Les actualités dans la rubrique «Contexte» sont pas des fakes. Nous les publions pour vous informer des événements de la guerre d’information entre l’Ukraine et la Russie.
Le chef de l’église catolique et son homologue de l’église orthodoxe de Moscou et des toutes les Russie doivent se rencontrer ce vendredi à Cuba. Ce sera une rencontre historique. Les Greco-catholiques ukrainiens regarderont cet événement avec une attention particulière alors qu’un concile panorthodoxe doit se tenir en Crète, en juin 2016.
La rencontre du 12 février sur le tarmac de l’aéroport de La Havane entre le pape François et le patriarche Kirill est insolite. Après avoir attendu tant d’années la rencontre entre le chef de l’Eglise de Rome et celui de l’Eglise de Moscou on pouvait espérer un peu mieux qu’une rencontre de deux heures sur l’aéroport international d’un pays communiste.
Bien entendu il faut se réjouir lorsque deux Eglises décident de se parler au niveau de leur primat. Et cependant on ne peut ignorer les attaques répétées de l’Eglise russe à l’encontre de l’Eglise grecque catholique ukrainienne depuis au moins trois décennies. Les deux Eglises de Rome et de Moscou ont deux points de vue qui paraissent irréconciliables au sujet de cette Eglise orthodoxe de la métropole de Kiev devenue catholique en 1596 après que les chrétiens de la Rus’ aient été conduits à choisir la tutelle de Rome au détriment de celle d’Istanbul. Moscou, qui, devenue autocéphale au XVIe siècle, n’a pas accepté que l’Eglise de Kiev maintienne sa fidélité au concile d’unité de Florence de 1439 entre les Eglises d’Orient et d’Occident. Aussi a-t-elle considéré (à tort comme l’a montré Borys Gudziak dans Crisis and Reform) la présence de cette Eglise orthodoxe de Kiev unie à Rome comme le fruit du prosélytisme latin. Rome a au contraire bien compris que cette Eglise était orthodoxe dans sa foi comme dans ses rites mais n’a pas voulu jusqu’à ce jour lui reconnaître la dignité de patriarcat afin de ne pas déplaire à la puissante Eglise de Moscou.
La tension entre les deux Eglises a connu son apogée en 1946 lorsque le patriarche Alexis de Moscou a accepté l’oukaze de Staline lui demandant d’incorporer de force l’Eglise grecque catholique ukrainienne (désignée de la sorte à partir du XIXe siècle en raison de sa foi grecque-orthodoxe et de sa juridiction catholique). Le patriarcat de Moscou organisa en mars 1946 à Lviv un synode proclamant le rattachement des Ukrainiens unis à Rome alors que tous les évêques de cette Eglise se trouvaient en prison.* Jusqu’à aujourd’hui l’Eglise russe n’a toujours pas demandé pardon pour ce geste qui a conduit à l’interdiction totale de l’Eglise grecque catholique et à la mort de dizaines de milliers d’Ukrainiens au Goulag. Pourtant les survivants grecs catholiques de cette période, après la chute de l’URSS, ont proposé des gestes de réconciliation avec Moscou. Mais Moscou, redoutant que la vérité ne soit dévoilée et restant figée sur le logiciel stalinien de la « 5e colonne du Vatican », a toujours préféré se présenter comme la victime du « prosélytisme uniate ».
Cette rencontre de Cuba a lieu également alors que le patriarche Bartholomée de Constantinople annonce la tenue d’un concile panorthodoxe pour le mois de juin 2016 en Crète. Le patriarche Kirill se trouve obligé de reconnaître la primauté de l’Eglise de Constantinople malgré qu’il ait mis en doute à plusieurs reprises le leadership du siège de Constantinople sur le monde orthodoxe. Mais il a accepté de se rendre en Crète contre la garantie que l’Eglise orthodoxe du patriarcat de Kiev ne serait pas reconnue au concile par le patriarche Bartholomée. Il a même affirmé que Constantinople renonçait à ses droits sur l’Ukraine, ce que le patriarcat de Constantinople s’est empressé de démentir par la bouche du père Chryssavgis. Il est bien évident en outre que le patriarche russe souhaite qu’on n’entende pas à ce concile la voix des chrétiens ukrainiens, catholiques et orthodoxes, qui se sont battus sur la place Maïdan contre le régime corrompu de V. Yanoukovytch et contre l’annexion de la Crimée par la Russie. Le concile est en effet un risque que prend Moscou puisque le président Poutine et le patriarche Kirill savent que les patriarches de Constantinople, sous domination turque, n’ont jamais reconnu que la presqu’île de Crimée soit retirée de leur territoire canonique.
On peut donc espérer que, de cette rencontre insolite, naisse un processus de rapprochement entre les deux Eglises mais à condition que certaines données historiques soient assumées par les deux chefs d’Eglise. Les deux Eglises ont annoncé qu’elles publieraient une déclaration commune à l’issue de leur rencontre. Les diplomates des deux Eglises ne doivent pas faire l’impasse sur les pages douloureuses du passé. Car il n’y a pas de réconciliation durable sans justice. De plus l’Eglise catholique n’a pas intérêt à soutenir l’Eglise russe, entièrement solidaire avec la politique du Kremlin qui consiste à laminer l’opposition modérée à Bachar. Ceci ne fait qu’augmenter le flux des réfugiés en Turquie puis en Europe.
Enfin il serait bon que, à La Havane, le pape François souffle au patriarche Kirill que la question œcuménique soit abordée avec un peu plus de prophétisme en Crète par les orthodoxes. En effet les textes préparatoires au concile panorthodoxe ne proposent aucune réconciliation sur la date de Pâques et ne mentionnent même pas la reconnaissance mutuelle du baptême entre les deux Eglises, alors que de nombreux accords œcuméniques régionaux ont déjà acté cette reconnaissance mutuelle. De 1970 à 1984 l’Eglise russe avait même accepté dans certains cas l’intercommunion entre les membres des deux Eglises.
* Bohdan R. Bociurkiw, The Ukrainian Greek Catholic Church and the Soviet State (1939–1950). Canadian Institute of Ukrainian Studies Press. 1996.
Par Antoine Arjakovsky, historien
La source: Le Blogue Comité Ukraine sur Libération.