Source: Political
Galia Ackerman est spécialiste de la Russie, historienne, chercheuse associée à l’Université de Caen et journaliste. Political est revenu avec elle sur différents points d’actualité liés à la Russie actuelle.
Political : Le 7 mars dernier, la Douma a adopté une loi permettant de bloquer les sites web diffusant ce que les autorités qualifient de « fake news » et pénalisant les sites exprimant un flagrant « manque de respect» aux symboles de l’Etat, aux organes incarnant le pouvoir de l’Etat ou encore à « la société », avec des amendes et peines de prison prévues. Que doit-on penser de cette nouvelle loi ?
Galia Ackerman: Cette loi va dans le même sens que tout ce qui se passe actuellement en Russie. On a commencé par complètement sanctifier la Seconde guerre mondiale, et on continue à sanctifier tout ce qui concerne le statut de la Russie, la Russie en tant qu’Etat, la personne du président etc. Il est tout à fait logique, si l’on peut dire, qu’on adopte une loi pareille. Maintenant, le problème, c’est la définition des « fake news ». Qu’est-ce qui va être défini comme « fake news », est-ce que d’autres déviations de la ligne officielle dans l’éclairage de tel ou tel événement, peuvent être considérées comme telles ? En réalité, c’est encore un moyen très efficace de brimer toute opposition.
Aujourd’hui on s’approche du 74ème anniversaire de la Grande victoire, et je suppose que l’on peut aussi commencer à considérer comme « fake news » le fait par exemple de dire que quelqu’un comme Bandera- c’est particulièrement son nom qui fait rage-, menait un combat de libération nationale, par exemple.
Pour nous, les «fake news», c’est quelque chose qui est totalement faux. Mais si on ajoute à cela le facteur interprétatif, comme les Russes ont l’habitude de faire, on peut déclarer aussi que dans l’affaire de l’empoisonnement de Skripal, le fait que la Russie soit accusée est aussi une fake news puisque la Russie considère que ce n’est pas elle qui l’a empoisonné. En soi, combattre les fake news est une très bonne chose. La question est : qu’est-ce que les fake news selon la définition de la Douma et selon l’interprétation ultérieure par le Comité d’instruction, par les médias qui sont essentiellement à la solde du régime, et par les parlementaires eux-mêmes.
Comment s’articule l’action de Roskomnadzor, l’autorité de contrôle des médias en Russie?
Roskomnadzor est une instance qui ne se considère pas comme une instance de censure donc formellement, les Russes n’ont pas de censure. Mais la fonction de Roskomnadzor est de veiller à ce qu’il n’y ait pas de contenus qu’on peut considérer comme « terroristes », « extrémistes », « offensants » pour la religion, « racistes ». Formellement par exemple, les éditeurs ne sont pas obligés de soumettre une œuvre qu’ils publient à Roskomnadzor. Mais sachant quels sont les principes de Roskomnadzor, d’une part on pratique l’autocensure, et d’autre part, si c’est un petit tirage, un livre inaperçu, peut-être qu’on peut publier quelque chose d’assez « subversif ». Mais si jamais, par la suite, un groupe de camarades dit que dans tel livre il est écrit cela, et « nous chrétiens orthodoxes nous sommes insultés », cela peut coûter très cher à l’éditeur : c’est ici que le Comité d’instruction va entrer en jeu, faire une expertise, et va peut-être transférer l’affaire à la justice. Pour les films, ils sont obligés de les soumettre au ministère de la Culture. Pour les spectacles, on ne montre pas au ministère de la Culture tous les spectacles, mais on les montre aux antennes locales si c’est en province. A plusieurs reprises aussi, des spectacles ont été ultérieurement interdits parce que pour ces derniers, l’obligation n’est pas formelle, surtout si le théâtre n’est pas subventionné par l’Etat. Mais s’il est subventionné par l’Etat, l’Etat a son mot à dire. Formellement, il n’y a pas de censure. En réalité, il y a une censure, et même très puissante.
Le 11 mars, le Comité contre la torture (CPT) du Conseil de l’Europe a épinglé la Fédération de Russie pour des violences infligées aux suspects interpellés par les forces de l’ordre en Tchétchénie : « Les méthodes employées comprendraient l’administration d’électrochocs sur diverses parties du corps (orteils, doigts, oreilles et parties génitales, par exemple), de violents passages à tabac et des séances d’asphyxie à l’aide d’un sac en plastique ou d’un masque à gaz.» Le lendemain, les députés ont affirmé que la Russie ne pouvait plus être considérée comme un partenaire stratégique de l’Union européenne. Quelles sont selon vous les moyens de pression efficaces face au Kremlin?
Il n’y a plus de moyens de pression parce qu’aujourd’hui la Russie est presque fière d’être sous les sanctions. La rengaine est de dire « nous sommes tout seuls, tout le monde nous hait, ils veulent empêcher le développement de la Russie, toutes les raisons invoquées ne sont que des prétextes. » Ce discours a commencé avec l’annexion de la Crimée en fait : « Nous allons développer les relations avec les pays qui nous comprennent, comme la Chine, comme l’Inde, comme l’Afrique du Sud…, et nous savons que l’Occident dans son ensemble, les Etats-Unis et l’Europe, sont nos ennemis ».
