Divina Frau-Meigs, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC
Les conditions d’émergence de la désinformation en ligne et hors ligne, à partir de 2012 aux États-Unis, sont importantes à cerner pour en comprendre la spécificité et pour en maîtriser les réponses. Elles s’inscrivent dans la suite du tournant social, qui a vu la naissance des médias sociaux (2005-2007), faisant passer Internet du Web 1.0 au Web 2.0, avec des capacités d’interactions décuplées et des modèles d’affaires avérés (et confirmés par l’entrée au Nasdaq de Facebook et Twitter en 2012).
Ce tournant social a aussi mis l’accent sur le rôle de la donnée et des algorithmes, sous la forme de big data aux utilisations multiples (data analytics, deep machine learning…). Il prépare les conditions de mise en œuvre de l’intelligence artificielle via la puissance de calcul de l’informatique nuagique.
Il donne place à une géopolitique du net qui se joue hors sol, loin des regards du grand public, et de la plupart des décideurs, avec des batailles pour la souveraineté virtuelle, dont les désordres de l’information, notamment les menaces hybrides, ne sont que le commencement. Cette géopolitique se situe dans le nuage informatique, mais est ancrée dans des « continents virtuels » qui défendent des idéologies spécifiques. Elle est le lieu d’énormes combats d’intérêts dont les retombées sur les États membres portent atteinte à leur souveraineté.
Le tournant social dans le numérique : du surf à la mine
Le changement de métaphore est éclairant sur ce tournant social : l’image ludique des débuts d’un Internet où l’usager surfe sur la vague aérienne du web s’est transformée en l’image moins plaisante de la descente dans la mine pour exploiter les données, où l’usager est un ouvrier du clic qui s’ignore. L’expression américaine « data mining » est très pragmatique et réaliste sur le sujet. À l’incroyable légèreté de l’être en ligne s’est ajoutée la lourdeur de la pollution causée par les data centers.
Yochai Benkler renforce cette représentation en couches géologiques à exploiter dans sa description des trois niveaux de l’Internet.
- La couche physique (l’infrastructure des télécoms, câbles, terminaux…) permet à l’information de voyager ;
- la couche logique (codes, protocoles, adresses, logiciels…) lui vaut d’être modifiée ;
- la couche des contenus lui donne accès aux usagers dans tous les secteurs (culture, commerce, droit…).
Ces trois couches constituent la nouvelle géopolitique de l’Internet, caractérisée par la déterritorialisation (transfrontières) et l’horizontalité des échanges (fin des intermédiaires pré-numériques dans la chaîne des valeurs). Elle convoque irrésistiblement une autre métaphore, celle de nouveaux continents, où des milliards d’usagers explorent toutes sortes d’applications et génèrent toutes sortes de contenus.
Le continent bleu
De fait, l’Internet commercial américain, dès sa naissance en 1996, a développé toute une « dorsale » (Internet backbone) qui lui permet de traverser toutes les couches d’Internet et de créer « le continent bleu », riche en opérateurs (Cisco, Comcast…), en systèmes d’exploitation (Apple, Microsoft…), en navigateurs (Safari, Chrome, Edge…) en moteurs de recherche (Google, Bing, Yahoo) et en médias sociaux (Facebook, YouTube, Twitter…).
Le choix du bleu comme bannière est, en fait, une stratégie de marketing, pour permettre une meilleure reconnaissance et placement de la marque à travers des logos spécifiques (voir figure 1). Mais il n’est pas le fruit du hasard : c’est la couleur de l’apaisement qui ôte toute dimension anxiogène et rappelle la métaphore du surf. Il connote l’idée de liberté, de plaisir et de consommation illimitée sans danger.
Le continent orange
En parallèle à ce continent commercial s’est développé «le continent orange», caractérisé par une offre «libre», non propriétaire. Ici aussi la couleur est chargée de signification: l’orange projette une forme de joie sauvage et une énergie créatrice débordante. C’est aussi la couleur de la résilience et de l’alternative, signifiée par le code source ouvert (open source) qui sous-tend la dorsale de ce continent (voir figure 2).
C’est un environnement décomplexé, solidaire et participatif, avec tout un bestiaire plus ou moins imaginaire (renard, gnou, pingouin, canard, lémur, sphinx…). Il se réclame de l’Internet des débuts, plus éthique et plus transparent que celui du continent bleu aux algorithmes propriétaires secrets.
Aux côtés de ces deux espaces, liés au système démocratique des pays occidentaux, se sont construits deux autres continents aux objectifs moins alignés sur ceux des fondateurs du réseau des réseaux, préoccupés de libérer l’information sous toutes ses formes, comme le dit Tim Berners-Lee, l’inventeur du web, il y a 30 ans.
