Par Julien Nocetti
Julien Nocetti est chercheur au Centre Russie/NEI de l’Ifri depuis septembre 2009. Ses recherches portent principalement sur deux domaines: d’une part, la politique de la Russie au Moyen-Orient; d’autre part, les aspects politiques liés à l’internet en Russie. Il consacre également des recherches à l’interaction entre «gouvernance» de l’internet et relations internationales.
Résumé
Depuis le début de la crise en Ukraine, la Russie a déclenché une véritable «guerre de l’information». Moscou perçoit sa relation avec les pays occidentaux comme un état de conflit permanent qui nécessite l’emploi de moyens alternatifs afin d’affaiblir la volonté et la capacité de l’adversaire. La guerre de l’information russe a jusqu’ici suivi deux principaux axes d’action: renforcer le contrôle de l’internet russe, afin de prévenir tout scénario de soulèvement populaire associé à une utilisation militante du web; et saper l’objectivité de la couverture médiatique du conflit par les Occidentaux et les Ukrainiens. Malgré certaines réussites au début du conflit, la grossièreté des tactiques employées et une influence sur les grands médias internationaux en-deçà des ambitions affichées et des moyens déployés, entament aujourd’hui l’image de la Russie dans son «étranger proche» et en Occident.
Introduction
«Par le passé, la préparation de l’artillerie précédait l’attaque. Aujourd’hui, cette préparation est informationnelle»
Dmitri Kisilev, directeur de Rossiya Segodnya
L’annexion de la Crimée par la Russie puis les hostilités entre séparatistes pro-russes et forces loyales en Ukraine orientale ont donné lieu, depuis février 2014, à une «guerre de l’information» particulièrement intense. À l’évidence, la Russie n’est ni le premier pays, ni le seul, à pratiquer la guerre de l’information (1). Les moyens technologiques modernes, ainsi qu’une approche particulièrement massive et agressive, donnent toutefois au phénomène une ampleur particulière(2).
Prenant acte d’un retour de l’idéologie dans les relations internationales, les dirigeants russes considèrent que leur pays est engagé dans une « guerre de l’information » à grande échelle : dépassant le cadre russo-ukrainien, celle-ci vise aussi l’espace postsoviétique et surtout l’Occident pris dans son ensemble (Etats-Unis, OTAN, Union européenne). Outre l’objectif de conserver l’Ukraine dans sa sphère d’influence, la Russie cherche à promouvoir sa propre lecture des relations internationales, fondée sur la dénonciation du déséquilibre des forces au profit d’une seule puissance au détriment d’un ordre multipolaire, ainsi que sur la réhabilitation des «valeurs conservatrices» (3). La guerre de l’information est ainsi perçue comme adaptée à la situation dans laquelle la Russie pense se trouver vis-à-vis des pays occidentaux : ni paix, ni guerre ouverte, mais un état de conflit permanent qui nécessite l’emploi de moyens alternatifs afin d’affaiblir la volonté et la capacité de l’adversaire (4).
Les autorités russes définissent la guerre de l’information comme «la confrontation dans l’espace informationnel entre deux États ou plus en vue d’endommager les systèmes, processus et ressources informationnels d’importance critique […], d’affaiblir le système politique, économique et social, d’effectuer un lavage de cerveau massif de la population pour déstabiliser la société et l’État, ainsi que de contraindre l’État à prendre des décisions dans l’intérêt de la partie adverse» (5).
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(1) Pour un examen des pratiques américaines, britanniques et israéliennes, en particulier, voir Thomas Rid et Marc Hecker, War 2.0: Irregular Warfare in the Information Age, Westport, Praeger Security International, 2009.
(2) András Rácz, Russia’s Hybrid War in Ukraine. Breaking the Enemy’s Ability to Resist, The Finnish Institute of International Affairs, Report n° 43, juin 2015, p. 42.
(3) Walter Russell Mead, « The Return of Geopolitics », Foreign Affairs, vol. 93, n° 3, 2014.
(4) Ulrik Franke, « War by non-military means. Understanding Russian information warfare », Swedish Defence Research Agency (FOI), Report, mars 2015.
L’approche russe de la guerre de l’information est dite «holistique» ou intégrale. Elle est considérée comme une dimension transversale de la politique étrangère et de défense, irrigant tous les autres moyens de la sécurité nationale. Ce concept se distingue du soft power, et même de la propagande traditionnelle, puisqu’il recouvre une gestion latente des processus d’information économique et culturelle de l’adversaire, et une forme d’agression informationnelle. Cette approche place le web au même niveau que les médias dits traditionnels, même si ces derniers ont désormais une forte présence en ligne (6).
Dans le cas de la Russie, comme dans bien d’autres pays, le facteur intérieur pèse grandement dans la détermination de la politique étrangère (7). Après un retour contesté au pouvoir en 2012 marqué par des manifestations de masse à Moscou et quelques autres grandes villes, Vladimir Poutine a d’abord cherché à « consolider » les fondations de son régime et à écarter toute influence ou interférence étrangère dans la vie politique russe8. Dans cette optique, le facteur informationnel a été et demeure central. Depuis le début de la crise en Ukraine, la guerre de l’information s’est concrétisée par deux axes d’action majeurs pour le Kremlin : d’une part, le renforcement du contrôle de l’internet russe – amorcé dès la mi-2012 –, afin de verrouiller l’accès à une information indépendante pour les Russes et, partant, prévenir tout scénario de révolte populaire couplée à une utilisation militante du web ; d’autre part, la sape de l’objectivité de la couverture médiatique du conflit par les Occidentaux et les Ukrainiens eux-mêmes.
Cette articulation entre les scènes intérieure et internationale exploite un savoir-faire ancien en matière de guerre de l’information et renforce des tendances déjà à l’œuvre. On y trouve notamment le développement d’un discours néo-impérial plus ou moins assumé (projet de Novorossiya), la création d’un ennemi intérieur (les «traîtres à la nation», la « cinquième colonne») et extérieur (l’«Occident décadent et corrompu»), ainsi que les potentialités nées de la globalisation (la constitution de réseaux médiatiques mondiaux, l’utilisation de la diaspora russe, etc.), que le web démultiplie de façon inédite. Propagande et désinformation prennent, via le numérique, une proportion dépassant de loin le théâtre ukraino-russe. Caisse de résonance à faible coût d’entrée, le
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(5) Vues conceptuelles au sujet des activités des Forces armées de la Fédération de Russie dans l’espace informationnel, 2011.
(6) Parmi les récents travaux d’experts russes, ceux d’Anatoly Strel’tsov, directeur adjoint de l’Institut des problèmes de sécurité de l’information (Université d’Etat de Moscou), peuvent être utilement mentionnés. Voir par exemple Anatoly Strel’tsov, Gossudartsvennaya informatsionnaya politika: osnovy teorii [La politique nationale de l’information : bases théoriques], Moscou, MGIMO, 2010. Dans une perspective nettement plus idéologique: Igor Panarine, Informatsionnaya vojna i kommunikatsii [La guerre de l’information et la communication], Moscou, Goryatchaya liniya, 2014.
(7) David Cadier, Margot Light (dir.), Russia’s Foreign Policy: Ideas, Domestic Politics and External Relations, Basingstoke, Palgrave Mcmillan, 2015.
(8) Tatiana Kastouéva-Jean, « Les facteurs intérieurs de la politique étrangère russe», Ifri, Russie.Nei.Visions, n° 84, avril 2015.
web permet aussi le recrutement de volontaires et de financer l’effort de guerre des séparatistes dans le Donbass (9).
Il convient de replacer la politique russe dans la continuité historique et d’analyser les nouveautés introduites par le web dans cette stratégie à la lumière des événements en Ukraine. La combinaison de ces outils informationnels a été suffisamment efficace pour imprégner durablement un certain nombre de mensonges lors de la crise ukrainienne, et pour diviser et décrédibiliser les décideurs occidentaux et leurs opinions publiques. Pour autant, il n’est pas trop tard pour en prendre conscience, car toute contre-stratégie européenne nécessitera le déploiement de moyens humains et financiers à la hauteur des enjeux posés par la démarche russe.
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(9) Jo Becker, Steven Lee Myers, « Russian Groups Crowdfund the War in Ukraine », The New York Times, 11 juin 2015.
La guerre de l’information russe: du neuf avec du vieux?
La guerre de l’information dans laquelle la Russie se considère engagée implique des opérations tant offensives que défensives. Cette perception transparaît dans l’accent placé sur la guerre de l’information par la nouvelle doctrine militaire russe, rendue publique en décembre 2014. La conception qui s’en dégage en matière de guerre de l’information y capitalise largement sur l’héritage soviétique dans le domaine de la « guerre psychologique » et sur les techniques de propagande intérieure pratiquées sous le régime communiste. Le discours géopolitique avancé par le Kremlin depuis 2012 trouve un écho important via les médias et réseaux sociaux russes et internationaux, exploitant amplement les potentialités offertes par le numérique, tout en les percevant comme une menace pour la stabilité politique du pays.
Une approche intégrale de la guerre de l’information
La renaissance du sujet
La guerre de l’information est une tradition ancienne en Russie, où elle a fait l’objet de nombreux travaux dont ceux, pionniers, du sociologue russo- allemand Serge Tchakhotine sur la propagande et la psychologie des masses. Disciple d’Ivan Pavlov, cet antibolchevique convaincu est devenu, durant la guerre civile russe (1917-1922), le conseiller à la propagande des armées blanches, avant de s’exiler en Allemagne où il se mit au service du parti social-démocrate. Ironie de l’histoire, ses théories psychologiques, exposées dans un célèbre ouvrage, ont par la suite été amplement utilisées par le pouvoir soviétique (10).
La spetspropaganda (propagande spéciale) est enseignée pour la première fois comme une matière à part entière en 1942 à l’Institut militaire des langues étrangères de Moscou. Le cours est retiré du cursus au début des années 1990 avant d’être réintroduit en 2000 à la suite de la réorganisation de l’Institut, rebaptisé Département de l’Information militaire et des langues étrangères, rattaché à l’Université du ministère de la Défense. Il a pour mission de former des spécialistes en « communications
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(10) Serge Tchakhotine, Le viol des foules par la propagande politique, Paris, Gallimard, (2e édition), 1952.
étrangères», «analyse de l’information» ou «suivi de l’information militaire».
La réforme de cet institut a été rendue nécessaire par l’intérêt grandissant en Russie pour les problématiques informationnelles, attesté entre autres par la publication d’une Doctrine sur la sécurité de l’information en 2000. On assiste alors à un rapprochement entre les établissements de formation académique et les instituts de recherche dépendant des «organes de sécurité»: l’Institut de cryptographie, de télécommunications et de science informatique (au sein de l’Académie du FSB), l’Institut d’État de recherche expérimentale sur les problèmes de protection de l’information technique (FSTEC), l’Académie du Service fédéral de protection (FSO), etc. La guerre de l’information a aussi été incluse dans des cursus plus généralistes, notamment à l’Université d’État des relations internationales de Moscou (MGIMO), à l’Académie diplomatique du ministère des Affaires étrangères, et dans les parcours de science politique ou de philosophie de plusieurs universités. La guerre de l’information est désormais reconnue comme une discipline scientifique en Russie (11).
Les nombreux centres de recherche créés durant la décennie 2000 touchent à différentes disciplines. L’Institut des problèmes de sécurité de l’information, créé en 2003 au sein de l’Université d’État de Moscou se spécialise, par exemple, sur le volet de la coopération internationale, en organisant notamment des sessions de track two entre autorités et experts russes et étrangers (12). Quant au Centre d’information et d’analyse des processus sociopolitiques dans l’espace postsoviétique, rattaché à la chaire d’Histoire de l’«étranger proche » de l’Université d’État de Moscou, il conduit en particulier des travaux sur la surveillance de l’espace informationnel et la sécurité de l’information.
Évolution de l’approche russe
Appréhender la guerre de l’information que mène actuellement la Russie vis-à-vis de l’Ukraine et de l’Occident ne peut se faire sans le recul nécessaire des quinze dernières années, au cours desquelles l’approche russe a évolué de façon substantielle. Pendant cette période, la Russie a mené des actions impopulaires soit en Russie, soit à l’étranger, réalisant par conséquent qu’elle ne pouvait guère plus influencer le discours global de la même façon que l’Union soviétique pouvait le faire grâce, notamment, à l’idéologie. Dans chaque cas, l’échec informationnel a conduit à une réponse des autorités qui, à son tour, a façonné les capacités actuelles de guerre de l’information. Trois étapes charnières méritent d’être détaillées.
