Par : Georgi Gotev | EURACTIV.com | translated by Manon Flausch

Arseniy Yatsenyuk [Handout photo]
L’ancien Premier ministre ukrainien explique les tensions en mer d’Azov et les mesures que l’UE devrait prendre pour mieux soutenir l’Ukraine face à la Russie.

Arseni Iatseniouk a été Premier ministre en Ukraine juste après la révolution de Maidan, de 2014 à 2016, avec le parti qu’il avait alors créé, le Front populaire, qui compte aujourd’hui 81 députés (sur 450) et espère un jour intégrer le PPE.

Les tensions dans la mer d’Azov font la Une dans le monde entier et l’Ukraine a instauré la loi martiale. Depuis Bruxelles, tout cela à l’air d’arriver de manière très soudaine, mais c’est probablement une perception erronée…

Cette perception est en effet totalement fausse. La situation découle de l’annexion illégale de la Crimée par les forces russes en 2014 et du déploiement des militaires russes et d’intermédiaires pro-russes à Donetsk et Lougansk, quand la Russie a débuté l’invasion de l’est ukrainien. La situation découle aussi du missile russe qui a visé le vol MH17 en 2014 et de l’offensive générale lancée par Moscou contre l’Ukraine.

Au départ l’idée de la Russie était de prendre toute l’Ukraine. Vladimir Poutine pensait qu’on lui déroulerait le tapis rouge. Il ne s’attendait pas à une résistance aussi importante du peuple ukrainien contre l’armée russes et ses partenaires. Au départ il voulait envahir la Crimée, Donetsk, Lougansk et aller jusqu’à Marioupol.

Parce que c’est le plus grand port ukrainien sur la mer d’Azov ?

Absolument, et une des zones industrielles les plus importantes du pays. Ils voulaient former un corridor avec Marioupol, Kherson et Odessa et le relier à la Transnistrie. C’était ça, le plan initial de Vladimir Poutine et du FSB. Et il y a quelques jours, ils ont décidé de s’y remettre.

Pourquoi maintenant ? Les Russes ont construit un pont pour relier leur territoire à la Crimée. Ils ont probablement décidé tout cela au début des travaux.

Il y a quelques jours, ils ont décidé d’intensifier les tensions. L’Ukraine a débuté la construction d’une base navale en mer d’Azov, afin de protéger ses navires. La Russie a donc commencé à entraver le transport de marchandise, non seulement à bord de bateaux ukrainiens, mais aussi à bord d’une cinquantaine de bateaux de divers pavillons, notamment européens. Ils ont décidé de montrer leur force militaire d’un côté, et d’isoler Marioupol de l’autre, afin de créer de l’instabilité politique et sociale, et donc de déstabiliser toute l’Ukraine à l’approche des élections présidentielle et parlementaire.

Marioupol est la ville où les salaires sont les plus élevés du pays, après Kiev. Déstabiliser Marioupol permet donc d’envoyer des ondes de choc partout en Ukraine. Ils ont réutilisé le même scénario qu’avec la Crimée en 2014.

Ils ont aussi stationné un bâtiment sous le pont de Kerch, afin de bloquer le détroit, puis ont envoyé leur marine bloquer l’armée ukrainienne. Il faut être très clair sur ce qu’il s’est passé.

Nous avons un traité avec la Russie, selon lequel l’Ukraine peut accéder à la mer d’Azov. Les autorités navales ukrainiennes ont averti les Russes à l’avance du fait que des navires emprunteraient le détroit de Kerch. Les renseignements ukrainiens ont ensuite intercepté des communications entre le commandement russe et ses forces, et le ministère russe de l’Intérieur a même publié des vidéos de cette scène sur les réseaux sociaux : le commandant a donné l’ordre d’emboutir ce qui est pratiquement un bateau à usage civil, un remorqueur.

On voit que cette escalade est orchestrée, préméditée, décidée par les plus hautes sphères de commandement de la Fédération russe, dont le président, Vladimir Poutine, qui a été directement mentionné dans les communications que nous avons interceptées.

C’est pourquoi le président ukrainien a demandé au parlement d’instaurer la loi martiale. Nous avons décidé que cela ne devrait durer que 30 jours et que la zone d’application serait limitée aux zones voisines de la Russie et de la Transnistrie, où des forces russes sont déployées.

Que pensez-vous que l’UE doive faire face à l’affrontement de la Russie et de l’Ukraine ? Ou estimez-vous que l’UE est confrontée à assez de problèmes elle-même et ne serait donc pas d’une grande aide ?

