Nicolas Tenzer, Sciences Po – USPC
Dans un entretien très commenté avec le Financial Times, Vladimir Poutine a exprimé de manière nette son opposition au libéralisme. Reprenant son discours classique contre les valeurs d’une société ouverte, tolérante et diverse, il a également emprunté aux extrêmes droites un propos hostile aux migrants et réfugiés. En soi, cela n’a rien de surprenant, à ceci près qu’il a exprimé de manière officielle ce qui était le moteur principal de son action, à nos yeux évident depuis longtemps.
Il n’est toutefois pas certain que chacun perçoive les implications stratégiques et la grammaire propre que cette position implique et en tire les conséquences dans l’analyse de la stratégie russe et dans l’action. Il serait facile, devant l’ampleur de ses effets, d’y discerner un propos à destination intérieure, visant à légitimer la persécution des dissidents et des homosexuels, les atteintes aux droits de l’homme et la mise au pas de la presse.
On y verra aisément aussi une «explication» de son soutien aux mouvements extrémistes en Europe avec lesquels la convergence idéologique est désormais claire – ces mouvements ayant remplacé les « partis frères » – communistes – du temps de l’URSS. Dès avant leur entrée au gouvernement, des accords avaient été conclus entre la Lega italienne et le FPÖ autrichien et le parti de Poutine, Russie Unie.
L’horizon de la guerre
Mais pour le reste, entend-on déjà, la Russie de Poutine serait un pays « normal » avec lequel on pourrait conclure des accords, commercer, attendre une réciprocité, bref un pays qu’il faudrait « comprendre » et dont on devrait prendre en compte, selon les règles de la géopolitique classique, les « intérêts ».
Poursuivre dans cette voie serait s’égarer, parfois pour se rassurer à bon compte, souvent en cédant à une paresse de l’esprit. C’est aussi, consciemment ou non, le résultat d’une propagande douce souvent plus invasive que la désinformation lourde. Cela conduit à refuser de prendre le président russe à la lettre et de percevoir peut-être, car il fait depuis longtemps ce qu’il a dit récemment, le changement de paradigme qu’il a déjà opéré.
Dans un article important, Natalie Nougayrède rappelait que l’essentiel était peut être moins le discours que la réalité de la Russie, en particulier depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir: la guerre. Ces presque 20 ans de guerre (Tchétchénie, Géorgie, Ukraine, Syrie…), quasi incessante, succédaient d’ailleurs aux 10 ans de guerre soviétique en Afghanistan et aux 9 ans de guerre de l’ère Elstine. Guerres marquées par l’impunité et le crime, écrit-elle, dont l’Occident « n’a pas compris qu’elles finiraient par définir la structure du pouvoir de la Russie et comment elle se définit par rapport au reste du monde. » Dès lors, conclut-elle, notre indignation devant l’anti-libéralisme de Poutine ne doit pas masquer la vraie question, celle des « crimes répétés et délibérés sur des civils et de sa responsabilité pour ceux-ci ».
On doit certes, comme l’a fait le président du Conseil européen, Donald Tusk, répondre à Poutine en opposant les valeurs libérales de l’Europe, en particulier le règne de la loi, les droits de l’homme et les libertés, qui ne sont pas obsolètes. Mais le domaine des valeurs ne s’arrête pas aux frontières des États et les crimes de guerre commis par le Kremlin ne sont que le prolongement international de son antilibéralisme.
Autrement dit, il ne s’agit pas seulement d’opposer le modèle de la démocratie libérale à l’autoritarisme antilibéral poutinien, mais de s’opposer aux actes qui le traduisent. Délier ces deux dimensions conduit non seulement à ne rien comprendre, mais surtout – ce qui est le but recherché par la Russie – à ne rien faire.