La première date charnière est celle de 1999. Alors que les hostilités reprennent en Tchétchénie, les autorités russes réalisent avec amertume qu’elles sont dépassées par un ennemi doté de capacités militaires plus modestes, mais bien plus habile dans son usage de l’internet pour diffuser ses messages auprès d’une audience globale. Dans les médias internationaux, Moscou s’est ainsi vu incapable de surpasser un
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(11) Entretien avec un professeur de sciences politiques spécialiste des médias, Moscou, Haut collège d’économie, 11 décembre 2012.
(12) Julien Nocetti, «Contest or Conquest: Russia and Global Internet Governance», International Affairs, vol. 91, n° 1, janvier 2015, p. 119.
discours adverse glorifiant l’«héroïsme» des «combattants de la liberté» tchétchènes et stigmatisant la répression russe (13).
La réponse russe a été double : d’une part, l’expérience a servi à renforcer la cohérence du message des services de sécurité – tout particulièrement le FSB – qui estiment dès lors qu’internet est un outil déstabilisant, susceptible de véhiculer une menace à la sécurité nationale et dont l’accès public doit être minutieusement contrôlé (14). D’autre part, les services eux-mêmes ont commencé à développer leurs propres méthodes d’exploitation du numérique pour cibler des adversaires hors de Russie.
La deuxième étape est celle du bref conflit armé avec la Géorgie en 2008, qui se traduit par la victoire incontestable de Moscou, mais expose de sérieuses déficiences quant à ses performances militaires, tant en opérations qu’au plan de la qualité de l’armement employé (15). Le désarroi sur les échecs militaires est allé de pair avec l’apparition de tensions, au sein de l’armée, sur le fait de déterminer le «vainqueur » de la guerre de l’information russo-occidentale. Il y a eu cependant un consensus sur la nécessité d’entreprendre des réformes profondes sur ce plan (16). Un fort contraste est apparu entre le président géorgien de l’époque, Mikhaïl Saakachvili, parlant à ses interlocuteurs occidentaux dans leur langue, et les tentatives tardives et maladroites de Moscou d’organiser des conférences de presse.
Parmi les recommandations qui ont été formulées par la suite aux forces armées par le Kremlin figure la création de «troupes informationnelles » censées gérer la guerre de l’information au sein de l’institution militaire. Reflétant la nature intégrale du concept russe de guerre de l’information, ces troupes comprendraient diplomates, journalistes, hackers, spécialistes en communications stratégiques et en opérations psychologiques, ainsi que des linguistes, afin de surmonter le déficit perçu des capacités linguistiques de la Russie (17). Ces « troupes informationnelles » n’ont pourtant jamais vu le jour : les organes du ministère de la Défense (en particulier le Comité technique fédéral à la défense) et le FSB semblent s’accrocher à leurs prérogatives respectives (18).
Enfin, trois ans plus tard, en 2011, les manifestations de grande ampleur survenues dans le monde arabe ont été le dernier élément contribuant à faire évoluer l’approche russe. Les «printemps arabes» révèlent la puissance de mobilisation et d’organisation politique que
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(13) Tina Burrett, Television and Presidential Power in Putin’s Russia, Abingdon, Routledge, 2011, p. 17-38.
(14) Sur l’approche anxiogène de ceux-ci, consulter Ronald Deibert, et. al. (dir.), Access Controlled: The Shaping of Power, Rights, and Rule in Cyberspace, Cambridge, MIT Press, 2010, p. 15-34. Voir aussi « Russia : A New Confrontation ? », rapport de la dixième session de la Commission de la Défense (2008-2009), House of Commons, Londres, 30 juin 2009.
(15) Sur ce demi-succès militaire, voir Ariel Cohen, Robert Hamilton, The Russian Military and the Georgia War : Lessons and Implications, Strategic Studies Institute, Carlisle, PA, juin 2011.
(16) Entretien de l’auteur avec un expert des forces armées russes, Garmisch-Partenkirchen, 23 avril 2013.
(17) Keir Giles, « “Information Troops”: A Russian Cyber Command? », in C. Czosseck, E.Tyugu, T. Wingfield (dir.), 2011 3rd International Conference on Cyber Conflict, Tallinn, NATO Cooperative Cyber Defence Centre of Excellence, 2011, p. 51-53.
(18) Entretiens de l’auteur avec un chercheur du PIR Center spécialiste des questions de cyber-sécurité, et avec le directeur adjoint d’un acteur privé russe majeur de la cyber- sécurité, Moscou, 19 février 2013.
permettent les réseaux sociaux, jusqu’à faciliter les changements de régime une perspective perçue avec anxiété par les dirigeants russes (19). En Russie, les grandes manifestations de l’hiver 2011-2012 voient les autorités faire usage de programmes automatisés (bots) pour éradiquer tout débat en ligne, ou parasiter le bon fonctionnement des réseaux sociaux, notamment dans leur «fonction» organisationnelle. Une gamme très vaste de bots sur Twitter, combinée avec des attaques par déni de service (DDoS) sporadiques mais ciblées, ont alors visé à décourager les figures de l’opposition et à discréditer leurs actions (20).
Les autorités ont conclu de cette dernière expérience que les systèmes automatisés ne sont guère suffisants et que dominer la «conscience des masses» en ligne requiert l’implication de moyens humains. Ce constat les a conduites à accroître significativement leurs investissements en ressources humaines pour non seulement empêcher, mais aussi orienter les conversations sur le web. La séquence 2011-2012 se traduit également par plusieurs changements institutionnels au sein de l’appareil d’Etat russe, reflétant l’attention portée à la guerre de l’information: Viatcheslav Volodine remplace Vladislav Sourkov au poste de premier directeur adjoint de l’administration présidentielle, chargé de la politique intérieure, en décembre 2011; et Sergueï Choïgou remplace Anatoli Serdioukov au poste de ministre de la Défense en novembre 2012.
Au plan conceptuel, l’approche russe est marquée par un certain nombre de permanences. L’aspect proprement technologique (cyber) n’est considéré que comme l’un des aspects de la « sécurité de l’information » et celui-ci n’est pas, jusqu’à présent, perçu comme étant le plus important (21). Cette relative marginalisation de la dimension technique de la guerre de l’information au profit d’une approche plus intégrale a été illustrée par les débats en 2012 et 2013 sur l’élaboration d’une « stratégie de cyber- sécurité ». Portée par l’ancien sénateur Rouslan Gattarov (22), cette stratégie a été critiquée pour sa vision étroite de la question, reflétant des tensions entre les « ministères de force » (Intérieur, Défense, services de renseignement) et le pouvoir politique (23). Pour les autorités russes, ce sont avant tout les perceptions (soznanie) qui constituent le centre de gravité de toute activité de lutte informationnelle, qu’elle soit offensive ou défensive (24).
Un accent particulier placé sur la vulnérabilité de la culture nationale aux influences extérieures – un élément compréhensible dans un pays qui, selon l’expert américain Timothy Thomas, «est armé mentalement de
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(19) Julien Nocetti, «Russie: le Web réinvente-t-il la politique?», Politique étrangère, n° 2, été 2012.
(20) Une attaque par déni de service vise à rendre un serveur, un service ou une infrastructure indisponibles en surchargeant la bande passante du serveur, ou en acceptant ses ressources jusqu’à épuisement. Source: OVH.
(21) Entretiens de l’auteur avec le directeur adjoint de l’Institut des problèmes de sécurité de l’information, Moscou, 13 décembre 2012, et avec un officiel russe, Garmisch- Partenkirchen, 23 avril 2013.
(22) Vice-gouverneur de l’oblast de Tchelyabinsk depuis février 2014, R. Gattarov a été responsable de la Commission pour l’avancement de la société de l’information au Conseil de la Fédération, et responsable du Conseil pour le travail sur la blogosphère au sein du parti présidentiel Russie Unie.
(23) Echanges informels de l’auteur avec un sénateur et un expert de l’internet, Moscou, 14 mai 2012.
(24) Dmitry Adamsky, «Cross-Domain Coercion : The Latest Version of the Russian Art of Strategy», Proliferation Papers, à paraître.
l’expérience d’avoir perdu idéologiquement à la fin de la guerre froide» (25). C’est là une autre facette de l’approche intégrale de la sécurité de l’information en Russie, d’ailleurs reflétée dans la totalité des concepts et doctrines russes, à commencer par la Doctrine de sécurité de l’information. Celle-ci inclut parmi les menaces « la dévaluation des valeurs spirituelles, la propagande basée sur une culture de masse qui glorifie des valeurs spirituelles et morales allant à l’encontre des valeurs acceptées dans la société russe» (26).
Ainsi, dans la vision russe, la stratégie informationnelle est «intégrale» en ce sens qu’elle a une forme tant logicielle (attaque par le code) que cognitive (diffusion de contenus hostiles) (27). Cette stratégie s’exerce en temps de paix comme en temps de guerre. Aussi, le fait d’inclure le soutien au gouvernement en place dans les intérêts vitaux de l’État implique logiquement que la société civile et les débats qui l’animent font désormais partie intégrante du champ de la sécurité nationale (28).
La « militarisation » de l’information
La doctrine militaire de décembre 2014
Le 29 décembre 2014, le Conseil de sécurité de la Fédération de Russie rend publique, sur son site, une nouvelle édition de la doctrine militaire du pays (29). À l’évidence, la date de sa publication indique une prise en compte des menaces récentes qui se sont fait jour en Russie et dans le monde – la précédente version datait de février 2010, un an avant le déclenchement des «révolutions» arabes.
La nouvelle doctrine conçoit l’information comme un outil de la sécurité nationale parmi d’autres. Ce n’est guère une nouveauté dans l’approche russe, la doctrine militaire de 2000 et la doctrine sur la sécurité de l’information de 2000 mettaient déjà l’accent sur ce point. Néanmoins, la guerre de l’information figure désormais bien en évidence dans plusieurs sections, preuve de l’importance du facteur informationnel dans les conflits récents. Ainsi, l’une des principales menaces militaires extérieures y est identifiée comme «l’utilisation des technologies de l’information et de la communication dans un objectif politico-militaire afin d’agir, en violation du droit international, contre la souveraineté, l’indépendance politique et l’intégrité territoriale des États, et de menacer la paix et la sécurité
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(25) Timothy Thomas, « Russian Information Warfare Theory : The Consequences of August 2008 », in Stephen Blank et Richard Weitz (dir.), The Russian Military Today and Tomorrow : Essays in Memory of Mary Fitzgerald, Carlisle, US Army War College, Strategic Studies Institute, 2010.
(26) Doctrine de sécurité de l’information de la Fédération de Russie, 2000. Voir également Viktor Sheynis, «Natsional’naya bezopasnost’ Rossii. Ispytaniye na prochnost’», POLIS. Politicheskiye issledovaniya, n° 1, 2010.
(27) Sur la perception russe, voir Julien Nocetti, op. cit., p. 116.
(28) Ulrik Franke, « War by non-military means », op. cit.
(29) Le texte est accessible à l’adresse : <www.scrf.gov.ru/documents/18/129.html>.
internationales, ainsi que la stabilité mondiale et régionale» (30). Il est à préciser que, dans la terminologie, les stratèges russes ne dissocient pas les technologies de l’information de celles de la communication, celles-ci représentent un tout (informatsionno-kommunikatsionnye tekhnologii) (31).
La doctrine de 2014 énonce un certain nombre d’exemples d’utilisation de l’information aux fins décrites plus haut comme «l’utilisation combinée de la force militaire avec des moyens politiques, économiques, informationnels et autres, se concrétisant par une utilisation intensive du potentiel de protestation de la population». Ce scénario particulier, qui imagine la population se liguer contre ses dirigeants politiques, est récurrent dans la compréhension russe de la guerre de l’information. Cette doctrine énumère d’ailleurs d’autres menaces informationnelles, comme le fait d’inciter les jeunes à abandonner leurs traditions historiques, spirituelles et patriotiques, ou de perturber les agences gouvernementales et les infrastructures informationnelles.
