En Allemagne, le centre de recherches Correctiv se veut le laboratoire d’un nouveau journalisme, à mi-chemin entre l’agence de presse et l’ONG. C’est le premier bureau d’investigation à but non lucratif du pays.
Lorsque Markus Grill, 48 ans, l’un des journalistes d’investigation les plus respectés d’Allemagne, a quitté son poste au sein de l’hebdomadaire « Der Spiegel » pour diriger la rédaction d’une petite start-up des médias « sans but lucratif », tous les regards se sont tournés vers Correctiv. Ce « centre de recherches pour la société », qui a célébré en juin dernier ses deux ans d’existence, est le laboratoire d’un nouveau journalisme, à mi-chemin entre l’agence de presse, l’ONG. C’est, en quelque sorte, une nouvelle illustration du sempiternel combat de David contre Goliath.
Nichée au milieu de Plattenbaus (HLM) colorés, la rédaction est située au cœur du vieux Berlin-Est, à quelques mètres de la perspective stalinienne de la Karl-Marx Allee et de l’ex-café Moscou. L’open space occupe le premier étage d’un immeuble Art déco rénové, juste au dessus d’une auberge de backpackers . A l’entrée, une sorte de salon-bibliothèque aux meubles vintage fait office de studio de télévision et de lieu de réunion. « Je voulais sortir de ma zone de confort », sourit Markus Grill, en se dirigeant vers un petit bureau, qui tient davantage du cagibi que du desk international. A voir son allure presque bonhomme, on imagine mal les scandales retentissants qu’il a contribué à révéler : de la surveillance des employées de Lidl à la corruption de médecins par la firme pharmaceutique Bayer. Il ajoute:
« J’avais envie d’expérimenter et d’entreprendre quelque chose de neuf. Avec la chute des ventes et des recettes publicitaires, la crise des médias a conduit à une remise en question des fondamentaux du métier. »
Ancien correspondant du « Spiegel » à Washington, Grill admet avoir été fasciné par « l’émergence aux Etats-Unis de ces cellules d’enquête, financées par des Fondations privées et à vocation d’utilité publique ». Des structures comme Pro-publica ou le Center for Investigative Reporting (CIR), dont le business model, sans pub et sans annonceurs, se base sur le mécénat, le crowdfunding ou les abonnements. Ce mode de financement, détaché des exigences de rentabilité du marché, doit justement soutenir et encourager le journalisme indépendant.
Une entrée fracassante dans le paysage médiatique allemand
Le premier bureau d’investigation à but non lucratif d’Allemagne a été fondé en 2014 par le journaliste David Schraven (aujourd’hui directeur de la publication), grâce à un don de 3 millions d’euros de la Anneliese Brost Stiftung, une fondation privée spécialisée dans les médias. En 2014, quelques mois après son lancement, Correctiv, qui publie un long format multimédia très documenté sur le crash du vol MH17 au-dessus de l’Ukraine, reçoit un Grimme Award (l’une des récompenses les plus prestigieuses du journalisme outre-Rhin). A la suite de son enquête, Correctiv interpelle publiquement le ministère des Affaires étrangères, cherchant à comprendre pourquoi aucun avertissement n’a été donné aux passagers, alors que le risque pour les vols civils de passer au-dessus de l’Ukraine en plein conflit était connu. Cette démarche coup de poing, qui relève davantage de l’activisme que du journalisme, assure à Correctiv une entrée fracassante dans le paysage médiatique allemand.
La rédaction s’est depuis distinguée par la rigueur de ses enquêtes mais aussi par sa pédagogie : elle veut rendre l’information accessible aux citoyens. Plusieurs fois par mois, des séminaires d’information publics et gratuits sont organisés à propos de thèmes d’actualité, le traité Tafta ou« Comment bien rechercher sur le dark net ? ». Seize personnes, une dizaine de journalistes et trois développeurs web, plutôt des hommes d’une trentaine d’années, travaillent à plein-temps au sein de la rédaction qui, outre des Allemands, compte « un journaliste (réfugié) syrien, une Hongroise et un Américain ainsi qu’une correspondante en France et en Italie ». Selon son rédacteur en chef, la force de Correctiv réside dans
« sa proximité et le choix de sujets susceptibles d’aider la société allemande : les maisons de retraite, le business des réfugiés, l’industrie pharmaceutique ou les maladies nosocomiales ».
Visibilité et crédibilité
La plate-forme web sonde régulièrement ses lecteurs sur les sujets qu’ils aimeraient voir traiter. Le fonctionnement reste celui d’une rédaction classique: conférence tous les lundis à 12h30, réflexion et discussion sur les thèmes d’intérêt public. Chaque semaine, le bureau de Correctiv produit de 3 à 4 recherches qui sont ensuite diffusées gratuitement dans divers médias. Grill affirme:
« Même si personne n’en a les moyens, tout le monde veut faire de l’investigation aujourd’hui. C’ est devenu le meilleur outil de promotion de l’image d’un journal. »
Du « Spiegel » au prestigieux « Die Zeit », en passant par le « Welt der Wunder » (une sorte de « Ça m’intéresse » trash) ou de grandes émissions de télévision, les médias allemands se bousculent au portillon : beaucoup ont déjà soit enquêté en tandem avec les journalistes de Correctiv, soit publié les enquêtes du bureau. Une coopération innovante et très rentable pour les deux parties : les médias mainstream profitent d’enquêtes fouillées sans avoir à débourser un centime et la publication de ses recherches dans des titres prestigieux assure à Correctiv visibilité et crédibilité, deux conditions essentielles pour rassembler des fonds. Pour assurer son service d’information publique auprès d’une audience encore plus large, le collectif cherche désormais à se rapprocher de la puissante presse régionale allemande, dont plus d’une centaine de titres maillent le territoire fédéral.
Et ça fonctionne! Une dizaine de prestigieuses Stiftungendu monde politique ou social – ces fondations sans équivalent en France très riches et très nombreuses outre-Rhin – ont déjà rejoint le club des mécènes soutenant Correctiv. Les noms des donateurs et les sommes versées au-delà de 1 000 euros sont publiés sur le site. Transparence oblige, le budget annuel est accessible en un clic. Pour se développer, Markus Grill espère booster la communauté d’abonnés, qui s’élève aujourd’hui à 1 200 membres et dont les contributions mensuelles vont de 5 à 500 euros par mois. Cinq mille membres seraient nécessaires. Un chiffre qui semble réaliste : entre Allemagne, Autriche et Suisse, l’espace germanophone représente un marché potentiel de 100 millions de lecteurs. Grill assure:
« Correctiv se développe bien mais reste fragile. Et nous devons diversifier nos sources de financement. »
Sur les murs de son bureau, des planches de BD racontent l’actuelle montée de l’extrême droite en Allemagne, un récit illustré imprimé par Correctiv qui dispose aussi d’une petite maison d’édition. Dans un contexte de défiance croissante vis-à-vis de la Lügenpresse (presse menteuse) pointée du doigt par les manifestants de Pegida ou de l’AFD, « l’indépendance du journalisme est d’autant plus importante pour la démocratie ».
Par Prune Antoine, correspondante en Allemagne
Voir le site de Correctiv
Source: TéléObs