Galia Ackerman, Écrivaine, historienne, journaliste et traductrice franco-russe
Cette tribune a été initialement publiée dans le HuffPost France
Le monde entier connaît le nom de Jan Palach, un jeune étudiant tchèque qui s’est immolé par le feu à Prague, le 19 janvier 1969, en signe de protestation ultime contre l’écrasement du Printemps de Prague et l’occupation militaire de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie, sous la houlette de la direction soviétique.
Cependant, ce n’était point un acte unique de résistance par le sacrifice. Huit Russes courageux, y compris une femme poussant un landau avec son bébé, Natalia Gorbanevskaïa, sont sortis, le 25 août 1968, sur la place Rouge pour protester contre l’invasion russe d’un pays souverain qui voulait construire un socialisme au visage humain, sans la tutelle russe étouffante. Pour ce geste inoffensif qui n’a duré que quelques minutes avant qu’ils soient arrêtés par le KGB, les participants ont écopé chacun de quelques années de prison ou d’un internement psychiatrique.
Plusieurs actes de résistance se sont également produits en Ukraine soviétique. Ainsi, l’ex-partisan ukrainien, Vasyl Makoukh, qui a combattu d’abord l’armée allemande, et puis, entre fin 1944 et 1946, les troupes soviétiques qui ré-annexèrent l’Ukraine occidentale en vertu du pacte Molotov-Ribbentrop. Il fut fait prisonnier et condamné, en juillet 1946, par le tribunal soviétique à dix ans de camps plus cinq ans de relégation. Libéré en 1956, il s’est marié et eut deux enfants. Il a essayé de créer un groupe pour continuer sa résistance au régime soviétique et à la russification forcée de l’Ukraine, mais l’oppression était trop forte.
Le réalisateur ukrainien Oleg Sentsov, qui habitait à Simféropol, en Crimée, est de cette trempe-là, celle des gens intrépides qui utilisent, en dernier recours, leur corps pour hurler leur ultime message et leur vérité, fût-ce au prix de leur vie.
C’est finalement l’intervention en Tchécoslovaquie qui a décidé Vasyl Makoukh à accomplir un geste à la fois désespéré et glorieux. Il s’est immolé par le feu, bien avant Jan Palach, sur l’avenue centrale de Kiev, le Khrechtchatik: cette torche vivante a eu le temps de crier des slogans pour l’Ukraine et la Tchécoslovaquie libres, avant de mourir.
Le réalisateur ukrainien Oleg Sentsov, qui habitait à Simféropol, en Crimée, est de cette trempe-là, celle des gens intrépides qui utilisent, en dernier recours, leur corps pour hurler leur ultime message et leur vérité, fût-ce au prix de leur vie. Dès le début de l’occupation russe de la Crimée par des unités militaires sans signes distinctifs (des « petits hommes verts »), il a participé au mouvement des volontaires appelé Automaïdan en livrant des vivres aux bataillons ukrainiens bloqués par les Russes.
En réalité, ce fut probablement son seul « crime ». Arrêté au printemps 2014, juste après l’annexion de la Crimée par la Russie, il fut condamné à vingt ans de camps à régime sévère pour avoir fomenté, soi-disant, des actes terroristes contre les occupants de sa presqu’île natale. Son ami, un militant de gauche, l’antifasciste Alexandre Koltchenko, fut condamné, lui, à dix ans de camps à régime sévère.
L’instruction affirmait que ces deux-là, ainsi que des « complices », agissaient sur l’ordre de Pravy Sektor, une organisation de nationalistes ukrainiens, déclarée fasciste et interdite en Russie, à laquelle aucun d’eux n’appartenait. Le verdict fut basé uniquement sur les « aveux » de deux personnes ayant négocié avec l’instruction, en l’absence de toute preuve matérielle et de tout aveu de la part de Sentsov et de Koltchenko, qui ont continué de clamer leur innocence, malgré l’usage de la torture. Mais de quelle preuve le régime Poutine avait-t-il besoin, lorsqu’il fallait « souder » son peuple et se présenter en défenseur de la population russophone de Crimée contre le « terrorisme »?
[Oleg Sentsov] est détenu dans un camp dénommé « Ours blanc » en Yakoutie, à 2000 km de Moscou et à plus de 3000 km de Crimée. Il y fait près de -30° en hiver, et à peine 15° en été. Il y pleut beaucoup, l’humidité est excessive et les moustiques, féroces.