Les nouveautés introduites dans cette doctrine indiquent clairement un brouillage des frontières entre menaces intérieures et extérieures. Pour certains, elles signalent une militarisation de la politique du Kremlin, en permettant une mobilisation de la société et une légitimation des actions de la Russie sur les scènes intérieure et internationale (32). La guerre de l’information s’inscrit ici dans un complexe obsidional qui est une partie intégrante de la culture stratégique russe. La crainte de toute velléité de révolte populaire, le souhait de réguler tous les aspects liés à la sécurité, une forme de mobilisation permanente de la vie sociale et politique sont autant de manifestations de la perception des menaces par le Kremlin.
Le moteur idéologique de la lutte informationnelle
Si le Concept de politique étrangère publié en février 2013 ne reconnaît pas les technologies de l’information et de la communication comme un facteur sous-jacent des soulèvements populaires, il mentionne explicitement le risque incarné par des «processus politiques initiés de l’étranger» via l’utilisation des technologies numériques (33). Les commentaires au plus haut niveau de l’État sont moins nuancés. Le président de l’Académie des sciences militaires, le général d’armée Makhmout Gareïev, n’a pas hésité à désigner directement les «technologies de l’information occidentales» comme «subversives» et à l’origine des révolutions arabes, ainsi que des transitions politiques en Géorgie, en Ukraine et au Kirghizstan (34). En 2011, le président Dmitri Medvedev exposait publiquement une lecture similaire des événements du
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(30) En comparaison de la doctrine militaire de 2000, le chapitre sur les menaces extérieures potentielles a été enrichi de quatre sections supplémentaires, dont une portant sur l’information.
(31) Entretien de l’auteur avec un professeur de l’Académie diplomatique du ministère russe des Affaires étrangères, Moscou, 11 décembre 2012.
(32) Voir Jolanta Darczewska, « The Devil is in the Details: Information Warfare in the Light of Russia’s Military Doctrine », OSW, Point of View, n° 50, mai 2015, p. 12.
(33) Le texte peut être consulté, en anglais à l’adresse <http://archive.mid.ru/brp_4.nsf/0/76389FEC168189ED44257B2E0039B16D>.
(34) Interfax, 26 mars 2011.
monde arabe (35). Enfin, trois ans plus tard, Vladimir Poutine assimilait l’internet à «un projet de la CIA» lors d’une émission télévisée en direct.
L’approche des dirigeants russes n’a guère évolué avec la crise ukrainienne mais offre des informations quant à la vision du monde de Moscou. Avec l’Ukraine, la Russie prétend être en mesure de contester ouvertement l’ordre international hérité de la fin de la guerre froide (36). Elle entend ainsi renouer avec des pratiques plus anciennes, gageant que les relations entre puissances restent façonnées par la domination et le conflit. La mondialisation est perçue comme affaiblissant la Russie, qui préfère ici mettre en avant une lecture culturaliste des relations internationales. Dans le même temps, le discours officiel dissimule peu l’expression d’un sentiment d’infériorité envers la suprématie technologique occidentale, et notamment américaine (37).
Ces facteurs contribuent, du point de vue de Moscou, à accentuer l’idéologisation de l’information. Les doctrines précitées établissent toutes que l’espace informationnel – pris dans sa globalité – est sujet à une lutte idéologique. Elles dressent un tableau sombre de la marche du monde dans lequel la Russie subirait une guerre de l’information permanente et insidieuse de la part d’un Occident qui n’aurait jamais renoncé à sa «politique d’humiliation» envers Moscou.
Ce «retour de la Russie à la géopolitique» (38) dépasse incontestablement l’Ukraine et l’espace postsoviétique : il est global. La Russie d’aujourd’hui se pense davantage en pôle civilisationnel qu’en pays ou nation, et en pôle de stabilité, spirituel et religieux face à un Occident déclinant, trahi par ses élites (39). Sur ce dernier point, le discours posant la Russie en alternative à l’Occident fait partie de la stratégie informationnelle russe. Des médias tels que la chaîne télévisée RT (précédemment Russia Today), destinée à un public occidental, racontent une histoire sur la Russie et sur le monde. Le premier message est que le monde n’est plus unipolaire: les nouvelles puissances émergentes défieraient avec succès la domination de l’Occident, non pas par un modèle social alternatif comme à l’époque soviétique, mais au moyen d’un fonctionnement «en réseau». Le second message véhiculé par RT est celui d’un monde dynamique et centrifuge où les puissances émergentes s’éloigneraient de l’Occident plutôt qu’elles ne convergeraient vers un processus de «fin de l’histoire» (40).
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(35) «Dmitriy Medvedev provel vo Vladikavkaze zasedaniye Natsionalnogo antiterroristicheskogo komiteta» [Dmitri Medvedev a organisé à Vladikavkaz une réunion du Comité national antiterroriste], 22 février 2011, accessible à l’adresse:<www.kremlin.ru/transcripts/10408>.
(36) Thomas Gomart, «Russie: de la « grande stratégie » à la « guerre limitée »», Politique étrangère, n° 2, été 2015.
(37) Julien Nocetti, « »The internet, enemy of nations? » Russia’s « dictatorship-of-the-law » approach to internet policy », Internet Policy Review, vol. 4, n° 4, 2015.
(38) L’expression, empruntée à W. Russell Mead (cf. art. cit., [2]), traduit la fascination qu’exerce la géopolitique chez les auteurs et les hommes politiques russes. Voir Alexander Astrov et Natalia Morozova, «Russia: geopolitics from the heartland», in Stefano Guzzini (dir.), The Return of Geopolitics in Europe? Social Mechanisms and Foreign Policy Identity Crises, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 192-216.
(39) Intervention de Vladimir Poutine devant le Valdai Discussion Club, Valdaï (Russie), 19 septembre 2013. Voir aussi Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, Paris, Actes Sud, 2015.
(40) Volodymyr Yermolenko, «Russia, zoopolitics, and information bombs», EuroMaidan Press, 26 mai 2015.
Exprimant ainsi leur volonté d’avoir prise sur le discours international et de ne pas le laisser orienter par les médias occidentaux, les autorités russes sont aussi largement secondées par des intellectuels prenant activement part aux débats sur la guerre de l’information. Ces spécialistes de géopolitique ont, d’une part, contribué à vulgariser le sujet en Russie et, d’autre part, participent personnellement à la guerre de l’information en tant qu’« experts en technologies politiques» (41) ou leaders d’opinion tels Igor Panarine et Alexandre Douguine. Ces derniers sont à la fois des théoriciens et des praticiens de la guerre de l’information. Sensibilisant le public russe aux menaces informationnelles venant de l’étranger, ils contribuent à formater la réaction informationnelle russe, en étant régulièrement consultés par les médias populaires.
Les premiers travaux d’Igor Panarine, ancien officier du KGB et de la FAPSI devenu politologue, ont influencé la Doctrine de sécurité de l’information de 2000. Ses recherches suivantes ont plaidé pour que la Russie s’oppose à l’Occident sur le front de l’information. Dans son dernier ouvrage, paru en 2012, il avance que les « révolutions de couleur » dans l’espace postsoviétique puis les « printemps arabes » ont été le produit de technologies de contrôle social et d’agressions informationnelles de la part des États-Unis (42). Il assimile la guerre de l’information à des opérations d’influence, qui regroupent le contrôle social (influencer la société), les manœuvres sociales (contrôle intentionnel du public pour atteindre des objectifs précis), la manipulation de l’information (utiliser d’authentiques informations de manière à en fausser les implications), la désinformation (répandre des informations manipulées ou fabriquées), et la pression, le chantage, ou l’extorsion d’informations désirées.
Dans son ouvrage paru en 2006, Panarine affirmait déjà que le succès de toute entreprise géopolitique est inextricablement lié à un avantage en matière de guerre de l’information (43). L’«empire anglo- américain » aurait joui d’un tel avantage depuis l’effondrement de l’URSS. En réponse, Panarine propose l’érection d’une nouvelle union d’États, de l’Egypte à la Chine, dont la Russie, capables de faire contrepoids à cet empire occidental entré en décadence. Selon lui, enfin, défendre la souveraineté de la Russie suppose de renforcer sa présence informationnelle dans les régions stratégiquement significatives de la planète. Cela permettra d’avoir une réponse opérationnelle à n’importe
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(41) Dans la vie politique russe, un «technologiste/technologue politique» est un spécialiste de la communication politique, des techniques de manipulation de l’opinion publique et des campagnes électorales. Gleb Pavlovsky et Vladislav Sourkov, officiant au sein de l’administration présidentielle, en ont été deux exemples majeurs dans la décennie 2000. Certains technologues politiques cumulent des responsabilités officielles avec des activités de recherche et d’enseignement. C’est le cas notamment de Sergueï Markov, qui entre 2009 et 2012 présidait la «Commission présidentielle de lutte contre les falsifications historiques», avant de co-présider la «Commission pour le développement de la diplomatie publique et le soutien aux compatriotes de l’étranger» au sein de la Chambre civique russe.
(42) Igor Panarine, Vtoraya mirovaya informatsionnaya vo na vojna protiv Rossii [Deuxième guerre mondiale de l’information une guerre contre la Russie], Moscou, Goryatchaya liniya, 2012.
(43) Igor Panarine, Informatsionnaya vojna i geopolitika [La guerre de l’information et la géopolitique], Moscou, Goryatchaya liniya, 2006.
quelle crise, et encouragera l’établissement d’un équilibre des forces stratégiques dans des régions où la Russie possède des intérêts vitaux (44).
Alexandre Douguine est davantage médiatisé en Occident. Géopolitologue aux tendances mystiques, il a su nouer un réseau international d’intellectuels et de politiciens partageant ses idées conservatrices et eurasistes (45). Toute la question, pour la Russie, est selon lui de céder à une mondialisation débilitante ou d’incarner la résistance. Dès 2012, il soutient que « le compte à rebours pour empêcher l’annexion de l’Ukraine par l’empire atlantiste a déjà commencé. […] Nous ne pouvons exclure d’avoir à mener une bataille pour la Crimée et pour l’Ukraine orientale» (46). Particulièrement actif durant l’annexion de la Crimée, Alexandre Douguine a «préparé le terrain» à la propagande officielle, par exemple lorsqu’il répétait, dans ses écrits et interventions médiatiques, que l’Ukraine serait en cours de «dé-russification». Il contribue à populariser en Russie le terme américain de guerre en réseau (network-centric warfare), qu’il voit comme une stratégie déployée par l’Occident dans les révolutions de couleur dans l’ancien espace soviétique (47). Plus globalement, il est le porte-voix d’une doctrine qui se veut avant tout antilibérale et orientée vers la rivalité avec l’Occident et la domination russe de l’Eurasie.
Parmi la masse d’ouvrages parus depuis l’annexion de la Crimée, qui tous, de façon plus ou moins subtile, justifient la ligne officielle, certains ciblent davantage le lectorat russe, tel celui publié par l’économiste et homme politique Sergueï Glaziev (48), quand d’autres privilégient un public anglophone et occidental (49).
Ces approches intellectuelles et, par extension, celle des autorités qu’elles inspirent, servent à la fois des objectifs de politique intérieure (mobiliser les bases électorales, désamorcer le discours de certains opposants, comme Alexeï Navalny, et jeter le discrédit sur l’opposition comme un ennemi intérieur) et des objectifs de politique étrangère (créer un nouveau bloc politique dans l’espace postsoviétique uni autour de valeurs conservatrices). Le projet de Vladimir Poutine vise à redonner à la Russie le statut qu’elle avait avant 1917, celui d’une puissance importante, gardienne des valeurs conservatrices (50).
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(44) Igor Panarine, « Sistema informatsionnogo protivobortsva » [Le système de la lutte informationnelle], Voenno-promychlennij kurier, n° 41, octobre 2008.
(45) Tout particulièrement dans les partis et milieux d’extrême-droite en Europe. Lire Marlène Laruelle, «Aleksandr Dugin: A Russian Version of the European Radical Right?», Woodrow Wilson International Center for Scholars, Kennan Institute, Occasional Paper n° 294, 2006.
(46) Alexandre Douguine, La Quatrième Théorie politique, Paris, Ars Magna, 2012, p. 228.