Guerre idéologique, idéologie de la guerre
Sur le plan idéologique, l’antilibéralisme tel que l’exprime Vladimir Poutine est une guerre totale aux principes qui sous-tendent l’ordre international. Il implique logiquement que le droit international (respect des frontières et des traités), et en particulier le droit humanitaire international, sont devenus « obsolètes », ainsi que le fonctionnement normal des institutions multilatérales, en particulier le Conseil de sécurité des Nations unies.
Cette idéologie n’est d’ailleurs pas seulement affirmée, mais mise en pratique en Ukraine et en Syrie, comme elle le fut jadis en Tchétchénie, qui en constitua d’une certaine manière la première répétition. Innombrables sont les articles qui s’interrogent sur le dessein du maître du Kremlin et sur l’existence ou non d’une stratégie planifiée d’avance. Il est probable qu’il n’en a pas au sens militaire du terme ni dans les termes classiques des relations internationales. En revanche, sa stratégie idéologique commande tout.
Plusieurs signes en témoignent. D’abord, si l’on raisonne en termes rationnels, auxquels répond la notion classique d’intérêts, rien ne permet de conclure que ces opérations meurtrières correspondent à un intérêt stratégique de la Russie. Au contraire, une entente pacifiée avec ses voisins et l’Europe, un renforcement des accords avec l’OTAN et une participation active à un processus qui aurait visé à la sortie d’Assad auraient permis à la Russie de jouer un rôle important et constructif sur la scène internationale.
Ils auraient surtout renforcé l’économie et, partant, le soutien au président russe. Au demeurant, même si l’on prend les opérations russes en Syrie depuis septembre 2015, rien sur le plan militaire ne justifiait les exactions délibérées et gratuites sur les civils qui ne sont rien d’autre que des opérations de terreur comme il a pu en exister en Tchétchénie.
Ensuite, l’habillage rhétorique sur l’humiliation et la grandeur perdue et à retrouver ne tient pas la route, et est au mieux second par rapport à la perspective idéologique. Ces perceptions ne sont pas « naturelles », mais le fruit d’une opération de propagande mise en œuvre par les idéologues russes et les médias sous contrôle.
Galia Ackerman a récemment démontré dans un livre magistral, Le régiment immortel, comment celle-ci fonctionnait en liant l’épisode de la « Grande Guerre patriotique » à une entreprise contemporaine de mobilisation belliqueuse. La réhabilitation de Staline, largement encouragée par le pouvoir, va aussi dans ce sens, alors que l’économie russe s’effondre et que la pauvreté explose.
Enfin, l’idéologie a ceci de propre qu’elle est toujours négation du futur. La stratégie idéologique constitue l’effondrement de la stratégie. L’idéologie ne conduit pas à une situation prédéterminée à l’avance, mais n’est que le développement logique d’une idée qui n’a pas de fin. Elle ne vise pas à façonner le monde, mais à le soumettre à sa loi, sans la visée d’un but.
De fait, on voit bien ce que Poutine entend détruire, mais il n’a pas de projet de construction. Il ne prépare pas un stade où la Russie serait plus puissante et prospère, mais pourrait fixer l’ordre du jour par destruction des autres. La volonté de démanteler et de diviser l’Europe, de rendre impossible dans les pays de l’ancienne URSS une expérience démocratique réussie et le soutien à des dictatures criminelles ne résultent pas d’un projet de domination organisé, mais correspondent à un dessein purement idéologique : favoriser l’échec de toute forme de société démocratique et libérale pour s’imposer comme modèle unique.
Une nouvelle Guerre froide ? Comparaison n’est pas raison
Cela oblige à éclairer les propos parfois entendus sur une nouvelle « Guerre froide » qui nous opposerait à la Russie de Poutine. Comme souvent, la comparaison est d’une portée limitée sur le plan historique. La période actuelle n’est pas marquée par la course à la parité en matière d’armement, nucléaire et conventionnel, entre deux blocs.
Les conflits que conduit la Russie aujourd’hui en Ukraine et en Syrie ne constituent pas un affrontement direct avec les États-Unis ou les Alliés comme pendant les guerres du Corée et du Vietnam, ni même d’Afghanistan. Malgré les actions d’influence actuelle de la Russie en Afrique ou en Amérique latine, comme au Venezuela, nous sommes plus dans une logique de dominos ni d’ailleurs de containment.
