Thomas Richard, Université Clermont Auvergne
Le monde entier le sait: l’élection présidentielle russe s’annonce comme gagnée d’avance. Mais, au-delà de la construction médiatique autour du président Poutine et de sa popularité, il faut essayer de comprendre comment les citoyens russes se perçoivent ou se projettent, et pourquoi ils adhèrent aujourd’hui à une vision du monde telle que présentée par le Kremlin. Le cinéma russe peut nous y aider.
On pense ainsi à la sortie de 28 hommes de Panfilov (de Andrey Shalopa et Kim Druzhinin, 2016) qui retrace le sacrifice héroïque de l’Armée rouge devant Moscou. La polémique qui avait accompagné le film portant sur la véracité d’un épisode vu comme un mythe de la Grande Guerre patriotique en dit long sur la place du cinéma de guerre dans la Russie de Poutine.
Certes ce film a été en partie financé par l’État, retraçant un épisode auquel le pouvoir en place fait volontiers référence, et semble ainsi relever surtout de la propagande face à un public acquis.
Un nouveau cinéma national
Mais, si le soutien des autorités est un facteur notable, il n’est pas pour autant déterminant dans la récente production cinématographique russe, qui procède largement d’initiatives privées. Plutôt que de propagande, terme qui ignorerait la différence entre ce cinéma et celui de l’URSS, il serait justifié de parler de cinéma national, qui s’inscrit dans la recomposition du rôle de la Russie sous les présidences de Vladimir Poutine.
Ainsi, à partir du film L’étoile (de Nikolai Lebedev, 2002), on observe une tendance majeure du cinéma russe contemporain à privilégier un cinéma patriote, parfois cocardier, mais qui n’exclut pas la critique. Celui-ci s’illustre avec la production massive de films et de séries ayant trait surtout à la Seconde Guerre mondiale, mais aussi bien à la Tchétchénie ou à l’Afghanistan, et qui couvre tout l’éventail de la production, y compris avec des œuvres ambitieuses artistiquement (Le prisonnier du Caucase de Sergei Bodrov en 1996, adaptation contemporaine de Tolstoï), et engageant des réalisateurs reconnus comme Nikita Mikhalkov pour Soleil trompeur II et III.
Contester la vision hégémonique
Cette recomposition s’inscrit dans un retour sur les mémoires de guerre dans le pays, et se définit par rapport à la très importante production soviétique, dont sont produits des remakes (Ici les aubes sont calmes de Stanislas Rostotski 1972, Renat Davletyarov 2015), et dont les motifs sont réinterrogés à la lumière des problématiques contemporaines.
Il s’agit aussi d’un cinéma qui adopte les codes de la culture mainstream en intégrant certaines de ses références. On retrouve ainsi des éléments du film américain Transformers dans War zone (Fayziev 2012) qui traite du conflit (réel) entre la Russie et la Géorgie à propos de l’Ossétie du Sud (deuxième conflit en 2009) et auquel participent des robots.
L’objectif est de diffuser le récit russe des événements traités, dans une perspective de contestation de narrations filmiques perçues comme exagérément européo- et américano-centrées. War Zone propose ainsi un regard russe, s’opposant au film État de guerre avec Val Kilmer, de l’américain Renny Harlin (2011) qui traite lui aussi du conflit russo-géorgien.
Politiquement, ce cinéma serait perçu comme porteur d’un discours subalterne s’inscrivant en opposition à la culture américano-européenne, et dans un contre-discours reprenant les codes culturels dominants mais sur des enjeux plutôt culturels que militants.
Un cinéma de débats
Ce cinéma répond également au besoin d’aborder des thématiques laissées de côté par le cinéma soviétique. Si celui-ci avait produit des films de très grande qualité, L’enfance d’Ivan (Andreï Tarkovski 1962), Requiem pour un massacre (Elem Klimov 1987), il était néanmoins contraint par ses impératifs idéologiques : mettre en valeur le sacrifice de héros, pas de racisme entre les peuples soviétiques, pas de contestation du régime en lui-même et une certaine pruderie entre les personnages.
La série The attackers (Muradov 2013) évoque ainsi les questions du harcèlement des femmes, du rôle néfaste des commissaires politiques (représentants du Parti au sein des unités), ou le rapport à la religion, des thèmes irreprésentables avant 1991.
Ce cinéma a aussi pour but de déconstruire le récit de propagande, et de recharger de sens les discours mémoriel s tenus par exemple les 9 mai pour célébrer la capitulation nazie. C’est un cinéma de débats autour des symboles et des catégories héritées de l’URSS.
Dans ce contexte, Franz+Polina dans lequel un soldat SS déserteur tombe amoureux d’une paysanne biélorusse, n’est plus une exception curieuse, mais un film qui tente de revenir sur la zone grise de l’occupation nazie, extrêmement brutale, mais qui a recouvert des réalités complexes et contrastées.
Si les Russes nourrissent une fierté à se souvenir de la victoire de 1945, ils éprouvent aussi le besoin de revenir sur le carnage qu’a été cette guerre sous l’égide d’un régime totalitaire, et dans une société qui leur apparaît étrangère, avec son contrôle politique, ses discours ampoulés, son amitié officielle entre les nationalités de l’URSS, sa pruderie, et dont il leur faut réinterpréter la mémoire.
Reconstruire l’espace national
Dans le cas des conflits plus récents, si la question de l’impérialisme russe est bien présente, elle s’inscrit également dans un espace filmique contesté, où la Russie est confrontée à la construction nationale d’anciennes républiques soviétiques, qui s’exprime également par la production de grandes fresques cinématographiques, dans les pays baltes, le Caucase, ou en Asie Centrale.
Les guerres menées en Afghanistan et en Tchétchénie ne sont pas des guerres oubliées de la production audiovisuelle russe, mais elles sont représentées selon les catégories de la mémoire russe de ces guerres. C’est-à-dire, une mémoire des idéaux perdus : l’idéal communiste et d’entraide entre les peuples face à l’impérialisme américain, traitant aussi des valeurs de solidarité, par exemple comme celles qui ont animé les combattants du 9° Escadron (de Fedor Boudartchouk, 2005) encerclés dans une défense désespérée par les moudjahidin afghans, dans un monde en train de se transformer.
Le cinéma de guerre russe contemporain est ainsi devenu plus un cinéma de la quête de reconnaissance qu’une machine univoque au service du Kremlin.
Éminemment politique, il l’est au sens du questionnement des catégories de représentation qu’il cherche à développer, qui interrogent autant la Russie elle-même que les représentations que nous pouvons avoir d’elle de l’extérieur. Ce cinéma, en revenant sur les conflits qui ont marqué la Russie, participe de la redéfinition de la Russie par elle-même, parallèlement à la politique du Kremlin, lui permettant de se renationaliser au sortir de l’empire soviétique.
Thomas Richard, Chercheur associé, sciences politiques, Université Clermont Auvergne
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.