(47) Alexandre Douguine, Geopolitika postmoderna [Géopolitique postmoderne], St. Pétersbourg, Amfora, 2007.
(48) Sergueï Glaziev, Ukrainskaya katastrofa. Ot amerikanskoy agressii k mirovoy voyne? [Le désastre ukrainien. D’une agression américaine à une nouvelle guerre mondiale ?], Moscou, Knijny Mir, 2015.
(49) Rouslan Poukhov, Colby Howard (dir.), Brothers Armed: Military Aspects of the Crisis in Ukraine, Minneapolis, East View Press, 2014.
(50) Olivier Schmitt, « La guerre de l’information dans la grande stratégie russe », article publié dans le cadre de la Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains, Université Paris 1, septembre 2015, accessible à l’adresse: <http://chairestrategique.univ-paris1.fr/fileadmin/chairestrategiesorbonne/articles/La_guerre_de_l_information_dans_la_grande_strategie_russe.pdf>. Voir aussi: Jérôme Gautheret, « Poutine, dans l’ombre de l’impitoyable tsar Nicolas Ier», Le Monde, 12 mai 2014.
Une «guerre hybride» qui ne dit pas son nom ?
Les incursions russes en Ukraine ont suscité moult réflexions sur les tactiques de guerre russes. Dans une tentative de compréhension des enchaînements en cascade de la crise ukrainienne, les observateurs occidentaux ont quasi unanimement accolé l’expression de « guerre hybride » à l’intervention de Moscou (51).
La pensée doctrinale russe derrière la conduite des opérations en Crimée et dans le Donbass est attribuée au général Valery Guerasimov, chef d’État-major général des armées depuis novembre 2012, dont l’article programmatique de 2013 expose que « les règles de la guerre ont radicalement changé» (52). Tirant les leçons de l’intervention occidentale en Libye, il plaide pour «l’utilisation de forces spéciales et de l’opposition interne pour créer un front opérationnel permanent dans tout le territoire de l’État ennemi, aussi bien que des actions informationnelles». Il constate à ce titre que « le rôle des moyens non-militaires pour atteindre les buts politiques et stratégiques a augmenté et, dans de nombreux cas, ils ont dépassé en efficacité la puissance des armes ».
La «guerre de nouvelle génération», ou la «guerre non-linéaire», telle qu’elle est avancée par V. Guerasimov, repose donc fortement sur la guerre de l’information et peut être interprétée de plusieurs manières. Premièrement, comme une tentative de rattrapage conceptuel des réalités de la guerre moderne, que les États-Unis pratiqueraient depuis plus d’une décennie, en particulier en Afghanistan et en Irak, combinant hard et soft power (53). Une telle perspective ne doit cependant pas occulter les permanences que cette « nouvelle » forme de guerre entretient avec les pratiques soviétiques, coutumières d’une telle stratégie intégrale. À ce titre, appliquer le cadre conceptuel occidental de la guerre hybride à l’art opérationnel russe, en occultant le contexte russe, ne peut que conduire à des erreurs d’interprétation (54).
Une autre interprétation conduirait à percevoir ce recours massif à la guerre de l’information comme la reconnaissance par la Russie de son infériorité, tant militaire qu’économique, par rapport aux États-Unis et
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(51) À titre d’exemples : Michael Kofman, Matthew Rojansky, « A Closer Look at Russia’s “Hybrid War” », Wilson Center, Kennan Institute, Kennan Cable, n° 7, avril 2015 ; Heidi Reisinger, Alexander Golts, « Russia’s Hybrid Warfare: Waging War below the Radar of Traditional Collective Defence », Collège de défense de l’OTAN, Research Paper n° 105, novembre 2014 ; ou Eve Hunter, « The Challenges of Hybrid Warfare », Tallinn, International Centre for Defence and Security, Analysis, avril 2015. Pour une exception notable, voir Janis Berzins, « Russian New Generation Warfare is Not Hybrid Warfare », in Artis Pabriks, Andis Kudors, The War in Ukraine: Lessons for Europe, Riga, University of Latvia Press, 2015, p. 40-52. Sur le concept de guerre hybride, lire Elie Tenenbaum, « Le piège de la guerre hybride », Focus stratégique, n° 63, octobre 2015 (à paraître).
(52) Valery Guerasimov, «Tsennost’ nauki v predvidenii » [La valeur de la science dans la prédiction], Voenno-promychlennij kurier, 27 février 2013, accessible à l’adresse: <www.vpk-news.ru/articles/14632>.
(53) Echanges informels de l’auteur avec deux eurodéputés baltes, Bruxelles, Parlement européen, 4 juin 2015.
(54) Dmitry Adamsky, op. cit.
même à la Chine (55). Les forces armées russes compenseraient ainsi leur faiblesse par des stratégies indirectes et subtiles afin de brouiller leurs objectifs réels aux yeux de l’ennemi. Selon cette logique, le Kremlin ne reconnaîtra pas la présence russe dans le Donbass à moins qu’il ne change son approche stratégique et ses objectifs sur le terrain. La guerre n’étant pas déclarée, les moyens non-militaires jouent nécessairement un rôle primordial dans la réalisation des buts politiques et stratégiques, ce qui accorde au facteur informationnel une très large place (56). Enfin, la pratique russe de guerre de l’information vise non pas à écourter les conflits, mais à les prolonger par un soutien à l’un des belligérants, de telle façon à accorder à la Russie la capacité d’influencer le conflit de manière décisive au moment où elle le souhaitera.
Dans sa guerre de l’information en Ukraine, le Kremlin a été surpris par le manque d’enthousiasme des Ukrainiens russophones pour sa campagne médiatique contre le mouvement Maïdan et le gouvernement intérimaire à Kiev. L’intervention militaire russe dans le Donbass se serait donc révélée «nécessaire» en raison de l’échec à rallier suffisamment de forces pro-russes pour appuyer une «contre-révolution» entièrement ukrainienne. En ce sens, parler de guerre hybride russe contre l’Ukraine est erroné: il faudrait plutôt y voir une utilisation non planifiée de différents outils pour se conformer à des réalités opérationnelles diverses et parfois inattendues (57).
Un autre écueil serait de confondre la guerre de l’information avec des actions plus classiques de diplomatie publique. La «guerre hybride» russe serait ainsi liée à la visibilité accrue des médias russes et aux efforts de ceux-ci de façonner l’opinion publique internationale, et notamment occidentale, via des médias tels que la chaîne télévisée RT ou la radio Sputnik International (auparavant Voice of Russia). Le Kremlin n’a pas créé de puissantes institutions médiatiques d’État, comme RT, dans l’objectif premier de conduire une guerre de l’information en Ukraine ou dans l’espace postsoviétique. Dans la plupart des cas, plutôt que de viser un conflit ou un pays en particulier, les médias russes cherchent opportunément à attiser la défiance et le mécontentement des opinions publiques occidentales face à leurs dirigeants. Le but reste de saper les sources et les discours dominants des médias occidentaux, et de décrédibiliser la confiance publique envers toutes les organisations que Moscou perçoit comme se trouvant sous influence occidentale (58).
Davantage qu’une campagne de propagande globale, taillée sur mesure pour la guerre hybride en Ukraine, les événements de Crimée et du Donbass illustrent plutôt l’évolution permanente de la stratégie informationnelle de la Russie. Il n’y a pas de différence fondamentale entre la pratique actuelle de guerre de l’information russe et les tactiques de désinformation utilisées par l’Union soviétique contre l’Occident dans la seconde moitié du XXe siècle. Ce manque d’innovation peut expliquer
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(55) Mark Galeotti, « The « Gerasimov Doctrine » and Russian Non-Linear War », Blog In Moscow’s Shadows, 6 juillet 2014, accessible à l’adresse :<https://inmoscowsshadows.word press.com/2014/07/06/the-gerasimov-doctrine-and-russian-non-linear-war/>.
(56) S. Chekinov, S. Bogdanov, «The Nature and Content of a New-Generation War», Military Thought, octobre-décembre 2013, p. 12-23.
(57) Michael Kofman, Matthew Rojansky, op. cit.
(58) Entretien téléphonique de l’auteur avec un professeur ukrainien de l’Université de Seattle, 26 juin 2015, et entretien de l’auteur avec une journaliste russe, Paris, 26 mars 2015.
pourquoi la majorité des recherches actuelles sur la guerre de l’information en Russie combinent les tactiques soviétiques de désinformation (le «contrôle réflexif» (59)) et l’analyse de ce que les penseurs russes perçoivent comme des stratégies informationnelles «américaines», c’est-à-dire incorporant certains éléments de notre environnement informationnel actuel (médias et réseaux sociaux, etc.). On peut d’ailleurs avancer que la perception d’une «nouveauté» dans la pratique russe de guerre de l’information constitue une forme de succès pour la Russie en matière de désinformation et de diplomatie publique. Dans le cas du conflit ukrainien, l’aspect le plus innovant de la pratique russe réside dans l’utilisation massive et combinée des technologies numériques.
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(59) Timothy Thomas, «Russia’s Reflexive Control Theory and the Military», Journal of Slavic Military Studies, vol. 17, n° 2, 2004, p. 237-256.
Ukraine : la «guerre de l’information» en pratique
L’objectif prioritaire de la politique informationnelle de Moscou est de contribuer à la stabilité sociale et politique de la Russie ainsi que de garantir un soutien public aux politiques du gouvernement. La grande majorité des théoriciens russes avancent que la guerre de l’information comprend d’un côté la protection de l’espace informationnel national, et de l’autre, l’action dans la sphère informationnelle de l’adversaire (60). Dans la guerre de l’information russe en Ukraine, le web joue un rôle primordial. Il permet de répandre des rumeurs instantanément et à une échelle inédite, tout en attisant le sentiment anti-occidental. Le contrôle de l’information demeure vital dans la stratégie russe.
Le renforcement du contrôle du web russe
Le déclenchement du mouvement EuroMaidan en Ukraine a suscité, chez les autorités russes, une volonté de raffermir le contrôle de l’État sur les médias et tout particulièrement sur le web, volonté déjà manifeste depuis les révolutions arabes.
L’objectif est double : premièrement, prévenir toute contagion de ce mouvement populaire en Russie. Il est peu de dire que le Kremlin redoute le pouvoir subversif du web : la séquence électorale 2011-2012 avait vu éclore des manifestations de masse dans les grandes villes russes, amplement coordonnées et relayées via les outils numériques. Depuis lors, la tentation est très présente de réactiver une logique de « forteresse assiégée » face à des mouvements de masse qui ne seraient aux yeux des autorités que la concrétisation d’un complot ourdi de l’étranger (61).
Deuxièmement, il s’agit de supprimer toute dissonance sur cet «espace indiscipliné» qu’est l’internet et ainsi permettre au Kremlin de parler d’une seule voix au sujet du conflit ukrainien (62). En d’autres termes, les autorités russes perçoivent l’internet comme politiquement nuisible puisqu’il permet à n’importe quel citoyen de contourner les médias dits traditionnels.
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(60) Jolanta Darczewska, op. cit. [32] ; Valery Guerasimov, op. cit. [50] ; Vladimir Karyakine, «Strategii nepryamykh dejstvij, « myagkoj sily » i tekhnologii « upravlyaemogo khaosa » kak instrumenty pereformatirovaniya politicheskikh prostranstv », Informatsionnye vojny, vol. 31, n° 3, 2014.
(61) Julien Nocetti, op. cit. [12], p. 129.
(62) Jill Dougherty, «Everyone Lies: The Ukraine Conflict and Russia’s Media Transformation», Discussion Paper, n° 88, Shorenstein Center on Media, Politics and Public Policy, Harvard Kennedy School, juillet 2014, p. 4.
Centralisation du paysage médiatique, dont le web
Au cours des quatre dernières années, la main de l’État a rarement été absente des principaux montages capitalistiques dans l’internet (63). Depuis le retour de Poutine au Kremlin en mars 2012, celle-ci est omniprésente.