Le soutien apporté par la Russie aux mouvements d’extrême droite et ses actions d’agit-prop ne sont pas identiques au soutien organisé aux partis communistes partout dans le monde et il n’y a plus l’équivalent d’une Internationale communiste. Nous n’avons pas assisté aujourd’hui à l’équivalent des interventions soviétiques en Hongrie (1956) et Tchécoslovaquie (1948 et 1968), et il n’y a rien d’équivalent aux crises de Berlin (1948) et à celle des missiles à Cuba (1962).
Des interventions extérieures pour consacrer la défaite des principes démocratiques
Si la guerre actuelle de la Russie n’est donc pas équivalente à la Guerre froide, elle reste toutefois un conflit systématique qui se traduit en guerres chaudes. L’invasion du Donbass s’est soldée par plus de 13 000 morts, des dizaines de milliers de blessés et plus d’1,5 million de déplacés.
Pour retrouver l’équivalent de l’annexion illégale de la Crimée, il faut remonter à celle des Sudètes par l’Allemagne nazie. Sans avoir l’ampleur des déportations de masse effectuées sous Staline, la persécution des Tatars de Crimée, avec son lot de disparitions forcées, d’emprisonnements arbitraires, de harcèlement et d’éradication culturelle, traduit une volonté d’éradication.
L’assassinat ou la tentative d’assassinat d’opposants russes à l’étranger rappelle également certaines périodes de la Guerre froide. Les ingérences en Afrique et le soutien aux dictatures en Amérique latine et au Moyen-Orient miment aussi des époques plus anciennes avec des méthodes en partie différentes. Enfin, la guerre idéologique contre les valeurs occidentales transpose à l’ère du numérique certaines méthodes du Komintern.
Surtout, la guerre en Syrie, marquée d’abord par le soutien actif du régime Assad, puis à partir de septembre 2015 par une participation directe de Moscou aux opérations et aux crimes de guerre, révèle le passage d’une idéologie de mépris des droits fondamentaux à une action ouverte d’extermination des populations civiles comme pour marquer sa capacité d’impunité et consacrer au grand jour la défaite des principes de pays démocratiques.
Casser les règles à tout prix
Le point commun à la période soviétique et à la nôtre réside dans le combat idéologique. Une opinion commune veut que l’effondrement de l’URSS ait marqué la fin de l’opposition doctrinale entre non seulement le monde dit « libre » et l’espace communiste en raison de sa disparition, mais aussi entre l’univers démocratique et tout autre système.
Certes, en 1991, il existait encore des régimes autoritaires, d’inspiration communiste ou non, mais il n’y aurait plus sur le plan conceptuel d’opposition entre deux systèmes de pensée différents. Le système de démocratie libérale serait désormais le seul à pouvoir être perçu comme légitime. Cette assertion trop rapide est certes oublieuse d’autres proclamations, soit de régimes conservateurs d’inspiration islamiste radicale assez différents (Iran, Arabie saoudite, Brunei notamment), soit de dirigeants qui entendent opposer un particularisme culturel et politique au principe même de valeurs universelles – ce dont la proclamation de « valeurs asiatiques » par Mahathir est le symbole. L’hindouisme conservateur de Narendra Modi va dans le même sens, mais aucun des deux n’exprime une volonté prosélyte.
Par son action dont les dernières déclarations au Financial Times expriment la logique, Poutine entreprend de systématiser un ensemble doctrinal en opposition exacte avec les valeurs du monde libre. Il ne conduit pas seulement son discours d’opposition pour proclamer une immunité du territoire russe par rapport à ces principes, mais il entend en faire la règle du nouveau monde. Mais quelle règle ?