J’entends à la télévision – et c’est assez récent- des propos selon lesquels l’Europe a toujours été contre la Russie, depuis des centaines d’années, qu’elle ne fait qu’essayer de contenir la Russie, que l’Europe au XXème siècle a été fasciste et reste fasciste. Que c’est l’Europe qui a élevé Hitler, et que c’est elle encore qui s’est couchée devant lui, et que les Russes ont été seuls. Dans ce discours, il ne s’agit même plus de séparer l’Europe des Etats-Unis parce que les Etats-Unis sont un grand ennemi héréditaire. L’Europe représente en fait -par rapport à Donald Trump qui ne sait pas trop ce qu’il fait-, et malgré les fissures et tous ces pays qui souhaiteraient de nouveaux rapprochements avec la Russie comme la Hongrie, l’Autriche, l’Italie maintenant, une position plus ou moins solidaire qui n’a pas encore été fissurée sur les grandes questions concernant la Russie, avec les sanctions.
Même pour une personne comme Matteo Salvini, je pense qu’il serait très difficile de reconnaître l’annexion de la Crimée par exemple. Pour l’instant, ce front qui se fissure un petit peu mais qui tient encore, est considéré par la Russie comme un front tout à fait hostile. La Russie ne paye plus d’ailleurs les contributions au Conseil de l’Europe. Elle l’a plus ou moins quitté, pas encore formellement. De toutes les façons, elle a adopté il y a un certain temps déjà une loi disant que la Constitution et les lois russes prévalent sur les lois internationales, ce qui lui permet de ne pas exécuter les décisions des instances européennes.
Malheureusement, la Russie est entrée dans une spirale où elle ne cèdera pas jusqu’à ce qu’il y ait une grande catastrophe économique ou jusqu’à ce qu’elle commence une guerre, c’est possible aussi. Cette militarisation est quelque chose d’extrêmement sérieux. Même des personnes comme Primakov, ont déjà dit qu’il fallait peut-être dompter un tout petit peu les médias parce qu’ils préparent la population à la guerre. Comme disait le grand Tchekhov, s’il y a un fusil dans le décor de la scène, il doit tirer après. Il ne peut pas être accroché là par hasard.
Comme la Russie est enfoncée dans le mensonge parce qu’elle ne reconnaît rien de ce qui lui est reproché, en commençant encore une fois par l’annexion de la Crimée, par l’intervention dans le Donbass, par son rôle dans l’abattage du Boeing malaisien, par l’affaire Skripal – et on peut allonger cette liste-, elle dément sans même se soucier des arguments et des preuves de la partie adverse. Elle accepte en quelque sorte les sanctions mais pour elle, ces dernières ne sont qu’un moyen de la contenir et d’empêcher son développement.
Régulièrement, aux informations, il est dit qu’une nouvelle arme redoutable a été élaborée, afin de montrer que le pays se développe malgré tout, et qu’il a trouvé le moyen de remplacer les importations qui tombent sous le coup des sanctions. En réalité, pour ce qui est de l’agriculture, il est vrai qu’un effort important a été fait donc elle s’est développée. Concernant le reste des « remplacements » d’importations, ce qui les empêche réellement, ce sont les sanctions bancaires parce qu’à un moment donné, elles peuvent provoquer la rupture même des liens avec le monde extérieur. Par exemple, l’une des sanctions qui a été proposée aux Etats-Unis mais n’a pas été mise à exécution, est de débrancher le système SWIFT pour les transferts monétaires. Mais nous n’en sommes pas encore arrivés aux sanctions qui paralysent vraiment l’économie russe. Il y a deux optiques au sujet des sanctions: selon l’une, il faudrait les arrêter parce qu’elles nuisent aussi à nos économies, et l’autre recommande de continuer jusqu’à ce qu’il y ait un impact. Je pense qu’il est bon de contenir la Russie étant donné ses intentions offensives. Mais va-t-on la faire plier, ce n’est pas sûr du tout. Il faut regarder la Corée du Nord… La Russie a quelques grands pays qui plus ou moins la soutiennent, tels que la Chine, mais elle n’est pas un allié très sûr. La Chine a toujours donné préférence à ses propres intérêts nationaux. Mais le commerce avec elle peut en grande partie combler ce que l’Occident lui refuse.
Je me souviens – c’est un peu cruel de dire cela-, que dans le livre « Première personne », dans lequel trois journalistes russes ont publié au moment de l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000 des entretiens avec lui, ce dernier racontait notamment son enfance. Il passait son temps dans la cour de son immeuble, dans la rue […] et raconte qu’un jour, il rentrait chez lui et dans la cage d’escalier, il y avait un gros rat. Et donc ce rat, il a essayé de le tuer, et le rat l’a attaqué. Finalement je crois qu’il l’a tué quand même. Mais j’ai l’impression que la Russie actuellement se comporte un peu comme ce rat : si elle est trop acculée, au pied du mur, elle est capable de commencer une guerre pour s’en sortir.