Ainsi, VKontakte (VK), équivalent russe de Facebook, est dans le viseur des autorités depuis la séquence électorale 2011-2012, où le réseau social a été abondamment utilisé à des fins de contestation et de mobilisation politique par les internautes russes (64). Il rassemble plus de 50 millions d’internautes en Russie et près de 280 millions dans le monde, ce qui en fait le huitième réseau social le plus populaire au monde (65). C’est également lié à la personnalité volontiers frondeuse de son co-fondateur et ancien président directeur général, Pavel Durov, qui a passablement irrité le Kremlin lorsqu’il s’est confronté aux autorités. Celles-ci ont raffermi leur pression sur VK au printemps 2013 par le biais de manœuvres capitalistiques visant à prendre le contrôle de la société puis à la placer entre les mains d’oligarques proches du Kremlin. Cette mainmise s’est réalisée en trois temps. En avril 2013, deux co-fondateurs de VK ont revendu leurs parts (48 % du capital) à un groupe financier dirigé par Ilya Chtcherbovitch, un proche de V. Poutine, membre du conseil d’administration de Rosneft. En janvier 2014, Pavel Durov a cédé ses 12 % de capital au PDG de l’opérateur téléphonique privé russe Megafon, un proche d’Alicher Ousmanov – un magnat des télécommunications, lui- même intime de V. Poutine et homme le plus riche de Russie. Enfin, en septembre de la même année, le groupe Mail.ru, l’un des acteurs majeurs du web russe, également contrôlé par A. Ousmanov, a racheté les 48 % des parts détenues par le fonds d’I. Chtcherbovitch, devenant ainsi le seul propriétaire de VK.
En outre, des journaux ou sites en ligne, comme le populaire Lenta.ru, ont connu un changement de rédaction en chef, ou subi des pressions, comme la chaîne de télévision web TV Dozhd ou la radio libérale Écho de Moscou (66). Le contrôle plus étroit sur l’espace informationnel dans son ensemble se double d’une augmentation des budgets des grands médias d’État, augmentation néanmoins contrariée ou revue à la baisse en raison de la forte dévaluation du rouble. La chaîne RT – très populaire sur le web – a ainsi vu son budget passer de 191 millions de dollars en 2014 à 220 millions en 2015, soit une augmentation de 15 %67. Né de la fusion de l’agence RIA Novosti et de la radio Voix de la Russie, Rossiya Segodnya aurait également connu une hausse de son budget en 2015 mais, comme dans le cas de RT, les montants eux-mêmes font l’objet d’une guerre de l’information à part entière, entre les
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(63) Julien Nocetti, « »e-Kremlin » : pouvoir et Internet en Russie », Russie.Nei.Visions, n° 59, avril 2011, p. 20-21.
(64) Quelques polémiques étaient auparavant venues entacher la réputation du site, qui fait la part belle aux contenus téléchargés illégalement, mais VK était alors moins connu.
(65) Données compilées via la base Alexa Global Traffic Rank (dernière consultation le 11 mars 2015).
(66) Jill Dougherty, op. cit. p. 62.
(67) À comparer aux 184 000 dollars du budget 2015 du ministère ukrainien de l’Information. RT prétend avoir une audience de près de 700 millions de personnes.
responsables de ces médias et certains titres européens (The Guardian, The Financial Times, etc.), lesquels pointent une hausse démesurée des budgets russes et, partant, la faiblesse de la contre-réaction occidentale à l’égard de la guerre de l’information russe68. En réalité, le budget cumulé de RT et Rossiya Segodnya demeure inférieur à celui de la BBC World Service ou de l’américain Broadcasting Board of Governors (Voice of America, Radio Free Europe, etc.) (69).
Enfin, l’agence de presse Sputnik, lancée en novembre 2014, reprend la partie « internationale » dévolue auparavant à RIA Novosti, avec l’ambition d’apporter un «regard russe» sur l’actualité et d’enrayer la «propagande agressive» contre la Russie. Disponible en 33 langues, Sputnik reprend la dialectique de RT sur le web, en ciblant les pays où les «indices d’agressivité» de la couverture médiatique de la Russie sont les plus élevés (70).
Inflation de lois restrictives et «souveraineté de l’information»
Entre les seuls mois de juin 2012 et juillet 2014, 32 propositions et projets de lois répressifs à l’égard de l’internet ont été adoptés par la Douma (71). Ces lois sont censées participer au renforcement de la «souveraineté de l’information» dans un contexte «post-Snowden» qui attise les velléités législatives de nombre de parlementaires. Elles trouvent un écho particulier depuis le déclenchement des hostilités en Ukraine, où elles visent à la mise en œuvre d’un certain nombre d’objectifs stratégiques.
Le premier de ces objectifs est d’imposer des règles plus strictes envers les blogueurs dont les plateformes dépassent les 3 000 visites quotidiennes, qui doivent s’enregistrer en tant que «médias de masse» auprès des autorités, et être ainsi soumis à des dispositions très fermes sur la notion d’«extrémisme».
Un second objectif des lois sur la souveraineté numérique est de contraindre les fournisseurs d’accès à internet (FAI) à utiliser des serveurs DNS localisés sur le territoire russe; et forcer les grandes entreprises de l’internet dont les services sont accessibles en Russie à se placer sous la juridiction russe, au motif que les règles de confidentialité des géants de l’internet menacent la souveraineté de l’information de la Russie – donc sa sécurité nationale (72). À l’automne 2014, une nouvelle loi restreint l’utilisation de serveurs étrangers pour la collecte, la rétention, le traitement et le stockage des données personnelles des citoyens russes, et facilite la supervision par l’État de l’autorité de protection des données (Roskomnadzor). Cependant, le tollé suscité par cette loi dans les milieux économiques a forcé la Douma à repousser son application au
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(68) Ces données sont avancées par la rédactrice en chef de RT, Margarita Simonyan, dans une mise au point chiffrée des budgets des médias d’Etat russes, in « More money, more problems ? », accessible à l’adresse : <RT.com>, 19 février 2015. Pour un exemple récent d’article de média européen ciblant la hausse exponentielle que connaîtraient les budgets des médias russes, voir Stephen Ennis, « Russia in information war with West to win hearts and minds », accessible à l’adresse : <BBC.com>, 16 septembre 2015.
(69) Margarita Simonyan, art. cit., p. 68.
(70) Étienne Bouche, « Sputnik: Poutine en orbite», Libération, 12 novembre 2014.
(71) Données arrêtées au 29 juillet 2014, disponibles sur le site de RosKomSvoboda: accessible à l’adresse: <http://rublacklist.net/8827/>.
(72) Sergey Zheleznyak, «My dolzhny obespechiy « tsifrovoj suverenitet »» [Nous devons imposer une souveraineté numérique], Ekonomika i Zhizn’, 19 juin 2013.
1er septembre 2015. En conséquence, toutes les entités traitant les données de citoyens russes sur des serveurs localisés hors du territoire russe auront quelques mois pour se mettre en accord avec la nouvelle loi (73).
Il s’agit également pour Moscou de promouvoir le recours aux services numériques «nationaux» afin de ne plus dépendre des technologies occidentales: système d’exploitation, moteur de recherche, système de paiement électronique, messagerie, etc. En mai 2014, l’opérateur national Rostelecom lance ainsi le moteur de recherche Sputnik.ru. L’idée de lancer un moteur de recherche national n’est pas nouvelle: elle a émergé en 2008 après la guerre en Géorgie, les autorités constatant que l’information qui apparaissait au début des requêtes sur les principaux moteurs de recherche n’était bien souvent guère favorable à la ligne officielle (74).
En mai 2015, les autorités russes ont annoncé leur projet de concevoir un système d’exploitation (OS) mobile développé en partenariat avec les autres pays des BRICS (75). Tandis que les OS mobiles «étrangers» totalisent aujourd’hui 95 % de parts de marché en Russie, l’ambition des autorités est de l’abaisser à 50 % d’ici à 2025 (76). Ce développement d’un OS mobile national s’inscrit dans le cadre du plan de substitution des importations décidé par le gouvernement dans un contexte économique tendu, mais il est aussi une réponse à l’embargo technologique américain sur la Crimée. Dans la même ligne, en janvier 2015, la Douma a entériné des sanctions visant la péninsule, qui interdisent aux particuliers résidant en Crimée l’accès à des plateformes de services américains telles Amazon, PayPal ou l’App Store d’Apple (77).
Enfin, un dernier objectif de cet arsenal législatif, et non des moindres, est de se doter des moyens juridiques d’empêcher que des étrangers n’acquièrent des médias russes: une loi effective à partir de 2016 énonce qu’un actionnaire étranger ou ayant la double nationalité ne pourra plus détenir plus de 20 % d’un média russe.
Les déclarations publiques de hauts responsables russes participent également à la création d’un contexte répressif. Elles visent, notamment, à inciter à la nationalisation de l’opérateur national qui gère les noms de domaines (registry); à répandre des rumeurs sur un kill switch que les autorités utiliseraient en cas de crise (78); à diffuser l’idée d’une alternative à Wikipédia, qui n’est «pas assez détaillé et fiable» (79) ; et enfin à appeler à un «internet patriotique» pour lutter contre la propagande occidentale et gagner la «guerre des esprits» en Russie (80).
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(73) Sur les conséquences économiques qu’impliquent cette loi pour la Russie, voir Matthias Bauer, Hosuk Lee-Makiyama, Erik van der Marel, Bert Verschelde, « Data Localisation in Russia: A Self-imposed Sanction », European Center for International Political Economy, Policy Brief, juin 2015.
(74) Anastasia Golytsina, Maksim Tovkajlo, «V Rossii zapustyat gosudarstvennyj internet- poiskovik» [La Russie lancera un moteur de recherche d’État], Vedomosti, 11 octobre 2013.
(75) Irina Yuzbekova, Yana Miliyukova, «V Rossii rechili sozdat’ konkurenta iOS i Android» [La Russie veut créer un concurrent d’iOS et d’Android], RBK, 17 mai 2015.
(76) Anna Sokolova, «Chinovnikov obyazhut pokupat’ rosijskij soft» [Les autorités veulent acheter des logiciels russes], Rusbase, 13 mai 2015, accessible à l’adresse: <http://rusbase.vc/story/soft-importozames/>.
(77) Jeanne Cavelier, «Riposte russe à l’embargo technologique de la Crimée», L’Opinion, 25 mars 2015.
(78) Anastasia Golitsyna, «Soviet bezopasnosti obsudit otkliyuchenie Rossii ot global’nogo interneta » [Le Conseil de sécurité étudie les moyens de déconnecter la Russie de l’internet global], Vedomosti, 19 septembre 2014. L’annonce a provoqué un certain émoi dans l’industrie et chez les internautes ; son retrait peu de temps après laisse supposer un acte «classique» de désinformation.
Ces initiatives mettent au jour la «russification» de l’internet russe – le phénomène n’est pas nouveau, mais le contexte actuel permet aux autorités politiques de légitimer des mesures restrictives qui sont votées sans débat public. À cet égard, les perceptions des Russes envers l’internet restent largement déterminées par les autorités: de larges pans de la population se disent favorables à une régulation et une censure accrues (81).
Elles entrent aussi dans le cadre d’une stratégie informationnelle contre l’Occident – et l’objectif de sécuriser l’espace informationnel national n’est pas le moindre de ceux-ci.
La propagande et la désinformation russes sur le web
Les techniques employées
En mai 2014, Vladimir Poutine a décoré près de 300 journalistes, cameramen et techniciens qui ont couvert les événements de Crimée. Tous travaillaient pour des médias contrôlés par l’État. Le Kremlin est pleinement conscient du rôle des médias comme RT, des réseaux sociaux et des sites d’information (82). Toutes ces plateformes ont été abondamment mobilisées pour «préparer le terrain» aux actions en Crimée et dans l’est ukrainien.
Le web est perçu comme le principal vecteur de «propagande antirusse», puisqu’il permet de publier des informations indépendantes et d’échanger des opinions publiquement. Les «règles» de propagande sur le web sont plus ou moins semblables à celles qui ont cours dans les médias traditionnels. Elles sont basées sur la désinformation, la manipulation, la fabrication de l’information, la provocation verbale et l’intimidation, des techniques décrites par Igor Panarine (voir supra). Un registre de langue émotionnel, des propos haineux sont utilisés dans les articles en ligne et les débats polémiques. Ils contiennent de nombreuses obscénités et les événements y sont interprétés de façon biaisée et tendancieuse. Le culte de Vladimir Poutine en leader «fort» et défenseur de la patrie est omniprésent tandis qu’une vision du monde ultra-simplifiée y est propagée. L’ennemi est discrédité non seulement idéologiquement mais aussi esthétiquement (les «sales types» de Bandera, les «affreux» journalistes, etc.).
