Bertrand Badie, Sciences Po – USPC
Le choc du 8 novembre le montre très bien: les questions posées par la mondialisation dominent les agendas politiques, les organisent et surtout les dramatisent. L’élection présidentielle américaine en est bien la preuve et ne fait que rejoindre ce qu’on observe ailleurs : en Grande Bretagne sous forme de Brexit, dans un grand nombre d’États européens aux prises avec les périlleuses mutations de leur classe politique, mais bien plus loin encore – songeons aux Philippines de Rodrigo Dutertre. Aux États-Unis, d’une campagne électorale étrange, anormalement violente, aux résultats que nous venons de connaître, les nouvelles règles du jeu mondial n’ont eu de cesse de se dessiner.
Trois voies
Au fil des événements, trois voies se dessinent, actualisant les postures internationales d’une grande puissance. Adhérer à la mondialisation pour étendre ses propres valeurs grâce à ses atouts : c’est la voie Clinton, déjà annoncée en termes plus rudes par le néoconservatisme de naguère. Tenter de la contrer au nom d’une force accumulée afin de la soumettre à ses propres objectifs nationaux : c’est la voie Trump, mâtinée d’un vieux nationalisme remis au goût du temps. Choisir de s’y confier, pour réduire la voilure des ambitions nationales et s’efforcer de recueillir les bienfaits d’un libéralisme rénové : ce fut la voie Obama, absente de cette campagne, mais que Bernie Sanders s’était efforcé de gauchiser en la réorientant vers la solidarité au-dehors, la protection sociale au-dedans, la régulation dans l’un et l’autre.
De façon remarquable, chacune de ces voies dispose de son prolongement ou de son écho chez les autres. La première séduit l’ordinaire de la classe politique française, amendée par l’effet modérateur de moyens plus modestes : les deux derniers présidents français y ont, en tout cas, cédé. La deuxième a des échos chez Vladimir Poutine, Recip Tayyep Erdogan, Viktor Orban, et peut-être chez le «nouveau Sarkozy», dans sa version 2017, comme au Front national: tous se régalent de l’affirmation nationale déclinée de façon plus ou moins rude. La troisième fait, hélas, moins recette, même si elle semble séduire certains Européens, à l’instar des dirigeants allemands.
Des électeurs en avance sur les commentateurs
En gagnant de l’autre côté de l’Atlantique, Donald Trump n’a pas seulement démenti les sondages : il a aussi balayé un siècle de science politique aussi conformiste qu’aveugle. On n’osera plus dire que l’international ne préoccupe pas des électeurs qui sont en avance sur les commentateurs : ce n’est plus la vieille géopolitique qui mobilise, mais une mondialisation elliptique, destabilisatrice, dont aucun acteur politique ne sait présenter les vertus crédibles dont elle doit se parer pour être acceptable, voire aimable.
On n’osera plus recycler les vieilles grilles d’analyse qui font du candidat qui se conforme aux normes de l’impératif médiatique le favori de l’élection. La caste politique devra enfin admettre que l’écriture automatique des programmes ne correspond plus aux attentes d’un électorat qui vit en direct les mutations mondiales et qui ne trouve, face à lui, qu’une classe préoccupée de se reproduire au pouvoir et de maintenir son étroite endogamie. Présidents battus ou rejetés qui se représentent, présidents passés qui envoient leur fils ou leur compagne se faire élire à leur place.
Vigueur anti-establishment
De ces spectacles irréalistes, le populisme sort vainqueur, dans sa vigueur anti-establishment. Il gagne en jouant précisément de cette mondialisation trop facilement reconvertie en une machine capable de renouer avec l’égocentrisme national. Peu importe qu’en procédant de la sorte, il mente, simplifie, se complaise paresseusement dans le recyclage d’un nationalisme aussi périmé qu’inadapté. Le mensonge aide à armer la contestation, mais le populisme est précisément en train de sortir de la contestation pour devenir un acteur du pouvoir. Tout le drame est là.
On peut raisonnablement penser qu’il n’ira pas plus loin, car il n’en a probablement pas les moyens : d’acteur de pouvoir, il n’est pas dit qu’il deviendra acteur de gouvernement tant ses « solutions » sont éloignées de la réalité de la gouvernance mondiale qui, semble-t-il, devrait le banaliser dans sa stérilité. Dégonflés comme des baudruches, les Boris Johnson ou les Trump n’auront, dans leur absence de pensée, qu’à s’aligner sur la médiocrité de ceux qu’ils dénonçaient encore hier.
Il reste qu’on ne soigne jamais bien le mal par le pire. Ces parcours populistes, en Grande-Bretagne hier, aux États-Unis aujourd’hui, en France au printemps prochain distillent, pour gagner, les poisons mortifères : identitarisme, haine du migrant, détestation de l’autre, dans sa religion, sa couleur ou sa nationalité, procès en sorcellerie faits à l’islam ou à tout ce qui ne vous ressemble pas. La politique d’aujourd’hui se construit sur l’emballement de comportements sociaux qui ne bénéficient de l’appoint d’aucun visionnaire. Et ceux qui, dans la classe politique, sont privés de cette vertu viennent au contraire en tirer parti.
Bertrand Badie, Professeur de Sciences politiques, Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.