La guerre de l’information est l’une des composantes de la guerre tout court. Elle combine ce qu’on appelle soft power et hard power et n’est pas limitée à la Russie. Moscou l’a toutefois développée avec une ampleur inégalée en termes de moyens financiers et humains et d’extension géographique. Cette guerre a une dimension à la fois interne et externe : elle vise, d’un côté, à laver le cerveau de ses citoyens en leur faisant perdre tout repère tout en instillant la crainte et, de l’autre, à gagner à ses thèses une partie des dirigeants et de l’opinion publique à l’étranger.
Elle comporte des dimensions multiples, certaines évidentes et vite repérables par des personnes vigilantes, d’autres plus subtiles et pernicieuses. Une réponse qui ne se limiterait qu’aux premières n’éradiquera pas le virus, et si elle n’est que réplique et non affirmation, elle sera vouée à l’échec.
Une guerre multidimensionnelle
La pratique de la désinformation ne se limite pas au mensonge, mais elle combine fausseté et vérité partielle. Elle entend chambouler le monde et priver les citoyens de toute référence et de toute évidence. Elle dérobe le sol où nous nous tenons, déforme l’histoire, subvertit le sens des mots et annihile la distance entre le jour et la nuit, la réalité et le cauchemar, la guerre et la paix. En cela, 1984 de George Orwell reste la référence indispensable. Cette mécanique a été bien décrite pour la face interne de la désinformation par Peter Pomenrantzev. Elle la conduit à reproduire l’argument de cour de récréation : « C’est celui qui dit qui est. » Elle dénoncera avec d’autant plus d’aplomb la guerre de l’information de l’Occident ou la menace de l’OTAN qu’elle lance la première et envahit ses voisins.
À l’extérieur, cette stratégie emprunte plusieurs voies. L’une des plus connues est la mise en service de la propagande d’une armée de trolls, très présente sur Twitter, qui vise à la fois à harceler l’adversaire, à lui répondre par des contre-vérités, à essayer de le faire douter si ses certitudes ne sont pas suffisamment assises et à saper son moral, y compris par des remarques agressives, parfois racistes et antisémites. Les trolls sont des taons dont l’impact est fort chez les personnes vulnérables.
Cette propagande est aussi développée par les canaux officiels du Kremlin, comme Russia Today et Sputnik, qui diffusent et tweetent dans plusieurs langues. Ces canaux répètent les thèses de Moscou : pas d’armée russe en Ukraine jusqu’au demi-démenti officiel, guerre contre Daech en Syrie alors que les forces russes attaquent principalement les rebelles qui s’opposent au régime d’Assad, «nazis » de Kiev, etc. Mais ils font aussi appel à tous ceux qui, à l’étranger, soutiennent la politique de Poutine. Selon une tactique classique, ils visent aussi à saper le moral de l’adversaire, en propageant prioritairement les nouvelles qui peuvent l’affaiblir – ainsi en montrant à l’envi l’irrésolution de certains responsables européens en matière de sanctions.
La présence régulière sur ces chaînes de personnalités d’extrême droite et de partisans du Brexit – soutenu par le régime russe –, ainsi que la reprise des propos de ceux qui demandent la levée des sanctions, en constituent un signe. Cette guerre est aussi le fait de médias apparemment plus anodins qui diffusent des informations de toute nature de manière apparemment neutre, mais qui soit reprennent les positions russes dès qu’il s’agit de la Russie, de la Syrie ou du Brexit, soit alimentent les thématiques que Moscou agite en Europe, notamment la peur des réfugiés. Leur action installe dans le paysage, de manière discrète, les thèses du Kremlin.
Cette stratégie de désinformation ne peut avoir un impact large qu’en prenant appui sur les nationaux. Ceux-ci relaient beaucoup plus efficacement les thèses de Moscou que les réseaux aisément identifiables. En leur sein, il existe toutefois plusieurs catégories. Les plus connus sont les thuriféraires quasi officiels du régime de Moscou, comme certaines personnalités politiques, universitaires ou médiatiques qui ne cachent pas leur attachement au régime de Poutine.
Une partie est située à l’extrême droite : le Front national, certains sites « complotistes », des personnes connues pour leur révisionnisme, le journal Valeurs actuelles, le révisionniste Alain Soral, récemment invité en grande pompe à Moscou. D’autres à l’extrême gauche : Mélenchon et un universitaire, Jacques Sapir, qui fait le pont avec l’extrême droite, mais aussi Chevènement… Enfin, certains sont membres de partis de la droite classique – Sarkozy, Fillon, Mariani, Pozzo di Borgo, etc. –, et ne font pas mystère de leur allégeance. Il en va de même pour une partie de la communauté d’affaires située en Russie qui fait le lien, parfois direct, entre Poutine et certains grands patrons français.
