À Grozny, capitale de la Tchétchénie, l’affaire de deux Ukrainiens, Mykola Karpiouk, un des leaders du Secteur Droit et Stanislav Klykh , professeur d’histoire dans une université de Kiev, arrive à sa fin. Les deux ont été arrêtés par les services secrets russes en 2014. La journaliste de l’édition CENSOR.NET a assisté à l’audience.
L’audience reportée
Le bâtiment de la Cour Suprême de la République tchétchène est entouré d’une haute muraille avec des barbelés. On annonce aux proches des accusés que l’audience est reportée car le juge est malade.
«Je m’attendais à des provocations à la frontière, mais pas au tribunal… », se désole Anatoly, frère de Mykola Karpiouk.
Les proches des accusés sont venus à l’audience pour la première fois. La mère et le cousin de Stanislav Klykh et deux frères de Mykola Karpiouk ont fait 2000 kilomètres, ont dépensé beaucoup d’argent (un des frères de Karpiouk a avoué avoir souscrit un prêt) pour entendre : «l’audience est reportée» et de plus, à une date indéterminée.
Tamara Klykh , la mère de Stanislav a 72 ans. Elle n’arrête pas de pleurer et de prendre des calmants. Les avocats l’ont mise face à une alternative : si elle rend visite à son fils qu’elle n’a pas vu depuis deux ans, elle ne pourra pas témoigner en sa faveur au tribunal. Elle n’arrive pas à se décider. Elle a apporté tant de choses à son fils : des vêtements, des chaussettes chaudes, des gâteaux. Il aime tellement les sucreries. Mais après quelques heures de réflexion, Tamara Klykh s’est décidée : elle préfère ne pas aller au rendez-vous, mais défendre son fils. Elle continue à pleurer.
L’arrestation
Mykola Karpiouk et Stanislav Klykh ont été arrêtés en mars 2014, lorsque la télévision russe diffusait une information sur les «tueurs» et les «punisseurs» ukrainiens. Mykola Karpiouk qui était alors adjoint de Dimitry Yaroch du Secteur Droit est parti en Russie pour, dit-on, des «négociations». Il a immédiatement été arrêté après avoir franchi la frontière et pendant plusieurs mois, ni ses proches, ni les avocats, ni les consuls ne pouvaient le joindre. Stanislav Klykh a été arrêté en août 2014 à Orel, ville russe où il est venu pour rencontrer une femme qu’il avait connue en Crimée. Tout d’abord, il a été arrêté pour «désobéissance aux agents des forces de l’ordre», pour ensuite, être accusé d’avoir tué des soldats russes lors de la guerre en Tchétchénie il y a 20 ans. L’avocate, Marina Doubrovina, l’a retrouvé 10 mois après sa disparition.
Les tortures et les «aveux»
L’avocate déclare : «Environ 4 ou 5 jours après le début des tortures, j’ai reçu une lettre écrite d’une main maladroite : «Je demande à ce que l’on poursuive l’interrogatoire». Et après cet interrogatoire supplémentaire, il a signé un aveu. Car, quand on est accroché à un chevalet…. C’est une forme de torture : les mains attachées derrière le dos et suspendu à des menottes. Vous comprenez ce que veut dire être suspendu à des menottes? Les mains se retournent, les articulations des épaules se déboitent, vous comprenez cela? La personne ne peut plus tenir une cuillère, un stylo…. Et puis… la torture avec des décharges électriques… »
Mykola Karpiouk a aussi été torturé. Le site russe «Mémorial» a publié la pétition de l’avocat de Karpiouk contenant les récits relatant les tortures qu’il avait subies. «Ils m’ont enlevé les menottes, mais m’ont attaché les bras et les jambes avec des cordes. Ils ont relié les deux bornes électriques à mes doigts et ils ont lancé un courant qui a traversé mon corps : d’abord pendant dix secondes, puis s’ensuivirent des décharges discontinues et ensuite plus longues. Je ne me souviens plus de la durée de tout cela. Je n’avouais rien, car je n’avais jamais participé aux combats en Tchétchénie. Le 25 mars, ils m’ont dit qu’ils en avaient marre de mon entêtement et qu’ils avaient donné l’ordre de kidnapper mon fils et de le ramener ici pour lui infliger des tortures sous mes yeux. Je leur ai dit de laisser mon fils et ma femme, j’ai dit que j’étais prêt à me reconnaître coupable et à signer tous les papiers».
Quand les avocats ont retrouvé Karpiouk et Klykh, ils ont nié tous les aveux. Plus tard, ils ont déclaré avoir été soumis à la question.
