées et définitivement inexploitables. La défiance s’est creusée entre les habitants de ces territoires et le reste de la population ukrainienne. Il sera compliqué, et coûteux économiquement, de recréer les conditions d’un avenir commun.
Une voie alternative ?
C’est pourquoi une partie de ceux qui étaient sur la Place de l’indépendance, à Kiev, au moment de la révolution de l’hiver 2013-2014, prennent aujourd’hui position contre la perspective d’un accord rapide. Des intellectuels ukrainiens se sont réunis dans un « Mouvement de résistance à la capitulation ». On y trouve d’anciens diplomates comme Volodymyr Vasylenko, l’ancien ministre de l’Éducation Serhiy Kvit, ou encore Joseph Zissels, coprésident de l’Association des organisations et communautés juives d’Ukraine. Ils ont organisé à Kiev une série de manifestations, auxquelles se sont jointes des organisations d’anciens combattants et qui ont rassemblé plusieurs milliers de personnes.
Ils proposent un plan alternatif à la feuille de route des accords de Minsk. Le point central de ce plan est la demande de déploiement sur place d’un contingent international de maintien de la paix en préalable à l’organisation d’élections. Mais cette proposition a peu de chance d’être acceptée.
Depuis le début, en effet, le processus de Minsk repose sur un non-dit : le rôle de la Russie n’y est pas défini. Dans le cadre du format de Normandie, elle est traitée comme un parrain du processus de paix, au même titre que la France et l’Allemagne, et non comme un protagoniste du conflit. Ce non-dit est volontaire. Il permet de laisser une place au dialogue. Mais il a figé la situation et permis à la DNR et à la LNR de s’installer. Il a aussi préservé la Russie de sanctions plus lourdes et créé un fossé entre les parrains européens du processus de Minsk et cette société civile ukrainienne qui demande, de son côté, que l’agresseur soit clairement identifié.
Pour cette société civile, il y a aujourd’hui une crainte de voir l’Europe renouer avec la Russie au nom du pragmatisme, fermant les yeux sur les violations du droit international dans le Donbass, mais aussi en Crimée.
Car aujourd’hui, cette question de la Crimée est mise de côté. Et c’est un autre non-dit de ce processus. Chacun sait pourtant que le règlement du conflit dans le Donbass n’est qu’un préalable qui doit ouvrir la voie, un jour, à une discussion sur le sort de la Crimée. Et ce jour-là, il sera difficile de faire valoir les arguments de droit si c’est le fait accompli qui l’a emporté dans le Donbass.
Iryna Dmytrychyn, Maître de conférences en langue et civilisation ukrainiennes, Institut national des langues et civilisations orientales – Inalco – USPC et Alain Guillemoles, Maître de conférences associé au CELSA, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.