Il faut aussi citer ceux qu’on nomme les « idiots utiles », peu au fait de la réalité russe et de son action, mais dont l’anti-américanisme et la nostalgie sentimentale d’une Russie éternelle font des jouets aisés pour la propagande russe. Parce qu’ils ont une forme d’expression moins brutale, leur pouvoir de conviction paraît parfois plus élevé.
Cette catégorie doit toutefois être complétée par quatre autres qui concourent à populariser les thèses du Kremlin de manière plus argumentée. Citons d’abord les « gentils », toujours prompts à l’apaisement, qui ne sont que les successeurs des pacifistes de la guerre froide, soutenus par Moscou, et sur lesquels Mitterrand avait eu une phrase définitive.
Viennent ensuite les naïfs – sincères ou non – qui pensent que la négociation avec la Russie peut permettre de maîtriser la situation, qu’on ne peut oser un bras de fer avec elle et qu’elle peut nous aider à combattre le terrorisme – ce que les faits infirment. Une troisième catégorie est constituée par les « modérés », ceux pour lesquels les fautes sont toujours équilibrées entre les deux côtés, qui estiment que l’Ouest n’a pas toujours fait ce qu’il fallait avec la Russie et rejouent le refrain de l’humiliation de l’Allemagne après la Première Guerre mondiale.
Viennent, enfin, ceux qui se désignent eux-mêmes comme réalistes ou pragmatiques, mais dont le réalisme se résume à la non-riposte.
Une guerre mue par des objectifs stratégiques
Comprendre comment ces relais sont utilisés dans la guerre de l’information requiert la connaissance des intentions de Poutine. Son objectif central consiste à avoir les mains libres pour continuer ses actions agressives en Europe et en Syrie et, partant, à annihiler toute velléité de réponse. Dans cette perspective, il entend démanteler l’Europe – «divide et impera» – et propager la discorde entre ses membres et chez chacun d’entre eux. Pour ce faire, sa propagande entend simultanément faire apparaître la Russie comme un pays plutôt victime qu’agresseur et propager une forme de peur – risque terroriste, migrants – à laquelle Moscou pourrait apparaître comme une solution. Les tensions internes aux pays européens ne peuvent aussi que favoriser la montée des partis extrêmes. Tout ce qui vise à baisser la garde et à minimiser le risque russe va dans ce sens.
À long terme, la victoire du régime russe ne sera entière que si elle s’accompagne d’une adhésion à ses valeurs ou de leur banalisation. Sa propagande vise ainsi à instiller un doute sur les valeurs libérales, à jeter la confusion sur la concordance entre celles-ci et les prises de position politiques – ainsi quand des personnes censément modérées soutiennent le régime ou demandent la levée des sanctions – et à présenter un système de société fermée, conservatrice et nationaliste qui résonne auprès de populations taraudées par la crainte. Les médias sociaux donnent à cette propagande une force accrue, et l’inattention de nombreux gouvernements occidentaux aux droits de l’homme et aux simples règles de droit constitue un facteur permissif.
Une réponse technique, mais aussi politique : ne laissons pas la Russie définir l’agenda
Penser qu’il suffit de contrer les faux arguments constitue une erreur. Un processus global de contre-information suppose certes de rectifier sans relâche les mensonges et de démentir les récits inventés, mais aussi de promouvoir un discours cohérent et positif, fondé à la fois sur la vérité et sur des valeurs – différence fondamentale entre la démocratie et la dictature –, et de montrer l’attractivité de notre modèle. Il ne faut pas se contenter de répondre à la propagande russe, mais définir les nouvelles règles. Si nous laissons la Russie déterminer ses angles d’attaque, nous aurons perdu. Nous devons produire un discours propre, car le risque est aussi que les autres pays qui sont engagés dans une guerre de l’information exploitent notre faiblesse. Notre contre-offensive repose sur sept types d’action :
- Rétablir les faits
D’abord, il faut rectifier sans relâche les contre-vérités et rétablir les faits. C’est déjà ce que font, au grand dam du Kremlin, de nombreux sites indépendants – Bellingcat notamment, qui produit des faits incontestables grâce à une analyse fondée sur le big data ou, de manière différente, le centre dépendant du CEPA –, un site fondé par la Commission Européenne, ainsi que de nombreux journaux d’investigation. Ce n’est pas pour rien que, dans l’univers de Moscou où le vrai se mêle au faux et où les mots voient leur sens vaciller, la vérité a quelque chose d’insupportable. L’offensive, officielle désormais, de Poutine contre les «médias dominants », habillée aux couleurs de la liberté – l’assurance dans le mensonge est une technique classique –, est une autre manière de jeter le doute sur toute information vraie, danger numéro un du Kremlin. Elle explique la volonté de détruire les médias libres. De nombreux sites alliés de Moscou ont d’ailleurs souvent un slogan inspiré du « on vous ment » ou « on vous cache tout », et se prénomment « libres ». L’information est l’une des cibles de la théorie du complot – les médias seraient dominés par la CIA, Soros, etc. La Russie ne fait qu’exploiter un terreau fertile à cette théorie : le discrédit qui touche toutes les puissances établies, dont les journalistes.
