Le conflit dans le Donbass continue de faire des morts. Depuis trois ans, la Russie a adopté une posture de confrontation avec les pays qui l’entourent et au-delà, avec l’Europe et les États-Unis. Comité Ukraine a revenu sur la stratégie russe de guerre hybride: d’où est venu ce nouveau concept et comment s’en prémunir?
Par Ulrich Bounat, analyste en relation internationale (1)
Depuis l’annexion de la Crimée en mars 2014, le terme de guerre «hybride» a fait son entrée dans le vocabulaire militaire occidental. Il a même été adopté par l’Otan. Cette expression vise à qualifier les agissements des «petits hommes verts» en Crimée et plus largement l’ensemble des actions menées par les forces armées russes en Ukraine et ailleurs.
Mais quels concepts ce mot fourre-tout regroupe-t-il? Et quelle vision les militaires russes ont-ils de cette stratégie qu’ils appellent plutôt « non-linéaire »?
Qu’est-ce qu’une guerre hybride ?
Le concept de guerre hybride naît au tout début des années 2000 aux USA, dans le cadre d’une thèse au sein de la Monterrey Naval Postgraduate School (2). Ironiquement, il visait alors à caractériser la guerre menée par les Tchétchènes contre les forces russes.
Depuis, le terme a évolué et désigne désormais une guerre dans laquelle la différence entre combattant et civil est gommée. Les belligérants, étatiques ou non, peuvent mener le conflit sur l’ensemble des terrains: économique, diplomatique, numérique… et faire appel aux actes terroristes et criminels pour parvenir à leurs fins. Une part essentielle de ce type de conflit reste néanmoins la bataille de l’opinion, à tous les niveaux: local, national et international.
Ce sont les deux guerres, en Irak et en Libye, ainsi que les printemps arabes qui inspirent le commandement russe pour construire son concept de «guerre non-linéaire». Dès 1999, impressionné par Desert Storm, le Major-General Vladimir Slipchenko (un des grands penseurs et analyste stratégique russe, mort il y a quelques années, mais qui a véritablement lancé la réflexion sur l’évolution de la guerre, vue de Russie, au sortir de la guerre froide) publie Voina budushchego, ou la guerre du futur. Dans ce livre, il décrit ce que seront pour lui les conflits de «sixième génération». Abandonnant la confrontation atomique, leur objectif principal sera la destruction à distance du potentiel économique ennemi.
La doctrine militaire russe de 2010 prend en compte ce virage. Et l’année 2013 consacre la mutation de la pensée militaire russe avec la publication de la «doctrine Gerasimov», du nom du chef d’état-major des armées russes. Dans ce document, il estime que la Russie sera amenée à mener un «nouveau type de guerre, [utilisant] des méthodes non militaires pour atteindre des objectifs politiques et stratégiques ». Si l’action militaire directe n’est pas exclue, elle ne s’inscrit que dans un contexte limité, bien loin des offensives massives à la soviétique.
Dans la foulée, un «guide pratique» de la doctrine Gerasimov est écrit par deux officiers, Chekinov et Bogdanov (3). Ils y listent les unités pouvant être utilisées: forces spéciales, titouchkis (des recrues issues de la pègre et payées) ou des volontaires locaux.
L’objectif n’est plus de défaire l’État attaqué, mais de lui dénier toute autorité sur la zone. L’ensemble des corps sociaux sont utilisés pour saper l’ennemi de l’intérieur: médias, ONG, milieux scolaires et religieux. Les deux officiers insistent sur le rôle des réseaux sociaux pour mobiliser les militants et gagner la bataille de l’opinion.
La désinformation joue un rôle fondamental et s’appuie sur de nombreux canaux : réseau diplomatique, déclarations officielles, médias officiels et privés. Cette guerre de l’information (ou informatsionnaïa voïna) vise à établir un contrôle sur l’ennemi en influençant sa prise de décision. Elle se différencie de la guerre de l’information (ou informatsionnaïa borba) classique, basée sur le renseignement, la propagande et la guerre numérique.
Chekinov et Bogdanov distinguent trois temps dans la guerre non linéaire. La première phase, de préparation, est constituée d’éléments réversibles et légaux. Les diplomates identifient les faiblesses du pays et établissent des réseaux d’allégeances, notamment oligarchiques. Les médias russes entrent en contact avec la population locale, notamment russophone, afin de devenir leur principale source d’information.
Ensuite, les auteurs insistent sur la nécessité d’une attaque rapide, deux semaines maximum. Cela crée une situation de fait, avant que l’État visé ou la communauté internationale ait le temps de réagir. Enfin, une phase dite «de stabilisation» vise à assurer la pérennité de la conquête militaire au niveau politique. L’organisation d’un scrutin local censé prouver la ferveur populaire envers le soulèvement est l’option privilégiée.
La nouvelle stratégie militaire russe est donc issue d’une réflexion inspirée par les guerres menées par l’Occident. Se sentant menacés de toutes parts, la Russie et son état-major ont envisagé la meilleure réponse à adopter face aux opérations de régime change et au soft power américain. Ne pouvant plus rivaliser en puissance pure, les forces militaires russes privilégient les actions asymétriques.