Depuis plus de quatre ans, Oleg Sentsov croupit en prison, puis dans des camps. La loi russe préconise que les condamnés doivent purger leur peine dans leur région ou à proximité géographique de celle-ci. Mais Oleg Sentsov fut envoyé très loin du sol ukrainien. Il est détenu dans un camp dénommé « Ours blanc » en Yakoutie, à 2000 km de Moscou et à plus de 3000 km de Crimée. Il y fait près de -30° en hiver, et à peine 15° en été. Il y pleut beaucoup, l’humidité est excessive et les moustiques, féroces. Sa femme a demandé le divorce, en 2016, abandonnant leurs deux enfants dont un est autiste, et c’est la mère d’Oleg qui les élève, à Simféropol, avec sa très maigre retraite.
Oleg fut amené en Russie tout de suite après sa détention, et il fut jugé en tant que citoyen russe, car après l’annexion, tous les habitants de la presqu’île de Crimée furent proclamés automatiquement sujets de Sa Majesté la Russie. Oleg a protesté contre cette attribution forcée de la nationalité russe pendant le procès et après sa condamnation, mais en vain. Or, c’est cette circonstance qui rend impossible, par exemple, son échange contre un Russe quelconque arrêté en Ukraine. Nous ne pouvons échanger un prisonnier russe contre un autre prisonnier russe, affirment les autorités russes avec leur logique imparable.
Oleg n’a pas fait beaucoup de films: économiste de formation, il était propriétaire d’un club d’informatique dans sa ville, et avec l’argent gagné, en 2011, il a tourné son premier film, Gamer, à petit budget, qui a connu un grand succès international et eut plusieurs prix en Ukraine et en Europe. En juillet 2013, il a commencé le tournage de son deuxième film, Le Rhinocéros, avec un budget bien plus confortable, mais ce film est resté inachevé. Malgré cette carrière très courte, brisée dans son envol, des dizaines de cinéastes, d’acteurs, d’artistes européens, américains, russes et, bien sûr, ukrainiens ont signé des pétitions réclamant sa libération. On compte parmi ses soutiens Alexandre Sokourov et Pedro Almodovar, Wim Wenders et Ken Loach, Andrei Zviagintsev et Andrzej Wajda, Stephen King et Johnny Depp, et tant d’autres.
J’imagine cet homme talentueux, patriote ukrainien et honnête homme, dans ce lieu inhospitalier où il doit rester encore seize ans, car pour les « terroristes » il n’y a pratiquement jamais de remise de peine. Le 14 mai 2018, il a proclamé une grève de la faim qu’il tient depuis. Il ne se soucie pas de sa propre libération, mais réclame celle d’une soixantaine d’Ukrainiens condamnés pour des « crimes » similaires: terrorisme, extrémisme, espionnage et tutti quanti. Il est évident qu’il veut attirer l’attention du monde civilisé sur le sort des Ukrainiens victimes de la « justice » russe.
Je plains énormément Oleg et j’espère de tout cœur qu’il restera en vie, même si cela relève de plus en plus du miracle après trois mois de jeûne.
C’est la seule chose qu’il est dans son pouvoir d’accomplir: mourir pour provoquer une prise de conscience dans l’opinion publique russe et occidentale. N’oublions pas que pour tous les régimes d’occupation, dont les nazis, les partisans et les maquisards étaient des « terroristes ».
Je plains énormément Oleg et j’espère de tout cœur qu’il restera en vie, même si cela relève de plus en plus du miracle après trois mois de jeûne. Emmanuel Macron vient de demander une « solution humanitaire » pour Sentsov lors de sa conversation téléphonique avec Vladimir Poutine. Mais cette demande peut-elle être couronnée de succès, même si Poutine cédait, alors que Sentsov a mis la barre très haut pour arrêter sa grève de la faim? Je m’incline devant son immense courage. Nous vénérons toujours la mémoire de Jan Palach cinquante ans après les faits.
Aujourd’hui, quoi qu’il arrive, nous célébrons le courage d’Oleg Sentsov qui provoquera peut-être, par son geste énorme, le réveil de l’opinion publique russe et cimentera davantage la prise de conscience au sein de la nation politique ukrainienne en voie de constitution.
Par Galia Ackerman
Cette tribune a été initialement publiée dans le HuffPost France