Les actualités dans la rubrique «Contexte» ne sont pas des fakes. Nous les publions pour vous informer des événements de la guerre d’information entre l’Ukraine et la Russie.
A la botte du pouvoir, les médias russes ont repris la tradition ancienne de la désinformation soviétique, dénonce le politologue Luc Maffre.
Tandis que le modèle journalistique traditionnel des pays d’Europe occidentale traverse de graves difficultés économiques, les médias russes gagnent toujours plus de terrain. A la botte du Kremlin et régis par une organisation verticale quasi militaire, ils proposent un nouveau type de journalisme qui s’inscrit dans une stratégie générale de désinformation de l’opinion publique.
La stratégie du Kremlin prend sa source dans la traditionnelle Dezinformatsiya soviétique. Celle-ci se traduisait par des tentatives de déstabilisation et des opérations de pollution de l’opinion publique: lors de la Guerre froide, il fut par exemple affirmé que le VIH était une création de la CIA.
De la «Dezinformatsiya» d’hier à celle d’aujourd’hui
Ultimement, la Dezinformatsiya soviétique avait pour but de rallier tous les pays à une seule idéologie hégémonique. Sur ce point, la désinformation contemporaine russe n’est pliée à aucune hiérarchie idéologique si ce n’est la raison d’Etat.
Il s’agit d’instiller la confusion, généralement en mélangeant un détail qui va ajouter de la confusion sans éveiller trop de soupçons. Il est à noter que Moscou s’appuie désormais sur deux piliers majeurs dans la pratique de sa politique étrangère: l’information et l’armée, ces deux composantes étant plus complémentaires que contradictoires.
Vladimir Poutine a bien compris la puissance des nouveaux médias [1], tandis que Valéri Guérassimov (chef d’État-Major des armées) déclarait qu’ils s’avéraient parfois plus efficaces que les armes conventionnelles [2]. Peu après la Révolution Orange la chaîne Russia Today fut lancée: disposant d’un budget de 300 millions de dollars en 2013 et d’une audience de 600 millions de personnes, elle est désormais devenue la chaîne la plus regardée sur internet. Enfin il ne faut pas négliger la puissance des «usines à Troll» de Saint-Pétersbourg, qui tournent à plein régime pour diffuser des opinions favorables à la politique du Kremlin [3].
La «Dezinformatsiya» dans la guerre
En 2013, la révolution ukrainienne fit office de test pour jauger de la puissance d’action de la nouvelle armada médiatique russe. La Dezinformatsiya a joué le rôle qui est le sien, en propageant plus de 500 fakes, étalés sur deux ans de guerre et classifiés selon 18 thèmes dominants, d’après l’organisation StopFake, basée à Kiev [4].
Les fausses rumeurs ont été largement relayées par RT, comme les histoires de viol collectif ou de démembrements [5] en passant par des annonces plus extravagantes quand il est affirmé que les Ukrainiens se sont agenouillés face à Joe Biden [6]. En outre, la lutte contre les fascistes de Kiev constitue l’axe majeur de la rhétorique des médias russes.
Finalement, l’OTAN apparaît impuissante à lutter dans cette guerre de communication, tout aussi impuissante que l’Union Européenne qui ne dispose d’aucun outil pour répondre à ce type de guerre hybride mêlant fausses informations, interventions sans bannières et actions concertées avec une rapidité détonante.
Un nouveau type de journalisme
Force est de constater que les efforts réalisés par le Kremlin ont porté leurs fruits et que le président Poutine est devenu en quelques années l’un des hommes les plus influents de la planète.
Ce succès s’explique aussi par la dérégulation du marché de l’information: il devient aujourd’hui impossible de pouvoir repérer toutes les fausses informations répandues sur la toile, et on assiste à une hausse du relativisme, et des théories de tous types.
Enfin, les médias russes ont réussi à gagner en crédulité auprès d’un public jeune, avec une image dynamique et des informations habillées d’un meilleur storytelling. La présence de personnalités charismatiques crédibles et qui possèdent un discours de contestation de l’ordre établi comme Julian Assange, Edouard Snowden ou encore Pepe Escobar sur RT, contribuent à propager l’image d’une chaîne dissidente, qui protège les lanceurs d’alertes et défend la liberté d’expression face à l’ogre impérialiste américain.
Notes:
1: Cristina Fernandez de Kirchner, «Russia Today TV channel starts broadcasting in Argentina», 9 octobre 2014, Presidential Executive Office’s Information Office. http://en.kremlin.ru/events/president/news/46762
2: Valery Gerasimov, Ценность науки в предвидении, Voenno-promyshlennyy Kuryer, mars 2013, http://inmoscowsshadows.wordpress.com/2014/07/06/the-gerasimov-doctrine-and-russian-non-linear-war/(traduction anglaise de l’original http://vpk-news.ru/sites/default/files/pdf/vpk_08_476.pdf)
3: Adrian Chen, «The Agency», New York Times Magazine, juin 2015. http://www.nytimes.com/2015/06/07/magazine/the-agency.html?_r=1
4: Yevhen Fedchenko, «Kremlin Propaganda: Soviet Active Measures by Other Means», 21 mars 2016, StopFake.org.
5: Halya Coynash, «Russia Today’s «Genocide in Eastern Ukraine»: Sick, distorted and deleted», 16 juillet 2014, http://www.ukrainebusiness.com.ua/news/12512.html.
6: «Photo Fake: Kyiv Residents Kneel before Biden», 12 décembre 2015, StopFake.org http://www.stopfake.org/en/photo-fake-kyiv-residents-kneel-before-biden
Par Luc Maffre
Source: Le Temps
Illustration: Vladimir Poutine