- Démonter le discours de l’humiliation
Ensuite, il convient de démonter point par point le discours de l’humiliation et du mauvais traitement, beaucoup plus insidieux. Cela suppose un travail de vérité historique, de rappel des faits, mais aussi de réponse systématique, y compris au niveau politique, à ceux qui propagent cela. C’est l’un des principaux dangers : que des gens d’un certain niveau, mais piètres connaisseurs de l’histoire, répètent ces thèses de la propagande russe sans s’en rendre compte. Un rappel analogue des faits doit être effectué pour contrer le discours pseudo-réaliste et montrer ses dangers – dont la banalisation de l’agression et du crime.
- Opposer une autre cohérence
En troisième lieu, l’offensive contre les principes que mène la Russie ne pourra être combattue uniquement par la dénonciation morale. Au discours bigot, homophobe, parfois aussi outrageusement anti-scientifique que celui de Lyssenko, et nationaliste de la Russie, il faut être capable d’opposer une autre cohérence. C’est tout le travail indispensable que doit conduire l’Europe : définir les valeurs qui fondent son projet.
- Démontrer un caractère irréprochable
Ajoutons au nombre des principes notre caractère irréprochable. C’est le propre de la propagande que d’exploiter la moindre faille de l’adversaire qui permet d’occulter les siennes propres. La minorité de fascistes ukrainiens est devenue le prétexte au discours repris à foison sur les « nazis de Kiev » ; la corruption réelle de l’oligarchie ukrainienne sert d’argument pour discréditer les libéraux de Maïdan et la cause ukrainienne en général, et une bavure inadmissible de l’armée américaine – comme le bombardement de l’hôpital de Kunduz – va être montée en épingle pour dissimuler et relativiser dans l’opinion les bombardements volontaires des hôpitaux de Syrie. Aussi injuste cela soit-il, un pays agressé doit toujours faire plus d’efforts pour démontrer qu’il est plus dans son droit que l’agresseur. La légitimité est ici une vitale : rien ne sera pardonné à l’agressé parce que les attentes à son égard sont – paradoxalement – plus fortes qu’à celui de l’attaquant.
- Se mobiliser davantage
En cinquième lieu, les démocraties ne doivent pas garder le silence devant leurs adversaires. Leurs dirigeants doivent se mobiliser davantage en répondant aussi bien aux États qui s’opposent aux valeurs de liberté qu’aux personnalités politiques en leur sein. En France, notamment, ils ne répondent pas suffisamment aux arguments factuellement inexacts de ceux qui réclament la levée des sanctions.
- Défendre les valeurs européennes
De manière globale, ils ne sauraient montrer aucune tolérance envers les pays, même alliés, dont les positions menacent les valeurs européennes. Le cas de la Pologne est intéressant : clairement opposée à la politique agressive de la Russie, elle pourrait constituer le maillon faible de ce combat si ses valeurs épousent l’idéologie illibérale et si ses méthodes envers les médias suivent les techniques des régimes autoritaires.
- Cibler Poutine, pas la Russie
Enfin, la riposte à la guerre de l’information n’est pas dirigée contre la Russie en tant que telle, et cela doit être clair. Contrairement au discours officiel, il importe de montrer que Poutine n’est pas toute la Russie. Il existe une autre Russie, celle des défenseurs des droits, qui ont le courage de défiler en demandant pardon pour l’invasion de l’Ukraine, affirmant que la Crimée n’est pas russe et exigeant la libération des prisonniers politiques. Il y a la Russie de ceux qui manifestent en hommage à Boris Nemtsov, fleurissent le pont où il a été assassiné et continuent d’honorer la mémoire d’Anna Politkovskaïa, de Natalia Estemirova et de centaines d’autres assassinés au nom de la liberté. La Russie n’est pas notre adversaire, mais le régime l’est. Plus que jamais son peuple doit être soutenu, y compris contre la désinformation dont il est victime. Les libéraux russes attendent cela de l’Occident. Répliquer, c’est d’abord lutter pour la liberté de la Russie et lui offrir l’espérance.
Par Nicolas Tenzer,
professeur associé International Public Affairs, Sciences Po – USPC
Source: THE CONVERSATION