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(79) Martin Untersinger, «La Russie veut lancer une alternative plus « fiable » à Wikipédia», LeMonde.fr, 17 novembre 2014.
(80) Karoun Demirjian, «Russia’s Culture Minister Calls for New « Patriotic Internet » to Combat Western Spin», The Washington Post, 15 janvier 2015.
(81) Une étude récente montre que près de la moitié des Russes pensent que l’information en ligne doit être censurée; qu’un quart pensent que l’internet menace la stabilité politique; et qu’une grande majorité n’apprécient pas que soit consultables en ligne des informations critiques du Kremlin. Lire Erik Nisbet, «Benchmarking Public Demand: Russia’s Appetite for Internet Control», Université de Pennsylvanie, Internet Policy Observatory, février 2015.
(82) Entretiens de l’auteur avec un professeur spécialiste des médias, Haut collège d’économie, Moscou, 11 décembre 2012, et avec la directrice d’un média en ligne russe, Moscou, 16 avril 2014 et 8 avril 2015.
La campagne de désinformation et de propagande revêt donc plusieurs aspects. Tout d’abord un dénigrement ciblé qui consiste notamment à qualifier systématiquement le mouvement de Maïdan de «fasciste» pour réveiller la mémoire populaire de la lutte soviétique contre l’Allemagne nazie. Le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a évoqué par exemple «les nazis qui continuent de marcher sur Kiev». En outre, les opérations de reconquête menées par le gouvernement de Kiev dans l’Est du pays ont été dépeintes comme une « guerre contre le peuple ukrainien». Poutine lui-même a comparé cette action militaire à celle de la Wehrmacht faisant le siège de Leningrad (83).
Un autre mode opératoire largement utilisé est la désinformation. Pour couvrir leurs objectifs et actions réels, les responsables russes ont apporté de fausses explications à l’opinion publique internationale. Certaines semblent étranges, comme les propos de V. Poutine le 4 mars 2014 affirmant que les troupes non identifiées en Crimée ne sont «pas des soldats russes, puisque leurs uniformes verts pouvaient être achetés dans n’importe quelle friperie» (84). Pourtant, le leader séparatiste Alexandre Zakharchenko a confié en entrevue : «Parmi nous combattent des soldats de métier, qui préfèrent prendre leurs vacances non pas sur une plage mais avec nous, entre frères combattant pour leur liberté» (85). À l’évidence, l’exploitation médiatique par la Russie du crash du Boeing de la Malaysia Airlines (MH-17) apparaît comme un exemple défiant largement la crédibilité du démenti apporté par les autorités russes.
Le discours humanitaire est une autre technique de guerre de l’information souvent utilisée par Moscou. Lorsqu’à l’hiver 2014 l’armée ukrainienne a semblé regagner une partie du territoire des séparatistes, le Kremlin s’est posé en défenseur des droits humains. Les nouvelles quotidiennes sur les convois d’aide humanitaire russes, les appels russes pour des corridors pour les civils et les militaires ukrainiens encerclés, ont été appuyés par des images montrant les «minorités russes qui protestent» (86). Le web russe a aussi amplement relayé une longue file humaine à la frontière ukraino-polonaise, interprétée par les médias officiels comme «les Ukrainiens fuyant le fascisme».
Enfin, la stratégie informationnelle de Moscou est parachevée par la construction, promotion et légitimation d’un concept politiquement connoté: la Novorossiya, ou la «nouvelle Russie», qui illustre la façon dont une politique peut être appuyée par une stratégie de marque. Le 17 avril 2014 V.Poutine explique que la Crimée ne fait historiquement pas partie de
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(83) Voir l’entrevue du président russe au camp de jeunesse pro-Kremlin « Seliger » le 29 août 2014, accessible à l’adresse : <www.kremlin.ru/news/46507>. La façon dont Moscou exploite la mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale (du discours sur le fascisme à l’humiliation des prisonniers ukrainiens paradant dans le centre de Donetsk le jour de l’indépendance ukrainienne, les rues nettoyées après leur passage) mériterait une analyse à part – d’autant que le Kremlin utilise ce discours bien au-delà de la crise ukrainienne.
(84) Le discours est accessible à l’adresse : <http://eng.kremlin.ru/news/6763>.
(85) Entrevue à la chaîne Rossiya 24, 28 août 2014.
(86) En réalité, dans la plupart des cas, des citoyens russes emmenés en bus en Ukraine.
l’Ukraine. Le concept de Novorossiya est proclamé le 24 mai 2014 par le «gouverneur du peuple» Pavel Gubarev. Les « Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk » ont annoncé l’indépendance du nouvel État Novorossiya. Fin août, il lance un appel aux milices de Novorossiya, soulignant leurs succès contre la violence ukrainienne et appelant à la mise en place de corridors humanitaires. Dès les propos du président, la Novorossiya est déjà «imaginée»: les médias russes dévoilent des cartes de sa «géographie» (87), tandis que des politiques russes écrivent son «histoire» dans les manuels scolaires (88). Elle a un drapeau (89) et même une agence d’information en cinq langues90 ainsi qu’un compte Twitter (91).
Dans ces différents axes de guerre de l’information, des procédés communs peuvent être identifiés. Ainsi les contenus répètent les mêmes thématiques: les atrocités sont commises par les forces loyales au gouvernement de Kiev; ce gouvernement manque de soutien populaire donc de légitimité; ceux qui soutiennent ce gouvernement doivent être renvoyés. L’Ukraine n’existe pas en tant que pays ; soutenir l’Ukraine équivaut à soutenir le nazisme. Le message est systématiquement simplifié, recourt à des termes manichéens (la révolution de Maïdan est assimilée au chaos ; les «Banderovtsy» (92) au fascisme, etc.) et abonde de mots-clés connotés, comme «russophobe».
Le langage est calculé pour déshumaniser: le gouvernement ukrainien et ses partisans sont qualifiés, de «porcs», d’«amibes», de «bâtards», de «nazis », d’«abrutis», etc. Ces qualificatifs sont répétés sur la durée : ainsi les stéréotypes sur la «peste orange» ou les «Banderovtsy» sont incessamment utilisés depuis 2004 (93). Les sources ne sont jamais précisées ne faisant mention que de vagues «rapports», des «témoins», des «gens», des «experts internationaux».
C’est seulement par une exposition médiatique efficace qu’il a été possible, pour les dirigeants russes, de développer et maintenir leur discours tant en Russie qu’à l’international. L’une des différences majeures avec la guerre de Géorgie en 2008 est qu’en 2014 le Kremlin a utilisé RT à «bon» escient, après avoir augmenté son budget.
L’industrialisation de la guerre de l’information
Depuis le début du conflit en Ukraine, le phénomène des «trolls» russes fait l’objet d’une couverture médiatique régulière, tant dans la presse occidentale – le ton est volontiers alarmiste sur ces «soldats de l’ombre» – que dans les médias (en ligne essentiellement) russes (94). Cette
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(87) Accessible à l’adresse : <https://yandex.ru/>.
(88) Oleg Tsarev, «V Novorossii napichut sobstvennij uchebnik istorii» [La Nouvelle Russie aura son propre livre d’histoire], Lenta.ru, 27 juin 2014.
(89) Keir Simmons, et. al., «Pro-Moscow Rebels Fly Flag of ‘New Russia’ in Eastern Ukraine », NBC, 3 septembre 2014.
(90) Accessible à l’adresse: <http://novorossia.today/>.
(91) Accessible à l’adresse: <https://twitter.com/NovorossiyaLive>.
(92) Nom donné aux partisans de l’ancien leader nationaliste ukrainien Stepan Bandera, à la tête de l’armée insurrectionnelle ukrainienne s’étant livré à de nombreux crimes de guerre lors de la Seconde Guerre mondiale et que les Soviétiques ont systématiquement tenus à associer au nazisme hitlérien.
(93) Le lecteur pourra se référer utilement à Raisa Ostapenko, « The Success of Russia’s Propaganda: Ukraine’s « Banderovtsy » », Cambridge Globalist, 29 janvier 2015, accessible à l’addresse : <http://cambridgeglobalist.org/2015/01/29/success-russias-propaganda- ukraines-banderovtsy/>.
activité, qui consiste à créer artificiellement une controverse focalisant l’attention aux dépens des échanges et de l’équilibre habituel de la communauté (95), n’est pas apparue avec la crise ukrainienne. En Russie, il s’agit d’une tendance de fond qui s’est accrue avec la « numérisation » de la vie politique en particulier sous Dmitri Medvedev (2008-2012), lui-même friand des nouvelles technologies de l’information et très présent sur les réseaux sociaux. L’émergence d’un embryon de société civile connectée lors de cette période a suscité une contre-réaction des autorités politiques, notamment au moyen de l’enrôlement de blogueurs, chargés par l’administration présidentielle ou les organismes de jeunesse pro-Poutine, de diffuser des messages flatteurs à l’égard du régime et de parasiter les discussions politiques en ligne (96).
Une attention particulière a été portée à l’Agence d’investigation de l’internet (Agentstvo Internet Issledovanii), basée près de Saint- Pétersbourg et regroupant plusieurs centaines de salariés chargés d’inonder les réseaux sociaux, les sites de médias et les forums russes et étrangers de commentaires favorables à la politique de V. Poutine et de critiquer les « ennemis » de la Russie. Les autorités russes démentent avoir des liens avec cette organisation et contribuer à son financement par le biais de contrats. Ce déni a pourtant suscité des travaux d’investigation de la part de jeunes reporters russes, qui cherchent à prouver les liens entre l’État et l’agence, ce qui a finalement été révélé en juillet 2014 par un groupe d’Anonymous russe (97). Selon la correspondance piratée du propriétaire de l’agence, près de 600 blogueurs et commentateurs payés travaillent quotidiennement au sein des réseaux sociaux et médias électroniques, y compris occidentaux, pour influencer l’opinion des internautes (98). Depuis le début de la crise ukrainienne, des journalistes remarquent effectivement l’afflux de commentaires pro-russes qui suivent tous un même modèle. Ainsi, les modérateurs du site du Guardian britannique traitent jusqu’à 40 000 commentaires pro-russes par jour pour filtrer les messages des trolls (99).
Selon les témoignages d’anciens salariés, chaque département de l’entreprise opère selon un champ d’actions bien défini et se spécialise par réseau social ou type de site: LiveJournal, VK, Facebook, Twitter, Instagram, etc. Sur les sujets sensibles, la conclusion à inclure dans leurs posts ainsi qu’un vocabulaire précis à employer leur sont fournis – ce qui n’est pas sans rappeler les principes de la propagande soviétique. Par
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(94) Parmi les exemples significatifs, relevons: Adrian Chen, «The Agency», The New York Times, 2 juin 2015; Daisy Sindelar, «The Kremlin’s Troll Army», The Atlantic, 12 août 2014; Max Seddon, «Documents Show How Russia’s Troll Army Hit America», BuzzFeed, 2 juin 2014 ; «Gorodskoj tipazh: bloger-propagandist», accessible à l’adresse : <Sobaka.ru>, 28 janvier 2015.
(95) Pour une lecture sociologique de l’incivilité numérique : Kevin Coe, et. al., « Online and Uncivil? Patterns and Determinants of Incivility in Newspaper Website Comments », Journal of Communication, vol. 64, 2014, p. 658-679.
(96) Lire Sarah Oates, Revolution Stalled : The Political Limits of the Internet in the Post-Soviet Sphere, New York, Oxford University Press, 2013. Entretiens de l’auteur avec un membre de l’«Ecole des blogueurs du Kremlin», Moscou, Social Media Club, 15 juillet 2011, et avec Gleb Pavlovsky, Valdaï, 18 septembre 2013.
(97) Voir par exemple Andreï Sochnikov, «Stolitsa polititcheskogo trollinga» [La capitale du
trolling politique], accessible à l’adresse : <MR7.ru>, 11 mars 2015.
(98) Adrian Chen, op. cit. [87].