Le système communiste, les violât-il et les pervertît-il continuellement, disposait d’un socle de principes formellement stables. Il inversait le sens des mots et des concepts de façon orwellienne pour tenter de détruire la perception du réel, mais il se targuait de respecter les règles et les institutions.
Le système de Poutine, s’il emprunte à cette subversion des notions, entend saper tout ce qui peut rester de règles tant sur le plan intérieur qu’au niveau international. Le système soviétique avait un projet clair de domination et d’expansion et entendait que le monde entier devienne soviétique. Il était guidé par un principe messianique. La visée de Poutine est moins la conquête et l’allégeance que la destruction et le chaos. Il ne veut pas remplacer les principes du monde libre par une idéologie, mais casser les règles de l’ordre international et celles de l’ordre interne des pays sans imaginer un autre monde, sinon celui de l’absence de normes.
La règle contre le chaos
Le risque ouvert par la Russie de Poutine, que nous avions qualifié de systémique en ce qu’il concerne autant nos valeurs, notre intégrité politique et notre sécurité, oblige à repenser nos méthodes d’action sur le plan international et notre diplomatie.
D’abord, toute concession, même purement verbale, envers le régime de Poutine traduirait une méconnaissance de la manière dont il fonctionne. Depuis l’annexion de facto de deux provinces de la Géorgie en 2008, soit 20 % de son territoire, il n’a jamais opéré la moindre concession. Toute faiblesse constitue un encouragement à poursuivre son offensive.
Sur le plan intérieur, les dissidents l’ont bien compris, qui réclament non pas moins de sanctions, mais au contraire plus – on pense notamment au Magnitsky Act, lequel ne vise d’ailleurs pas que Moscou mais l’ensemble des régimes qui commettent des violations des droits de l’homme.
La récente réadmission de la Russie au sein de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, à laquelle avait œuvré la propagande russe, ne s’est pas accompagnée de la libération – demandée par le Tribunal international de la Mer à Hambourg – des 70 prisonniers politiques et 24 marins ukrainiens, illégalement détenus par Moscou. Ni par une attitude coopérative dans l’enquête sur la destruction du vol MH17, la fin des agressions dans le Donbass, l’amorce de son retrait de Crimée et l’arrêt des bombardements de civils en Syrie. Elle ne garantit aucunement une acceptation par la Russie des jugements de la Cour européenne des droits de l’homme que le Kremlin refuse d’appliquer et dont la « légalité », en vertu d’une loi de novembre 2015, est soumise à la conformité de la Constitution russe.
Ensuite, c’est se tromper soi-même que d’estimer que le régime russe fonctionne selon la logique classique d’une négociation internationale et qu’on pourrait en espérer quelque chose en Ukraine et en Syrie. Il n’y a jamais eu d’avancée concrète sur ce point et il n’y en aura jamais : les crimes de guerre en Syrie continuent aujourd’hui dans la région d’Idlib. Cela pourrait être le cas pour un État qui fonctionne selon des critères rationnels et selon une logique classique d’intérêts. Ce n’est pas le cas avec les dirigeants actuels du Kremlin en raison de leur logique radicale et de la nature même du système de pouvoir russe.
Enfin, il faut prendre au sérieux la guerre idéologique de la Russie car elle correspond à une offensive, globale quoique différenciée dans ses méthodes et ses visées, de l’ensemble des régimes autoritaires, de la Chine à l’Arabie saoudite, en passant par l’Iran, l’Égypte, voire les États-Unis de Donald Trump.
Au moment où des peuples, non seulement dans les rues de Moscou, mais aussi à Hong Kong, en Algérie, au Soudan, au Venezuela et dans les régimes illibéraux en Europe, manifestent pour le droit, la liberté et la démocratie, nous devons rappeler la vertu de principes dont la portée est universelle par-delà les cultures, les religions et les traditions. Nous ne pourrons aider ces combattants de la liberté que si nous restons d’une inflexibilité totale quant aux règles du droit international et du droit humanitaire.
Nicolas Tenzer, Chargé d’enseignement International Public Affairs, Sciences Po – USPC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.