En ce sens, la nouvelle doctrine militaire russe peut être vue comme une tentative de «remettre à niveau» la pensée stratégique. La guerre non-linéaire est avant tout, du point de vue russe, une posture défensive face aux guerres du XXIe siècle et à un occident jugé hostile.
Ce repositionnement constitue une remise en cause des équilibres issus de la guerre froide et un véritable challenge pour l’Occident. Dans ces conditions, quelles stratégies adopter pour contrer la guerre non linéaire russe ?
Quelles réponses pour l’Ukraine face à la guerre hybride ?
L’un des aspects mis en relief par la guerre hybride russe en Ukraine, c’est l’importance de la phase dite de préparation. Instaurer un état de droit pour contrer la mise en place de schémas corruptifs est donc essentiel.
De plus, disposer d’un État qui respecte sa population est la meilleure façon d’amener celle-ci à le défendre s’il est attaqué. La guerre hybride nécessite l’appui massif des populations civiles locales pour être efficace, comme le prouve le contre-exemple du Donbass. Les populations n’ont pas adhéré au fantasme de «Novorossiya», ce nouvel État que la Russie a tenté de créer dans le sud-est de l’Ukraine. L’armée russe s’est trouvée obligée d’intervenir directement à Ilovaisk, (en août 2014), pour éviter la déroute séparatiste qui se dessinait. Par conséquent, des politiques inclusives vis-à-vis des minorités sont nécessaires pour éviter qu’elles ne cèdent à la propagande et au sécessionnisme.
Enfin, contrer la propagande russe suppose de disposer de canaux de communications robustes vers l’ensemble des populations. En plus de renforcer le sentiment d’appartenance à la nation, cette communication est d’autant plus importante que, dans les guerres hybrides, les perceptions sont plus déterminantes que la réalité issue des combats. À terme, l’instauration d’un état de droit en Ukraine pourrait amener les populations des territoires séparatistes à souhaiter une réintégration, plutôt qu’une survie au sein «d’états» fantoches.
Au niveau militaire, la nature hybride des opérations russes dans l’est de l’Ukraine, mélange d’intervention directe et de soutien à des bandes armées et manifestants, suppose une réponse hybride de l’appareil sécuritaire ukrainien, et de tout pays visé par ce type d’attaque.
L’aspect fondamental semble être la bonne coordination entre forces de police et militaires. La collecte et l’échange de renseignements entre les différents services sont fondamentaux. En effet, les forces armées russes étant susceptibles d’agir de façon masquée avant le déclenchement du conflit, les renseignements des forces armées doivent être transmis aux forces de police.
Contrer une guerre hybride ne suppose donc pas seulement de posséder une armée puissante, mais aussi une police ayant suffisamment de forces de renseignements et antiterroristes pour neutraliser les éléments subversifs et contenir les foules hostiles. C’est notamment l’absence de ces forces au tout début du conflit qui ont conduit à la paralysie de l’État ukrainien, incapable de gérer quelques centaines de personnes hostiles et déterminées pour occuper les bâtiments publics.
Le conflit ayant désormais muté en une guerre limitée, les besoins essentiels de l’armée ukrainienne sont de disposer de pièces d’artillerie avec des systèmes de visée performants, pour cibler les équipements séparatistes avec précision et éviter les bombardements sur les zones civiles qui ne font qu’aliéner les populations. Cet élément est d’autant plus fondamental que les séparatistes tirent souvent volontairement depuis des zones résidentielles.
De même, des armes antichars de dernière génération, des drones de surveillance et des systèmes de vision nocturne et de protection des soldats semblent des évidences au regard de l’équipement séparatiste.
Néanmoins, fournir de tels équipements à l’Ukraine supposerait également de profondes réformes de l’armée ukrainienne, tant en termes de culture stratégique que de probité, pour éviter que ces équipements soient détournés ou mal utilisés. En ce sens, les différentes opérations de formation fournies par plusieurs pays de l’Otan peuvent s’avérer décisives.
Il reste cependant difficile de lutter contre une guerre hybride. Face à un État russe ayant une vision réaliste des relations internationales, l’objectif principal doit être d’augmenter le coût d’une opération de déstabilisation. Si amener l’Ukraine au niveau des standards occidentaux est un travail titanesque, cela demeure la meilleure voie pour elle, afin de se prémunir contre les agissements russes.
(1) Spécialiste de l’Europe centrale et auteur de « La guerre hybride en Ukraine, quelles perspectives ? », 2016, Éditions du Cygne.
(2) William J. Nemeth, « Future war and Chechnya : A case of hybrid warfare », 2002
(3) Colonel S.G. Chekinov, Lt. Gen. S.A. Bogdanov. « The Nature and Content of a New-Generation War », 2013
Par Ulrich Bounat, analyste en relation internationale
Source: Le Comité Ukraine