(99) Chris Eliott, «The Readers’ Editor on… pro-Russia Trolling below the Line on Ukraine Stories», The Guardian, 4 mai 2014.
exemple, les éléments diffusés après les attentats de Charlie Hebdo du 7 janvier 2015 semblent avoir rassemblé des affirmations telles que «Vladimir Poutine a contacté immédiatement le leader français, malgré les relations tendues entre la Russie et l’Occident. Le leader de la Russie a toujours été contre les agressions et le terrorisme en général. Grâce aux actions du Président, le nombre d’actions terroristes en Russie a énormément chuté» (100). Selon d’anciens trolls, l’objectif ne consiste pas tant à convaincre qu’à entretenir un climat délétère et flou, prompt à décourager les nouveaux venus et les curieux (101).
D’autres départements de l’Agence semblent pratiquer un trolling plus subtil : chaque employé fait vivre plusieurs comptes sur une plateforme de blogs comme LiveJournal, très populaire en Russie, sous diverses fausses identités. Une femme au foyer, une étudiante et un sportif, dans le cas d’une ancienne employée qui a parlé aux médias (102). Ces blogs ne sont jamais purement politiques: afin de brouiller les pistes, les posts sur la «perfidie» américaine et la «supériorité» russe alternent avec des recettes de cuisine ou des recommandations de voyage.
Sur VK, les trolls russes s’emploient, depuis le début de la crise, à discréditer le gouvernement ukrainien aux yeux de l’opinion russe (cf. supra). Les autorités ont bloqué l’accès depuis le pays à plusieurs groupes pro-ukrainiens sur ce réseau, au motif d’ «incitation au terrorisme». Parmi les groupes visés au départ se trouve le Secteur droit (Praviy Sektor), mouvement ultra-nationaliste ukrainien dont la page sur VK n’est plus consultable depuis la Russie103. Le Secteur droit est utilisé comme un épouvantail par le Kremlin, qui instrumentalise sa présence aux côtés des révolutionnaires de Maïdan pour donner une image négative de celui-ci. Dès le départ, Moscou a présenté le nouveau gouvernement de Kiev comme des « fascistes » liés au « terrorisme ». Le piratage du compte du Secteur droit s’est traduit par l’apparition d’un bref texte dans lequel son leader, Dmitry Iaroch, en appelle à l’«émir du Caucase» Dokou Oumarov pour lutter contre l’«ennemi commun» russe (104).
Parmi les activités de ces trolls, le blocage de pages sur Facebook a été particulièrement prisé – surtout au début de la crise. De nombreux activistes pro-Ukraine connus, qui critiquent le Kremlin et les séparatistes pro-russes, ont vu leur page Facebook bloquée au cours de l’année écoulée. Techniquement, un nombre inhabituellement élevé de
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(100) In Shaun Walker, «Salutin’ Putin: inside a Russian troll house», The Guardian, 2 avril 2015.
(101) Nina Petlyanova, « ’Vstrechayutsiya te, kto verit v to, chto pichet. Eto ochen’ strachniye lyudi’ » [Il y en a qui croient ce qu’ils écrivent. Ce sont des gens effrayants], Novaya Gazeta, 5 juin 2015. Voir aussi Benjamin Bidder, « Paid as a Pro-Kremlin Troll: « The Hatred Spills over into the Real World » », Der Spiegel, 1er juin 2015.
(102) Diana Khatchtryan, «Kak stat’ troll’khanterom» [Comment devenir « chasseurs de trolls »], Novaya Gazeta, 10 mars 2015.
(103) Roland Gauron, « Ukraine : comment Poutine mène l’offensive sur les réseaux sociaux », Le Figaro, 6 mars 2014. Le porte-parole du mouvement, Dmytro Iaroch, a également vu son compte piraté.
(104) Quelques jours plus tard, la chaîne russe RT diffusait en boucle un reportage faisant état d’une conversation téléphonique entre l’ancienne représentante de l’UE pour la politique étrangère Catherine Ashton et le ministre estonien des Affaires étrangères, lesquels auraient laissé entendre que des snipers présents à Kiev feraient partis des leaders de Maïdan. Cette fuite a été largement exploitée par la propagande russe sur les réseaux sociaux.
signalements sont envoyés à Facebook, ce dernier bloquant ensuite les pages incriminées. Ces démarches ont suscité des plaintes d’utilisateurs ukrainiens de Facebook, qui sont allés jusqu’à écrire au patron du réseau social, Mark Zuckerberg, lui rappelant le rôle de Facebook dans la guerre de l’information qui se déroule entre l’Ukraine et la Russie (105). Les auteurs relèvent plusieurs cas de blocage, comme celui de la page de Sergii Ivanov, un blogueur militant de Louhansk, dont le compte a été bloqué quand il a posté un appel aux mères de soldats russes, leur demandant de ne pas laisser leurs fils participer à une activité militaire contre l’Ukraine. Autre exemple, celui d’un autre blogueur ukrainien populaire, Alex Zavodyuk, qui avait publié des critiques virulentes et provocatrices sur l’implication de la Russie dans le conflit en Ukraine, et fourni des preuves de la présence russe sur le sol ukrainien.
Quel est le degré d’intensité de ce parasitage ? Nous avons suivi les posts d’un blogueur russe spécialiste des affaires militaires, Sergueï Grishine, sur le réseau social VK. Son profil (106), au 3 mai 2014, était suivi par plus de 1 800 internautes. S. Grishine soutient l’intervention russe en Ukraine et republie très souvent des contenus de ses sites préférés. Les posts suivants ont été publiés entre les 3 et 6 mai 2014:
4 mai, 3h42. Il publie une illustration qui indique, en russe et sur fond de drapeau ukrainien maculé de sang : «Je déteste ce drapeau. Sous celui-ci ils tuent mes frères, camarades et compatriotes».
4 mai, 11h54. Il republie, à partir du site «l’Ukraine n’existe plus» (Ukrainy bolche niet (107)), le paragraphe suivant : «Tout cela a commencé lorsque des provocateurs se sont garés à côté du bâtiment du syndicat, d’où ils ont pu faire leur travail sans être repérés. Il n’y a pas eu d’incendie ; c’était seulement un prétexte pour rejeter la faute. Du gaz d’origine inconnue est apparu de quelque part». La responsabilité de l’incendie d’Odessa, qui a fait plusieurs victimes chez des militants pro-russes, est ici attribuée à des pro-ukrainiens qui, selon Grishine, ont parqué les gens à l’intérieur du bâtiment. Le post ajoute des illustrations de corps calcinés et autres déclarations d’atrocités.
5 mai, 3h42. S. Grishine raconte que selon le SBU (l’acronyme des services de renseignement ukrainiens) et le MVD (le ministère de l’Intérieur), Kernes, le maire de Kharkiv, s’est suicidé de deux balles dans le dos. Grishine n’apporte aucune source ni preuve. Le commentaire a depuis été supprimé, sans doute parce qu’il semble grotesque et peut être aisément vérifié.
5 mai, 3h47. Il republie un commentaire d’Alexandre Douguine :
« La situation dans l’oblast de Donetsk est brûlante. Le manque de réaction du Kremlin à l’holocauste russe à Odessa a été interprété par la junte [il veut dire le gouvernement de Kiev] comme une invitation à entamer des opérations militaires. L’armée a été envoyée à Slaviansk. Malgré tous les précédents faux départs, à un moment donné le porc prendra une véritable avance, ce qui sera bientôt le cas. Je pense qu’il est temps [d’agir]. Il n’y a aucune raison d’attendre plus longtemps».
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(105) La lettre est accessible à l’adresse : <www.facebook.com/uspikh/posts/355353931293866?fref=nf>.
(106) Accessible à l’adresse : <http://vk.com/preface28>.
(107) L’expression « L’Ukraine n’existe plus » fait l’objet d’un grand nombre de pages sur le web russophone, en particulier VK (accessible à l’adresse : <http://vk.com/reality_today>.
Diplomatie 2.0 : tourner en dérision l’adversaire
La diplomatie numérique comme prolongement de la diplomatie publique via les réseaux sociaux est désormais une dimension incontournable de la politique étrangère (108). Dans la diplomatie traditionnelle, les communications entre chancelleries sont régulées par des normes et comprennent l’échange de notes ou de déclarations publiques qui servent de « signaux » pour d’autres acteurs. Avec le web, une image dépasse souvent la portée de milliers de mots, et les diplomates commencent, pour certains, à adapter la pratique de leur profession aux particularismes du web.
Comme dans le monde physique, les tensions sur la toile sont récurrentes – le théâtre ukrainien n’y échappe pas. À l’été 2014, l’intensité des combats dans le Donbass a ainsi donné lieu à plusieurs «accrochages» sur Twitter entre diplomaties occidentales et russe. Par exemple, le 27 août 2014, la Délégation du Canada auprès de l’OTAN tweete une carte faisant apparaître la Russie et l’Ukraine – celle-ci étant marquée d’un « non-Russie », avec la mention suivante : «Guide pour les soldats russes qui se perdent et entrent accidentellement en Ukraine» (109). La réplique intervient le lendemain: la Mission permanente de la Russie auprès de l’OTAN tweete une carte mettant en évidence une Crimée faisant partie de la Russie (ainsi qu’une Abkhazie et une Ossétie du Sud indépendantes de la Géorgie) avec cette mention : « Pour aider nos collègues à saisir la géographie contemporaine de l’Europe» (110).
Une semaine plus tard, une autre « réponse » est venue de l’Ambassade de Russie aux Emirats arabes unis, qui a tweeté un photomontage de véhicules militaires miniatures avec la légende suivante:
« La dernière preuve de l’OTAN d’une invasion russe de l’Ukraine a fuité ! Elle est plus convaincante que jamais !» Ces deux derniers tweets officiels russes ont été les plus diffusés parmi ceux du ministère russe des Affaires étrangères en 2014. Ils ont été repris par plusieurs hauts responsables russes, dont le vice-premier ministre Dmitri Rogozine, très actif sur Twitter.
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(108) Lire à ce sujet Shanthi Kalathil (dir.), Diplomacy, Development, and Security in the Information Age, Washington, Institute for the Study of Diplomacy, Georgetown University School of Foreign Service, p. 3-34.
(109) Le tweet est accessible à l’adresse:<https://twitter.com/canadanato/status/504651534198927361>.
(110) Le tweet est accessible à l’adresse: <https://twitter.com/natomission_ru/status/505052838184370176>.
Conclusion: la guerre de l’information est-elle efficace?
Révélant les permanences de la culture stratégique russe, la guerre de l’information, telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée par Moscou, englobe l’usage d’outils d’influence éprouvés et les multiples potentialités offertes par le numérique. Certains aspects de cette stratégie incorporent à l’évidence l’héritage de la guerre froide, mais celui-ci ne suffit pas à appréhender ses logiques dans leur entière complexité, ni à prémunir ses adversaires contre son efficacité.
En Crimée, les médias occidentaux n’étaient pas préparés à une campagne informationnelle ciblée et hostile, organisée et financée au plus haut niveau de l’État. Mesurée selon les objectifs russes, la campagne informationnelle de Moscou était alors largement parvenue à ses fins.
Pour emprunter au jargon doctrinal, elle avait tout d’abord réussi à «sécuriser son espace informationnel national». En d’autres termes, la population russe a été subtilement dissuadée de se référer à des sources d’information indépendantes, celles-ci ayant subi une vive campagne de dénigrement. L’internet russe, avec sa multitude de médias et réseaux sociaux indépendants, traverse une séquence répressive inédite qui a démarré en amont des affrontements en Ukraine.
Un autre objectif informationnel auquel est en partie parvenue la Russie était d’ébranler l’objectivité du traitement des événements par les médias occidentaux et d’influencer l’information disponible pour les décideurs politiques. Les « réalités alternatives », les «hallucinations de masse» (111) du Kremlin ont été aussi présentées hors de Russie, où les sociétés libérales et les médias libres accordent une importance à l’équilibre, exploitable par la stratégie russe. Là, les réseaux et médias sociaux russophones ont joué un rôle primordial en démultipliant le «message» officiel.
Dans les pays occidentaux, Moscou vise particulièrement la frange de l’opinion publique critique envers le « système » et cherchant des sources d’information alternatives pour pallier un manque d’objectivité supposé des médias traditionnels (112). Ainsi, en juin 2015, parmi les pays membres de l’OTAN, plus de la moitié des Allemands, Français et Italiens interrogés se disaient contre l’usage de la force militaire pour défendre un autre membre de l’OTAN au cas où il serait attaqué par la Russie (113). Dans
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(111) L’expression est de Peter Pomerantsev, in Nothing Is True and Everything Is Possible: The Surreal Heart of New Russia, New York, PublicAffairs, 2014.
