Un colonne de blindés ukrainiens près de la ligne de démarcation avec la Crimée, vendredi. Photo Aleksandr Shulman. AP (Libération)
Un colonne de blindés ukrainiens près de la ligne de démarcation avec la Crimée, vendredi. Photo Aleksandr Shulman. AP (Libération)

Après des incidents en Crimée ayant entraîné une remilitarisation, la tension est montée entre Kiev et Moscou, les deux camps s’accusant de violences et de tentative de diversion.

«Je n’aimerais pas que nous en arrivions là. Mais s’il n’y a pas d’autres manières d’influencer la situation, le président Poutine pourrait probablement prendre cette décision…» Evoquée par le Premier ministre russe, Dmitri Medvedev, vendredi, la menace de rompre les relations diplomatiques avec l’Ukraine a fait sensation. Elle serait l’une des conséquences dramatiques du soudain regain de tension entre les deux pays. Et pourtant, à Kiev, l’ambassade de la Fédération de Russie a depuis longtemps l’apparence d’un vieux bâtiment abandonné, sali par de nombreux graffitis et bombes de peinture. A bien y réfléchir, il est étonnant que les deux «frères ennemis» aient encore des relations diplomatiques, plus de deux ans après l’annexion de la Crimée, et le début d’une guerre hybride dans le Donbass. Cette fois, c’est la Russie qui s’estime attaquée. Mercredi, le Kremlin accusait Kiev d’une«tentative d’attaque terroriste» en Crimée (lire ci-contre). Deux échauffourées consécutives auraient provoqué la mort de deux Russes. Kiev nie en bloc. Experts et observateurs internationaux dénotent l’absence de preuves attestant de la version russe. Même l’identité des«terroristes ukrainiens», exhibés à la télévision russe, est remise en question. Les journalistes ukrainiens de Hromadske TV ont ainsi remarqué que l’un des accusés avait commis une erreur en déclarant sa prétendue adresse personnelle en Ukraine… Qu’à cela ne tienne, le scandale est suffisant pour provoquer un nouvel épisode de tensions à hauts risques.

Manœuvres.

«Il a suffi d’une opération mal montée du FSB [Service fédéral russe de sécurité, héritier du KGB, ndlr], et de déclarations menaçantes de Vladimir Poutine pour que les conversations en Ukraine portent toutes sur la guerre», ironise l’éditorialiste Vitaliy Portnikov. Les Ukrainiens avaient, d’après lui, oublié qu’ils vivaient dans un pays «en état de guerre permanent… On peut s’attacher aux réformes et à la lutte contre la corruption tant que l’on veut. C’est presque dérisoire, dans la mesure où Poutine peut décider d’envahir, quand il veut, où il veut».

De fait, une escalade militaire n’est pas impossible. Une large concentration de troupes russes dans le nord de la Crimée est signalée depuis une semaine. Officiellement, il s’agirait de manœuvres militaires, dans le cadre des exercices «Caucase 2016». Dans la logique d’une militarisation progressive de la péninsule depuis 2014, des systèmes de défense antiaérienne et antimissile S-400 y ont été déployés, vendredi. A n’en pas en douter, c’est là une réaction à l’activation du bouclier antimissiles américain en Roumanie et en Pologne. Mais, dans l’atmosphère lourde de cet été, l’initiative a encore fait monter la tension d’un cran. De son côté, le président ukrainien, Petro Porochenko, a placé ses troupes en état d’alerte maximale. Des unités motorisées ont ainsi pris position au nord de la ligne de démarcation. Une position «défensive», selon le haut commandement ukrainien. Tous les éléments sont donc bien réunis pour une nouvelle flambée de violences. D’autant qu’à 300 kilomètres à l’est, les combats s’intensifient dans le Donbass depuis des semaines. Le mois de juillet a été le plus meurtrier pour l’armée ukrainienne depuis la signature des accords de paix de Minsk, en février 2015. Selon l’ONU, plus de 9 500 personnes ont péri dans ce conflit hybride. Une estimation sous-évaluée pour la plupart des observateurs. En violation des accords de Minsk, l’artillerie lourde a fait son retour dans une zone supposée démilitarisée. Ce sont bien «toutes les parties en présence» qui sont à l’origine de l’escalade, précise un responsable de sécurité de l’ONU, qui ne souhaite pas être nommé. «On assiste, depuis des semaines, à une recrudescence des attaques de part et d’autre. Beaucoup d’opérations menées consistent à gagner quelques centaines de mètres de terrain pour consolider des positions.»