L’UE est confrontée à des problèmes terribles. Et je peux vous dire d’où ils viennent : la Russie. La Russie a interféré dans les élections européennes, dans le référendum du Brexit, dans les élections allemandes et françaises. La Russie est liée à un certain nombre de forces politiques au sein de l’Europe et dans son voisinage, elle finance des médias et soutient des personnalités politique.

La Russie est déterminée à détruire l’unité de l’UE, et c’est une menace grave. De nombreux décideurs européens estiment qu’il ne s’agit que d’un conflit entre la Russie et l’Ukraine, qui n’a pas de réelles implications pour l’UE. Alors que ce conflit a déjà eu des conséquences dramatiques pour l’Union.

Il est vrai que l’Union se concentre surtout sur les questions internes. Nous, les Ukrainiens, voulons une Europe forte et unie. Le 26 novembre, il y a eu une réunion au Parlement européen, à l’occasion de l’ouverture d’une exposition sur la révolte de l’Euromaidan, et j’ai rappelé que l’Ukraine était farouchement opposée aux forces anti-UE, où qu’elles se trouvent.

Qu’est-ce que l’Europe peut faire de plus ? J’ai rencontré Donald Tusk, le président du Conseil. Nous avons eu une discussion fructueuse, il a été très franc et a ensuite publié une déclaration de soutien à l’Ukraine. Mais à mon humble opinion, l’UE doit en faire plus, tant en termes de soutien économique que d’investissement et de sécurité en Ukraine. L’idée franco-allemande de mettre en place une armée européenne est très bonne.

C’est loin d’être gagné.

En effet. Donc le premier objectif de l’UE est de maintenir et d’améliorer l’OTAN. Et d’obtenir une coopération avec les Américains. Une vraie coopération.

Les Américains sont-ils fiables ? Le président Trump nous surprend souvent par ses déclarations sur l’OTAN.

Moi je crois toujours au système de pouvoirs et contrepouvoirs américain. L’existence de l’OTAN est aussi dans l’intérêt des États-Unis. L’OTAN et l’Ukraine sont très liées. Parce que ce qui s’est passé en mer d’Azov a mis en lumière un réel manque de coopération entre l’Ukraine et l’OTAN. Nous avons un certain nombre de fonds fiduciaires à l’OTAN, nous entretenons de bonnes relations, mais les communications militaires entre l’Ukraine et l’OTAN ne sont pas aussi solides que nous le pensions.

Que faire pour palier de tels risques ?

Nous devons favoriser l’instauration d’un mécanisme de réponse, afin de pouvoir réagir en cas d’escalade. Il doit s’agir d’un véritable soutien, avec à la fois des armes défensives, de la cybersécurité et une réaction politique. Ce doit être un ensemble.

Comprenant aussi l’envoi d’armes létales à l’Ukraine ?

J’appelle ça des armes défensives.  Je le fais exprès. Vous savez que les Américains, sous cette administration, ont décidé de fournir à l’Ukraine des [missiles antichars] Javelins, l’administration précédente avait accordé à l’Ukraine trois milliards de dollars en garanties de trésorerie et un certain nombre d’armes non létales. Mais pour la situation en mer d’Azov, la meilleure façon de s’en sortir, c’est d’obtenir de l’Alliance, ou des États membres de l’Alliance, des navires blindés pour la marine ukrainienne. Nous n’avons plus de vaisseaux blindés.

Vous dites que l’Ukraine construit une base militaire dans la mer d’Azov, cela ne participe-t-il pas à l’escalade ?

En effet, et c’est conforme à la loi ukrainienne. Le but est de protéger l’intégrité territoriale et la libre circulation par le détroit de Kerch. La Russie a déployé une centaine de navires dans la mer d’Azov.

Vous n’êtes probablement pas d’accord, mais la Russie considère que le détroit fait partie de ses eaux territoriales, puisque Moscou considère les eaux de Crimée comme des eaux russes.

Franchement, je n’en ai rien à faire de ce qu’ils pensent. Ce qui importe c’est ce qu’il y a dans l’accord bilatéral de 2003. Le traité considère cette mer comme des eaux d’usage courant. C’est dans le cadre de l’accord. Ce sont des eaux neutres.

L’annexion de la Crimée n’y a rien changé ?

C’est une annexion illégale. Tout ce que cela a changé sur le plan du droit international, c’est que la Russie a violé le droit international et changé des frontières pour la première fois après la Seconde Guerre mondiale en Europe de l’Est.

Source: EURACTIV France