(112) Olivier Schmitt, art cit. Pour une analyse plus générale du succès des sources d’information « alternatives », voir Gérald Bronner, La démocratie des crédules, Paris, Presses Universitaires de France, 2013.
(113) Sondage du Pew Research Center, 10 juin 2015.
le même sondage, seuls 38 % des Allemands avançaient que la Russie était un danger pour les États membres de l’OTAN à ses frontières, et seulement 29 % ont blâmé Moscou pour la violence en Ukraine. Selon un autre sondage effectué en janvier 2015, pour 50 % des Français, l’Ukraine est avant tout une zone d’intérêts de la Russie (19 % estiment que ce pays est une zone d’intérêts de l’Union européenne) (114).
Les dirigeants russes cherchent à renforcer les courants populistes et conservateurs dont l’idéologie se rapproche de la leur (115). À cet égard, les élites politiques européennes, notamment allemandes et françaises, apparaissent particulièrement vulnérables à la propagande et à la désinformation (116). La vie politique française est tout particulièrement visée, ainsi que l’illustre l’organisation de visites de délégations de parlementaires, comme celle qui a suscité la polémique en juillet 2015 lorsque plusieurs élus se sont déplacés en Crimée pour «combattre la désinformation des médias européens sur cette affaire» (117).
Est-ce suffisant pour attester de l’efficacité de la guerre de l’information que mène la Russie ? Pour certains, les apparents succès russes en la matière consacrent l’aboutissement d’un effort au long cours : la Russie aurait ainsi su bâtir un arsenal de guerre de l’information sophistiqué avec lequel l’Union européenne et l’OTAN ne peuvent actuellement rivaliser (118). Un tel discours – qui vise avant tout à alerter sur le retard européen – prend cependant le risque de surestimer tant les «succès» russes que la politique elle-même de Moscou. Il conduit également à occulter le fait majeur que les Ukrainiens se sont très majoritairement détournés des sources d’information russes. En avril 2014, 2 % des Ukrainiens sondés nommaient des médias publics russes parmi leurs principales sources d’information (119). De façon exponentielle, l’information provenant de l’Est est le fait des utilisateurs de réseaux sociaux, pas de médias traditionnels.
Mais la soi-disant efficacité de la stratégie russe doit surtout être nuancée à l’aune de la grossièreté de certaines de ses tactiques. Les exemples sont déclinables à l’envi. Citons le trucage grossier de photos illustrant un «Livre blanc des crimes commis dans l’Est de l’Ukraine»: la photo de couverture, montrant une vue aérienne de Donetsk en feu, a été truquée ; pour mieux montrer l’intensité des bombardements, des incendies accompagnés de leur nuage de fumée ont été ajoutés. Cette image avait déjà été utilisée par un site local d’informations un an auparavant (120). Avec les réseaux sociaux, les actes de désinformation se répandent quasi- instantanément à une échelle parfois inédite. Le témoignage diffusé en
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(114) Sondage BVA pour Ukraine Today, 21 janvier 2015.
(115) Olivier Schmitt, art. cit.
(116) Gaïdz Minassian, «L’échiquier politique du Kremlin», Le Monde, 17 novembre 2014 ; Clemens Wergin, «Why Germans Love Russia», The New York Times, 5 mai 2014.
(117) Un «compte-rendu» de ce déplacement est accessible à l’adresse:<http://bigbrowser.blog.lemonde.fr/2015/07/24/le-voyage-du-senateur-yves-pozzo-di-borgo- en-crimee-ses-tweets-et-son-tee-shirt/>.
(118) Voir Analysis of Russia’s Information Campaign against Ukraine, Riga, OTAN, Centre d’excellence sur les communications stratégiques, 2014. Lire aussi Piotr Smolar, « Ukraine : la victoire idéologique russe », Le Monde, 14 mai 2014.
(119) Sondage Gallup – BBG, avril 2014.
(120) «La Russie veut dénoncer les « crimes en Ukraine » avec une photo truquée de Donetsk», Le Monde, 4 août 2015.
juillet 2014 par la première chaîne russe sur la crucifixion d’un enfant par des soldats ukrainiens à Sloviansk, repris en masse par les réseaux sociaux, était si outrancier qu’il a même contraint RT à supprimer toute mention de ce «reportage» (121). Les multiples reportages réalisés par RT et disponibles sur une plateforme comme YouTube prétendant révéler « ce qui n’a jamais été raconté » au sujet du vol MH-17, effacent toute distinction entre vérité et mensonge, laissant ainsi entendre que différents discours sont autant de «points de vue» ayant la même valeur (122). Au final, l’effet en termes d’image, pour la Russie, s’avère très largement négatif (123).
Par ailleurs, la pénétration des médias internationaux russes est en- deçà des ambitions affichées et des moyens déployés. Même s’il est complexe de calculer l’audience globale de RT, il est désormais établi que la chaîne se vante de sa disponibilité (85 millions de foyers aux Etats-Unis) plutôt que de ses statistiques de visionnage. Sur Twitter, la popularité de RT (1,15 million d’abonnés) apparaît largement en-deçà de celle de ses concurrentes : BBC World News a 11,4 millions d’abonnés, CNN 19,8 millions. A un niveau moindre, Al Jazeera English a 2,68 millions d’abonnés et France 24 compte 1,82 million (124). Sur Facebook, le rapport est presque de 1 à 8 entre RT et CNN, et de 1 à 4 avec BBC World News. Certains blogueurs ont même démontré que la chaîne recourait à des achats massifs de « vues » sur YouTube, ce qui permet à la direction de RT d’afficher ce slogan : «RT : première chaîne sur YouTube avec plus de 2,5 milliards de vues »(125). En somme, le pouvoir de RT à façonner le discours dans les pays occidentaux serait largement surestimé ; à l’inverse, le fait que les actions informationnelles du Kremlin visent en priorité le public russophone est sous-estimé.
S’il n’est pas aisé de contrer une campagne de désinformation soutenue et bien orchestrée, des réponses occidentales se précisent. En mars 2015, le Conseil européen a lancé un plan d’action sur la communication stratégique de l’UE, destiné à contrer les campagnes de désinformation menées par la Russie. L’OTAN envisage quant à elle de constituer un vivier d’«elfes», pendants des «trolls» russes. Cependant, le défi pour l’Occident est plus important qu’une « simple » contre-réaction : travailler sur la solidité, l’efficacité et la cohérence de nos politiques intérieures et extérieures demeure le meilleur moyen de se prémunir contre la guerre de l’information.
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(121) Piotr Smolar, « La télévision russe invente la « cruci-fiction » de Sloviansk », Le Monde, 16 juillet 2014.
(122) Le reportage intitulé « MH-17: The Untold Story » a 393 491 « vues » sur YouTube. Un sondage du Centre Levada du 30 juillet 2014 indique que seuls 3 % des Russes interrogés pensent que les séparatistes du Donbass ont abattu l’avion de la Malaysia Airlines.
(123) Ivan Tsvetkov, « A year after MH-17: lessons for Russia », Russia Direct, 17 juillet 2015.
(124) Toutes les données datent du 25 septembre 2015.
(125) Alexeï Kovalev, «Russia Today, informatsionnaya vojna i milliardy prosmotrov – otkuda berutsiya tsifry» [Russia Today, la guerre de l’information et les milliards de vues – d’où viennent les chiffres], accessible à l’adresse : Blog Medium, 18 septembre 2015.
Annexe
La réponse ukrainienne à la désinformation russe
Face à l’intensité de l’activité informationnelle russe, l’Ukraine a d’abord réagi modestement, notamment lors de l’intervention russe en Crimée. Toutefois, l’enlisement du conflit et la connaissance des pratiques russes ont suscité une contre-réaction de Kiev, qui passe par trois approches distinctes mais complémentaires :
- Contrer la propagande russe via des sites la dénonçant. L’initiative la plus emblématique, <org>, est une plateforme collaborative créée en mars 2014 par des étudiants de l’Ecole de journalisme Mohyla de Kiev. Un bouton « Signalez un faux », visible sur la page d’accueil, a été intégré au site pour faciliter les contributions extérieures – au prix d’un travail éditorial conséquent (vérification des faits, des photos, des vidéos, etc.). Un exemple parmi des milliers : les médias russes auraient rapporté, lors de la visite de V. Poutine à Milan en juin 2015, que les Italiens présents auraient demandé à ce que le chef d’État russe « sauve le monde » (<http://www.stopfake.org/en/fake-italians-ask-putin-to-save-the-world/>). Un autre : un média russe rapporte la désertion d’un général ukrainien (<http://www.stopfake.org/en/lifenews-misinforms-about-desertion-of- general/>), un « fait » dont <StopFake.org> prouve qu’il a été fabriqué de toutes pièces.
- Apporter une couverture médiatique plus nuancée. Un blogueur militaire ukrainien réputé, Dmytro Tymchuk, a lancé le site web Ukraine Crisis Media Center (<http://uacrisis.org/>) et un portail nommé Résistance de l’information (<http://sprotyv.info/ru>), publiant régulièrement des éléments prouvant l’implication des forces armées russes en Ukraine. D’autres sites, tels <Euromaidanpr.com> ou <Inforesist.org>, se veulent plus « objectifs » mais n’évitent pas les biais pro-Kiev.
- Lancer une « armée de l’information ». Depuis février 2015, le ministère ukrainien de la Politique de l’information dirige cette « armée » conçue comme une réplique aux légions de « trolls » que mobilise le Kremlin. Kiev a lancé le site <i-army.org> pour recruter des utilisateurs ukrainiens de réseaux sociaux. Sous le slogan « Chacune de vos informations est une balle dans la conscience de votre ennemi », la page web invite les internautes à envoyer leur nom/pseudonyme et une adresse e-mail pour rejoindre ses rangs126. L’armée internet ukrainienne a aussi son compte Twitter (@i_army_org), où elle a déjà commencé à contrer la
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(126) Accessible à l’adresse : http://i-army.org/.
désinformation et à conseiller les abonnés sur les «signes de la propagande russe» (127), ainsi qu’une page Facebook remplie d’images «photoshopées» pour contribuer à l’effort de recrutement (128). Le communiqué officiel précise que l’objectif principal de cette armée est de mobiliser les internautes pour combattre «les robots russes qui diffusent des faux, la pression informationnelle et psychologique émanant des médias russes», et souligne l’espoir du ministre que le projet « contribuera à mobiliser de nombreux volontaires pour répandre la vérité et exposer la désinformation russe» (129). Dirigée par un blogueur ukrainien influent, Oleksandr Barabochko (@IamKrus sur Twitter), l’armée internet compterait selon le ministre près de 20 000 volontaires dans ses rangs (130). Sur un plan «opérationnel», le commandement du ministère envoie des e-mails aux inscrits, les informant des premières « missions » à effectuer : recruter leurs amis et abonnés (131), et commenter les articles des médias russes pro- Kremlin, tels LifeNews ou RT (132). Ces e-mails donnent également des conseils de comportement avec les «trolls» du Kremlin (ne jamais essayer de discuter avec eux) et mettant en garde contre le partage d’informations provenant de sites russes («tous contrôlés par le Kremlin»).
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(127) Accessible à l’adresse: <https://twitter.com/i_army_org> (10 500 abonnés au 20 juillet 2015).
(128) Accessible à l’adresse : <www.facebook.com/i.army.org?fref=nf> (28 336 mentions «j’aime » sur la page au 20 juillet 2015).
(129) Le communiqué est accessible à l’adresse: <http://mip.gov.ua/news/115.html>. 130 Interview du ministre avec Radio Svobod, accessible à l’adresse:<www.radiosvoboda.org/content/article/26867588.html>.
(131) Accessible à l’adresse : <www.pravda.com.ua/news/2015/02/23/7059512/>.
(132) Un exemple accessible à l’adresse :
<https://twitter.com/ReggaeMortis1/status/570333156399689728/photo/1>.
Par Julien Nocetti
Source: Ifri.org
Centre Russie/NEI en coopération avec le Centre des études de sécurité