Cécile Vaissié, Université de Lorraine
Les difficultés économiques croissantes en Russie expliquent en partie les manifestations qui, ces derniers temps, se multiplient dans le pays, de Moscou à Oulan-Oude, ainsi que la chute de la confiance en Vladimir Poutine et dans le gouvernement russe, une chute que certains observateurs jugent irréversible. En effet, l’économie russe, très en retard sur les économies occidentales, stagne depuis 2013 ; la part du PIB russe dans le PIB mondial est retombée à son niveau de la fin des années 1990, la population sent son niveau de vie se détériorer et une récession est annoncée. Or cette dégradation économique est signalée depuis plusieurs mois, avec diplomatie mais sans ambiguïté, par l’actuel président de la Cour des comptes russe, Alexeï Koudrine, qui l’explique aussi par les blocages du système politique.
Alexeï Koudrine, un « libéral » à la tête de la Cour des comptes russe
Alexeï Koudrine, qui côtoie professionnellement Vladimir Poutine depuis les années 1990, n’est en rien un opposant au pouvoir russe actuel. Il a été ministre des Finances de 2000 à 2011, et l’efficacité de ses actions d’alors est très largement reconnue : il a assaini et stabilisé la situation financière de la Russie – qui bénéficiait, certes, d’un prix du pétrole bien plus élevé que dans la décennie précédente et dans la suivante. Écarté parce qu’il critiquait la part croissante des dépenses militaires et ne s’entendait pas avec Dmitri Medvedev, il a semblé s’intéresser aux revendications exprimées par la société lors des grandes manifestations de 2011-2012 et a pris la tête d’un Comité des initiatives civiles, censé contribuer au développement du pays. Il est, de fait, assimilé au courant des « libéraux » qui voudraient rapprocher la Russie d’un certain modèle occidental et font face aux «siloviki» : ceux qui, issus de l’armée, du KGB-FSB et autres structures «à épaulettes», privilégient l’usage de la contrainte et de la force.
Alexeï Koudrine a ensuite intégré le présidium du Conseil économique rattaché au président de Russie, et en a été nommé vice-président en 2016. La même année, il a pris la tête d’une sorte de think tank proche du pouvoir, le Centre d’études stratégiques. Alors que certains espéraient le voir redevenir ministre des Finances, Vladimir Poutine l’a choisi en mai 2018 pour diriger la Cour des comptes, une fonction prestigieuse, certes, mais qui implique avant tout de contrôler les organisations et opérations financières russes, et non de définir et appliquer des politiques. Depuis 2019, cette Cour des comptes émet aussi des informations chiffrées sur la « mise en œuvre des objectifs de la nation » : justement, Alexeï Koudrine déplore de plus en plus que les objectifs fixés par les dirigeants russes ne se concrétisent pas, et attire l’attention sur les dangers dont est porteuse la stagnation économique du pays.
Une économie en stagnation
En septembre 2017, encore directeur du Centre d’études stratégiques, Alexeï Koudrine donne une conférence, diffusée par la chaîne de télévision privée Dojd’, sur les mesures à adopter pour améliorer la situation économique du pays. Il y rappelle prudemment que c’est « peut-être » parce que l’URSS avait des taux de croissance très bas (1,75 % à la fin des années 1970 et 1,3 % à la fin des années 1980) qu’elle a disparu. Or, signale-t-il, l’augmentation annuelle moyenne du PIB russe a été de 6,9 % par an entre 2000 et 2008, mais de 1 % seulement entre 2008 et 2017, et même de 0,73 % sur la période 2012-2017. Il serait donc nécessaire de réagir, et Koudrine situe l’enjeu : la Russie pourra-t-elle « demeurer une grande puissance technologique » et concurrencer sur ce plan « les États-Unis, la Chine, l’Europe » ?