L’accusation
L’État russe prétend que les Ukrainiens, membres de l’organisation ukrainienne UNA-UNSO, «Assemblée nationale ukrainienne – Défense populaire ukrainienne» reconnue en Russie comme organisation extrémiste, ont participé en 1994-1995 aux combats sur la place Minoutka et aux environs du palais présidentiel à Grozny. Selon les accusateurs, ils ont tué une trentaine de soldats russes, torturé des prisonniers et achevé des blessés.
Cependant, les Tchétchènes qui se souviennent bien de cette guerre assurent qu’à ce moment-là, il n’y a pas eu de combats sur la place Minoutka, c’était un arrière-front. «Il n’y a pas eu de combats sur la place Minoutka ni le 31 décembre 1994, ni le 25 janvier 1995! Entre outre, aucun soldat russe n’a été tué à cette période sur cette place», explique Doka Izlaev, avocat de Mykola Karpiouk.
Les proches des accusés assurent qu’à cette époque, ils étaient tous les deux chez eux. Anatoly Karpiouk, frère de Mykola, souligne qu’en décembre 1994, leur mère est tombée gravement malade et Mykola est resté près d’elle à la maison.
Tamara Klykh explique qu’en 1994-1995, son fils était étudiant à l’université de Kiev. En effet, il faisait partie de l’UNA-UNSO, mais il a vite abandonné cette organisation car il ne partageait pas ses idées radicales.
Ils sont arrivés jusqu’à Grozny pour témoigner en faveur de leurs proches. Mais, l’audience a été reportée et ils ont dû repartir.
L’acte d’accusation contient plus de 700 pages. Ce dossier a été soigneusement examiné et analysé dans le Centre de défense des droits de l’Homme «Mémorial». Le Centre «Mémorial» a reconnu que Mykola Karpiouk et Stanislav Klykh étaient des prisonniers politiques et que les accusations étaient falsifiées.
Le seul témoin de l’accusation
Toutes les accusations sont basées sur les témoignages d’une seule personne : un citoyen ukrainien Olexandre Maloféev. Il a été condamné en Russie à plusieurs reprises : pour braquage, vol d’une voiture et meurtre d’une femme. Il est atteint du SIDA, d’une hépatite C et d’une tuberculose. Étrangement en 2014 il a réalisé qu’il avait combattu en Tchétchénie. Ses «aveux» ont été activement diffusés par les médias russes. Il déclarait qu’il avait combattu avec Arseniy Yatsenyuk, Oleh Tyagnybok, Dmytro Yaroch, Olexandre Mouzytchko, Dmytro Kortchynsky et d’autres personnes, y compris Mykola Karpiouk et Stanislav Klykh .
Maria Tomak, journaliste et militante ukrainienne pour les droits de l’Homme estime que l’objectif principal de ces témoignages est d’atteindre les leaders politiques. Dans le dossier de Karpiouk et Klych, un enquêteur cite les «témoignages» de Maloféev à propos d’un combat à Grozny : «Il a été surpris par Arseniy Yatsenyuk qui a également tiré à la Kalachnikov sur des militaires russes….après le combat, ils ont souvent parlé avec des journalistes, posé pour des photographes et donné des interviews».
Le dernier mot
Le 17 mai 2016, les derniers débats ont eu lieu dans la salle d’audience, les accusés ont eu le droit de prononcer leur dernier mot. La chaîne ukrainienne Hromadske TV a publié une vidéo. Karpiouk explique aux membres du jury qu’il était non-coupable et que ses aveux ont été arrachés sous la torture.
«Probablement, vous pensez que j’éprouve de la haine, de la colère ou de la rage concernant ceux qui me pourchassent? Non, Messieurs, détrompez-vous. J’ai prié beaucoup de fois et je prierai encore pour ceux qui m’ont torturé, qui ont menacé de torturer mon fils pour me forcer à faire un parjure, pour ceux qui me jugent, m’accusent et me mettent en prison», dit-il.
Et après?
Désormais, 12 membres du jury doivent se prononcer sur la culpabilité de Karpiouk et Klykh. Il suffira de 7 votes pour décider du verdict. Les membres du jury sont tous des Tchétchènes qui ont vu de leurs propres yeux ce qui s’est passé à Grozny et qui se sont battus.
Le verdict est tombé le 19.05 au matin. Les deux Ukrainiens ont été reconnus coupables.
L’article original est publié sur le site CENSOR.NET. L’UCMC a rédigé une version raccourcie en français.