Jean-Luc Mélenchon a publié le 10 mars dernier un billet chez Libération, « Sortez des traités, stupides ! », dans lequel il parle de « paranoïa russophobe ». Qu’en pensez-vous ?
Ce sont les Russes, les médias et hommes politiques russes, qui parlent tout le temps de la « russophobie », parce qu’au lieu de chercher des explications raisonnables, ils cherchent des explications comme la « haine multiséculaire » de la Russie. Toute tentative de remettre la Russie sur le bon chemin, les sanctions, les condamnations, les accusations de meurtre, sont considérées comme de la « russophobie ». Jean-Luc Mélenchon, tout simplement, reprend le discours russe. Il ne faut pas oublier qu’il a été conseillé par Djordje Kuzmanovic pendant plusieurs années, et ce dernier est extrêmement pro-russe. Il a même organisé des meetings en soutien au Donbass. Je pense que -malheureusement, je ne peux pas le prouver mais cela me semble assez évident- les opinions de Monsieur Mélenchon ont subi une certaine influence de Kuzmanovic, qui est agressivement pro-russe. Et peut-être aussi que, pour quelqu’un comme Jean-Luc Mélenchon, qui est en perte de vitesse actuellement, le soutien du Kremlin ne serait pas superflu. Parce que, même s’ils ne sont peut-être pas d’accord sur tout, il ne faut pas oublier que l’un des grands moteurs de Jean-Luc Mélenchon est la lutte contre le capitalisme, l’impérialisme américain et le leadership international, et ce sont aussi des thèmes très populaires en Russie, avec des idées complotistes. Cela ne m’étonne donc pas qu’il reprenne ces thèmes-là.
Cécile Vaissié, professeure en études russes, soviétiques et post-soviétiques, spécialiste des rapports entre culture, société et pouvoir en Russie, directrice du département de russe à l’université Rennes-II et auteure en 2016 de l’ouvrage Les réseaux du Kremlin en France aux éditions Les petits matins, est poursuivie en justice pour diffamation, aux côtés de son éditrice, Marie-Edith Alouf, directrice de publication. Les audiences se tiendront les 14 et 15 mars prochain. Que dire de ces poursuites ?
Pour moi, c’est un procès un peu étonnant. L’avocat des plaignants [à l’exception de Monsieur Gueorgui Chepelev] est un avocat de Russia Today. Cela en montre la teneur. Cécile Vaissié, qui a un certain standing dans la recherche, ne dit pas que ce sont pour la plupart d’entre eux des gens à la solde de Moscou car on ne peut pas le dire : cela peut être vrai ou faux, on ne le sait pas. On n’a pas épluché les comptes bancaires. Elle a simplement rassemblé les réseaux qui véhiculent la politique de Poutine en France pour des raisons qui peuvent être diverses ; pour certains la haine de l’Occident, la haine du capitalisme, pour d’autres l’adhésion aux thèses de Poutine sur l’homosexualité par exemple, sur la famille, sur ses valeurs traditionnelles parce que le régime se dit conservateur.
Cécile Vaissié a montré toute une mouvance en France, véhiculée à travers toutes sortes de réseaux, de groupes, y compris dans l’armée, dans les médias, dans l’éducation, qui sont des soutiens de Vladimir Poutine. Mais je ne vois pas ce qu’il y a à redire à cela. Djordje Kuzmanovic par exemple, qui est l’un des plaignants, va-t-il nier qu’il a des positions pro-russes maintes et maintes fois exprimées ? Je ne comprends pas ce procès. Le livre n’a pas été un best-seller international, il s’est vendu très modestement en France, à 2500 exemplaires.
En décembre 2017 dans une tribune au Monde, vous demandiez, aux côtés d’autres spécialistes de la Russie, au président du Conseil supérieur de l’audiovisuel de suspendre l’attribution de la licence de diffusion à Russia Today (RT). Que regard portez-vous aujourd’hui à ce sujet?
Il n’y a pas énormément de gens qui regardent la télévision. Par contre, Russia Today et Sputnik sont très actifs sur internet. Il y a tous les sympathisants, et beaucoup de gens aussi parce qu’ils se positionnent d’une manière selon laquelle ils donnent un son de cloche différent, selon laquelle chez eux, on va apprendre des choses dont les autres ne parlent pas. C’est leur marque de fabrique, elle les a fait devenir extrêmement populaires dans de nombreux pays, y compris aux Etats-Unis. Ils fonctionnent selon un modèle différent du modèle classique de diffusion télévisuelle, donc le mal se fait quoi qu’il en soit.
Propos recueillis le 12 mars 2019
Par Sophie Bélaïch
Source: Political