L’ancien ministre s’appuie sur des chiffres. En citant le nombre des « robots multi-fonctionnels » pour 10 000 travailleurs – 448 en Corée du Sud, 292 en Allemagne, 164 aux États-Unis, 36 en Chine et 2 en Russie –, il donne la mesure du retard russe dans l’automatisation du travail. Le PIB par heure travaillée permet d’évaluer la productivité du travail : il se situe entre 66,6 et 68,3 dollars pour la France, l’Allemagne et les États-Unis, et de 25,9 dollars en Russie. Koudrine constate que la structure de l’économie mondiale a considérablement changé en dix ans suite à des innovations technologiques, mais que la Russie ne participe pas à ces évolutions. Il souligne ainsi le pourcentage des entreprises qui innovent chaque année sur le plan technologique : entre 34 et 55 % pour la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et l’Allemagne, mais 8,3 % en Russie en 2015. Pourtant, rappelle-t-il, un plan gouvernemental prévoyait en 2008 d’amener ce pourcentage à 25-40 % : « Cela veut dire que, dans le cadre de notre système de direction, nous ne réalisons pas encore les objectifs que nous nous donnons. » Cette fois, c’est l’inefficacité du politique qui est soulignée.
Pour des raisons démographiques, la population active russe baisse depuis 2008 et va se faire moins nombreuse encore. Quant aux investissements, ils diminuent depuis trois ans et les investissements étrangers sont bien inférieurs à ce qu’ils ont été : 69,2 milliards de dollars en 2013, soit plus qu’en 2009-2012 mais moins qu’en 2008 (74,8 milliards de dollars), et seulement 22 milliards de dollars en 2014, 6,9 milliards en 2015, 33 en 2016 (mais en incluant l’achat d’actions de Rosneft), 28,7 milliards en 2017 et 8,8 milliards en 2018, selon la Banque centrale de Russie. La baisse abrupte à partir de 2014 est, en grande partie, l’une des conséquences de l’agression de l’Ukraine par la Russie, mais Alexeï Koudrine préfère ne pas le signaler.
Dans sa conférence sur Dojd’, Koudrine note aussi que la part des petites et moyennes entreprises dans l’économie est trop réduite – un problème auquel Dmitri Medvedev avait prétendu en 2008 vouloir s’attaquer : celles-ci représentent, selon Koudrine, « 50-60 % du PIB en Europe », mais 20 % en Russie. En Chine, elles sont pourtant à l’origine de 65 % des brevets et de 75 % des innovations technologiques.
L’économiste en déduit que « le système de direction ne correspond pas aux défis de l’époque actuelle, fonctionne lentement, ne règle pas les problèmes » et doit donc être modifié. Il énumère les « réformes structurelles » à mener et, interrogé sur la volonté de Vladimir Poutine d’engager celles-ci, il rappelle que le niveau de vie baisse et que, selon lui, personne ne souhaite voir cette tendance se poursuivre :
« Ce n’est pas le nombre de missiles et de tanks qui va définir le destin de notre pays. Ce qui va le définir, c’est l’aptitude à faire émerger de nouvelles solutions et technologies, et ce choix décisif est l’enjeu des prochaines années. »
La nécessité d’une réforme de l’État
Six mois plus tard, et trois jours après la réélection de Vladimir Poutine à la présidence russe, Alexeï Koudrine publie un texte dans le quotidien Kommersant où il souligne que les citoyens russes « attendent la concrétisation des objectifs » annoncés pendant la campagne et, notamment, une amélioration de leur niveau de vie, ce qui implique de retrouver « des taux de croissance économique supérieurs aux taux mondiaux moyens ». Or, pour l’ancien ministre, les causes des blocages économiques sont avant tout politiques. En effet, estime-t-il, le système politique russe « n’est pas encore suffisamment concurrentiel » : il faut « le rendre plus ouvert et représentatif », accroître « l’espace de liberté » et démocratiser, car, « sans un élargissement de la concurrence politique, le développement du pays est impossible ». Koudrine appelle donc à « lancer sans tarder une réforme de l’État » : celui-ci « doit changer » pour pouvoir « concrétiser réellement le programme de développement ». L’ancien ministre se veut clair :