Le continent rouge
La Chine est le seul autre pays souverain, hormis les États-Unis, à avoir développé un autre continent, «le continent rouge» (voir figure 3). Celui-ci est aussi doté d’une dorsale complète: des opérateurs (China Unicom), des systèmes d’exploitation (Huawei), des moteurs de recherche (Baidu) et des réseaux sociaux (Sina Weibo, YouKu, TikTok).
Dans le contexte chinois, outre qu’il représente la couleur du drapeau national, le rouge connote le bonheur et la chance. Il réfère aussi au communisme, avec son contrôle spécifique de l’Internet et sa censure de l’information au sein de la grande muraille électronique de Chine.
Ce continent commence à susciter la controverse en Europe du fait du réseau social TikTok (collecte illégale de données d’enfants) et de Huawei (soupçons d’espionnage et de surveillance de masse).
Le continent noir
Par ailleurs, toutes sortes d’autres acteurs, aux objectifs plus ou moins avoués, allant de la vente d’armes et de drogues au terrorisme, se sont regroupés pour exploiter «le continent noir» à des fins illicites et illégales (voir figure 4). Le noir est associé au « dark web » ou au « deep web », un continent des profondeurs, où l’image de la mine trouve toute sa réalité (les systèmes d’exploitation comme I2P y creusent des « tunnels » pour garantir l’intraçabilité).
Le noir connote le mystère et le secret, voire le mal ou la mort. Il est connecté au cryptage et au chiffrement ainsi qu’à l’anonymat. L’information y est considérée comme relevant du secret et du pouvoir (d’où l’association au violet, couleur froide associée à l’initiation, qui peut agir dans les deux sens : pour protéger comme pour attaquer).
C’est un continent chaotique, où résident les pirates de l’information et les trolls, tout comme des espions et des acteurs tiers, qui se jouent des systèmes de sécurité des usagers individuels comme des États. Il a été porté à la connaissance du grand public à cause des désordres de l’information qu’il a occasionnés, la radicalisation en ligne et la désinformation en particulier.
C’est un espace où se préparent les «menaces hybrides», à savoir la mise en œuvre coordonnée et intégrée de modes opératoires numériques tels que la désinformation, pour déstabiliser un État ou une région.
La souveraineté virtuelle en lice
Ces continents dans le cloud, hors sol tout en ayant des retombées de plein sol, remettent en cause la souveraineté des États nations telle que conçue au XIXe siècle et imposent une souveraineté virtuelle qui est en passe de prendre le pas sur la souveraineté réelle. Ces continents sont également en lutte les uns contre les autres, notamment pour asseoir leur ascendant sur les continents réels…
Il est grand temps de se confronter aux vulnérabilités de l’information et, par contrecoup, de nos systèmes démocratiques et médiatiques. Cela passe par une formation accélérée de nos décideurs et de nos citoyens, pour créer non seulement de la résilience, mais aussi de la prise de décision effective et anticipative.
Il est grand temps, aussi, de se mobiliser pour que cette souveraineté des continents virtuels soit reprise en main par les États et leurs citoyens, car de fait, elle relève des activités humaines et des valeurs que nous voulons leur donner.
D’où le rôle central de l’Éducation aux médias et à l’information (EMI) comme lieu de réflexion sur la valeur et l’intégrité de l’information, dans et hors l’école, pour les jeunes comme pour les adultes. L’EMI, notamment parce qu’elle mobilise des compétences en compréhension de l’environnement médiatique et numérique (géopolitique des continents, concentration de la propriété des médias et plates-formes, publicité, viralité, automaticité…), peut expliciter la complexité de la désinformation.
Le rôle des usagers et leurs pratiques ne peuvent être séparés du design des plates-formes et de ses contraintes (terms of service, algorithmes…), des questions de propriété des médias (modèles d’affaires, alternatives non-propriétaires du continent orange) et des options de droit (gouvernment vs gouvernance, régulation vs autorégulation, souveraineté des États-nations vs souveraineté des plates-formes).
Il est urgent de la mettre sérieusement en place, dans et hors l’école, pour éviter de faire de nos citoyens des usagers bipolaires, pris aux pièges de ces continents qu’ils habitent à leur insu et dont les maîtres connaissent tout d’eux. Changer nos représentations et modifier notre imaginaire du net peuvent nous aider à le considérer autrement. Et à mieux nous sensibiliser aux défis qui nous attendent pour contrer les désordres de l’information à venir et imaginer les nouvelles formes de souveraineté à inventer.
Divina Frau-Meigs, Professeur des sciences de l’information et de la communication, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.