Mer d’Azov.

Plusieurs «points chauds», dont Mariinka, Avdeevka et Shyrokyne, subissent un feu nourri quasi constant, que les observateurs internationaux de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe ne peuvent que déplorer. Et encore. Le responsable de la mission de l’OSCE, Alexander Hugh, a récemment dénoncé des «entraves à la liberté de circulation» de son équipe, ainsi que des «attaques délibérées» contre ses drones d’observation. Chaque camp se rejette, évidemment, la responsabilité de l’escalade. Depuis le début de la nouvelle crise de Crimée, les analystes militaires rappellent l’intérêt stratégique qu’aurait la Russie à tailler, le long de la mer d’Azov, un couloir terrestre entre la péninsule et les républiques séparatistes autoproclamées. Pour des blogueurs prorusses, ce serait le régime pro-américain de Kiev qui aurait intérêt à déclencher un conflit à grande échelle afin de fournir, en pleine campagne présidentielle aux Etats-Unis, une raison pour la démocrate, Hillary Clinton, d’affirmer une ligne dure contre le Kremlin.

Il serait néanmoins peu probable que les tensions actuelles dégénèrent en guerre ouverte. «La Russie n’a pas lancé d’invasion en 2014, quand elle le pouvait. Elle ne va pas le faire maintenant, alors que les conditions sont extrêmement défavorables», estime Valery Solovey, expert à l’Institut de Moscou des relations internationales. «Ce serait injustifié et contre-productif», ajoute-t-il. Et de mettre en avant des logiques de politique intérieure russe, telles que la préparation des élections législatives fédérales du 18 septembre. Brandir la menace d’une attaque ukrainienne pourrait aussi constituer un moyen de divertir les Russes de problèmes plus concrets. Confronté à un groupe d’habitants de Crimée, lors d’un récent déplacement dans ce territoire annexé, le Premier ministre Medvedev avait ainsi avoué, d’un ton penaud, qu’il n’y avait «plus d’argent» pour la péninsule, malgré les promesses faites en 2014. Timothy Ash, politologue britannique, rejette aussi la perspective d’un conflit à grande échelle. Entre autres hypothèses, il analyse cette escalade comme une «énième tentative de déstabiliser l’Ukraine, dont l’économie commence à peine à relever la tête». Selon les prévisions, Kiev pourrait connaître un retour à la croissance économique en 2016. Timothy Ash estime que ce serait «un succès inacceptable» pour le Kremlin, alors que l’économie fédérale ne montre aucun signe de sortie de crise.

Quoi qu’il en soit, une des conséquences directes de ce regain de tensions semble être le retrait de chaque belligérant du processus de paix de Minsk, porté à bout de bras par la France et l’Allemagne. Poutine a d’ores et déjà estimé que de futures discussions «n’auraient aucun sens»,notamment dans le cadre d’une prochaine réunion du G20. «Aucune des parties ne peut appliquer ces accords», commente Andrei Kolesnikov, du Centre Carnegie à Moscou. Il estime que «l’incident terroriste» est un moyen pour le président russe «de remodeler le format des négociations à son avantage et de rendre la situation encore plus tendue pour Kiev».

Kiev qui pourrait être tenté, en représailles, d’imposer un régime de visas aux citoyens russes. «Il est temps d’être pro-actif et d’arrêter de jouer sur la défensive», préconise l’expert ukrainien Taras Berezovets. Son message, sur Facebook, a été très apprécié et partagé. Loin de déclencher un conflit ouvert, «l’incident terroriste» en Crimée pourrait bien n’être qu’un nouvel épisode de la guerre hybride ukraino-russe. Un de ceux qui consacre, lentement mais sûrement, la division des «deux frères ennemis».

Par Sébastien Gobert

Correspondant à Kiev

Source: Libération