« Le système étatique actuel n’est pas capable de faire face aux tâches qui s’imposent au pays. Aucun progrès n’est possible sans une réforme de ce système ; aucun objectif ambitieux ne peut être atteint. Nous voulons une croissance supérieure aux taux mondiaux moyens ? Changeons le modèle de direction étatique. »
Dans la lignée de sa conférence de 2017, Koudrine incite à investir davantage dans l’éducation et la médecine, ainsi que dans les infrastructures, à « soutenir les entrepreneurs par des actes, et non des paroles », et à relancer le développement technologique du pays pour que l’économie ne repose plus essentiellement sur les matières premières, mais devienne concurrentielle, modernisée et tournée vers l’exportation. Enfin, la Russie doit mener « une politique transparente et prédictible ». L’ancien ministre ne précise toutefois pas plus concrètement en quoi devrait consister la réforme de l’État qu’il appelle de ses vœux, mais il laisse deviner que c’est l’efficacité de celui-ci qui doit être améliorée : des objectifs économiques et structurels sont annoncés au plus haut niveau de l’État russe, mais ne sont pas concrétisés.
Une société très différente de celle prônée par la propagande étatique
En février 2019, Koudrine déclare de nouveau qu’en ce qui concerne la productivité du travail, la Russie a quarante ans de retard sur les pays développés. Certes, concède-t-il, cette productivité a augmenté de 55 % entre 2000 et 2016, mais elle doit être doublée pour que le taux de croissance de l’économie dépasse les 3,5 % avant 2035. Or le Moskovskij Komsomolets rappelle qu’en mai 2012, le président Poutine fixait déjà comme objectif une augmentation de 50 % pour la productivité du travail sur la période 2011-2018, mais que l’augmentation a été, en fait, de 5,5 %. La productivité a même baissé en 2015 et 2016 ; depuis, cet indicateur n’est plus publié. C’est bien le décalage entre objectifs fixés et réalisations obtenues qui est de nouveau souligné, ainsi que la volonté de dissimuler ce décalage.
Au tout début juillet 2019, Alexeï Koudrine jette un autre pavé dans la mare sur une question où il n’était pas attendu. Il proclame, en effet, que la Russie ne peut être considérée comme le numéro 1 pour les « valeurs traditionnelles » – ce qui est pourtant l’une des assertions majeures du soft power russe à l’étranger. Là encore, il s’appuie sur des données chiffrées : 63 % des mariages en Russie se terminent par un divorce, alors que ce pourcentage est de 48 en Suède et de 38 en Allemagne ; le taux d’avortements pour 1 000 naissances en Russie est le double de celui des États-Unis ; la mortalité infantile est presque trois fois plus élevée en Russie qu’en Finlande ; quant au pourcentage des enfants vivant dans la pauvreté, il est passé entre 2013 et 2016 de 19 à 26 %.
Une fois de plus, Koudrine souligne ainsi l’écart entre le discours officiel et les réalités russes, ainsi que le retard sanitaire du pays. Et lorsqu’il appelle à réformer l’école et le système d’aides financières aux mineurs, il n’a pas à préciser que ces mesures nécessitent des financements et, donc, une économie en expansion.
Le président de la Cour des comptes dresse un tableau inquiétant de la situation économique, politique et même sociale en Russie. S’exprime-t-il ainsi parce qu’il est un professionnel soucieux de l’avenir de son pays, ou parce qu’il est autorisé à rassurer la société en lui démontrant que les problèmes sont identifiés ? Peu importe : un diagnostic a été établi, et il conviendra d’observer si les préconisations d’Alexeï Koudrine seront appliquées, comme il le souhaite, avant les prochaines élections législatives de 2021 et si, surtout, la situation économique et, donc, sociale va s’améliorer…
Cécile Vaissié, Professeure des universités en études russes et soviétiques, Université de Rennes 2, chercheuse au CERCLE, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.