Porte-voix du Kremlin à l’étranger et très proche de l’extrême droite, RT existe déjà dans l’Hexagone sous la forme d’un site internet. Le média projette de lancer une version française de la chaîne télé.

Russia Today: allo Paris, ici Moscou. Illustration Laurent Blanchier
Russia Today: allo Paris, ici Moscou. Illustration Laurent Blanchier

L’article, daté du 7 mars, est couronné d’un titre superbe : «L’art consommé de la propagande ou comment accuser Poutine de tous les maux de l’Europe». Rebondissant sur une information d’un média allemand, selon laquelle Berlin s’inquiète de la «propagande» orchestrée par Moscou, «l’analyse» n’est pas signée. Mais elle ne fait pas dans la dentelle pour défendre le maître du Kremlin : «Ce ne serait pas surprenant si, dans quelques décennies, des documents d’Etat montraient qu’accuser Vladimir Poutine de tous les maux est en fait une politique officielle de notre époque. La Russie semble être devenue le bouc émissaire pour toutes les difficultés contemporaines rencontrées par l’Occident.» Suit un long plaidoyer censé démontrer l’acharnement de l’Union européenne contre la Russie.

Ainsi va la vie journalistique sur le site d’information Français.rt.com,rameau hexagonal de la chaîne internationale Russia Today, propriété de l’Etat russe et équivalent de France 24 ou de la BBC – l’indépendance en moins. Lancé en 2015, RT compte à Paris une douzaine de salariés produisant des contenus originaux, en plus de ceux fournis et traduits par Moscou. Ce qui lui permet de publier chaque jour plusieurs dizaines d’articles, le plus souvent non signés, dans le but de «donner la vision de la Russie». C’est par cette formule que le président de RT France, Irakly Gachechiladze, avait présenté son média en octobre au marché international de l’audiovisuel de Cannes (contacté à plusieurs reprises, RT n’a pas souhaité répondre à Libération). Le moins que l’on puisse dire est qu’il tient la ligne de la diplomatie russe, avec des papiers toujours défavorables aux Etats-Unis, à la Turquie et à l’Ukraine, mais vantant sans nuance les mérites des régimes syrien et iranien.

Monde apocalyptique.Ce bourrage de crâne intensif ne fait même pas semblant de chercher l’équilibre des points de vue. Y compris lorsque l’on touche au pire : après la condamnation, le 24 mars, pour «génocide» de Radovan Karadzic, RT publie un article au titre éloquent : «Cela serait à hurler de rire si ce n’était pas si macabre.» L’auteur est un géopolitologue du nom de John Laughland, récemment apparu dans une conférence de presse aux côtés d’un eurodéputé FN. Visiblement en phase avec l’alliance historique nouée par Moscou et Belgrade, il tente une improbable réhabilitation de l’ancien chef politique des Serbes de Bosnie : «En voulant préserver à tout prix la condamnation sensationnaliste pour génocide, […] les juges n’ont […] prêté aucune attention aux centaines de témoins à décharge ni aux arguments de la défense prouvant que Karadzic avait essayé d’éviter le pire.» C’est bien connu, le célèbre «boucher des Balkans» a essayé d’éviter le pire.

La «vision de la Russie» portée par RT ne se cantonne pas à la politique étrangère. Le site traite aussi de l’actualité française avec un biais politique à peine dissimulé. Obsédé par les sujets liés à l’islam et aux migrants, dont il se détourne seulement pour tancer le mariage gay et défendre un protectionnisme autant identitaire qu’économique (on caricature à peine), le média fait la peinture d’un monde apocalyptique où règnent le désordre et la fureur. Et donne la parole à la droite dure ou extrême, nouvelle fan et coqueluche de Moscou (voir ci-contre). Forcément, elle accourt. Sur RT, les responsables du FN sont interrogés à propos de tout et n’importe quoi, et les moindres faits et gestes de Marine Le Pen sont relatés. Entre décembre et mars, le souverainiste Philippe de Villiers a aussi eu le droit à trois entretiens, dans lesquels il a pu donner libre cours à sa haine de «la religion du sans-frontiérisme et du multiculturalisme» et d’un monde transformé «en un marché planétaire de masses où le citoyen devient un simple consommateur asexué, apatride, désinstitué, nomade, déraciné». De même, les parlementaires prorusses des Républicains (LR), comme Thierry Mariani, l’un des plus fervents soutiens de Moscou en France, sont accueillis à bras ouverts.

Dans un autre genre, pendant la COP 21, RT a donné un micro à Philippe Verdier, ex-Monsieur météo de France 2, viré de la chaîne après la publication d’un livre climatosceptique, pour commenter l’événement dans une série d’éditos. Le site a constitué une équipe de chroniqueurs nettement positionnés sur l’échiquier de la pensée : Bernard Lugan, un historien africaniste proche de l’Action française ; Michel Collon, un ancien militant communiste belge désormais aux commandes d’«Investig’Action», un site qui pourfend «les médiamensonges et les manipulations» ; Jacques Sapir, économiste souverainiste, pro-russe et anti-euro, ayant récemment souhaité la constitution d’un «front de libération nationale» comprenant notamment le FN avant de nuancer sa position ; ou encore Yves de Kerdrel, le directeur de Valeurs actuelles, l’hebdo ultra-droitier. «Ils ont dû voir dans mes papiers que j’étais plutôt prorusse, raconte ce dernier. Ils cherchent des gens qui prennent leur parti. Ils ont une vraie vision du monde, comme les Allemands au temps de Bismarck. Pour eux, seules survivront les civilisations qui ont une histoire.» Ici, le journalisme s’embarrasse moins de l’objectivité que du combat d’idées. Ainsi RT est-il devenu l’un des médias préférés de la «fachosphère».

«Rumeurs».

«Je ne sais pas si on peut parler de propagande, mais c’est au moins du soft power», observe un ex-rédacteur du site qui n’a pas voulu renouveler son CDD à RT et souhaite rester anonyme. Comme lui, quatre journalistes embauchés l’an dernier ont quitté le navire depuis, effarés par la ligne éditoriale. «Ce n’était pas possible au niveau de l’éthique journalistique, raconte un autre. Pas seulement parce que c’est partial, mais aussi parce qu’ils reprennent des rumeurs, des fausses infos et font des articles à base de tweets. J’ai l’impression d’y avoir vécu le pire des journalismes.» Une déception. «Au départ, l’idée présentée était de donner la parole à des gens qu’on voyait peu dans les médias, y compris à gauche, poursuit le premier. Mais il y a eu une reprise en main au mois d’octobre, et à partir de là on a nous poussés à interviewer des gens d’extrême droite. Pour autant, la ligne pro-FN n’est pas revendiquée clairement en interne. C’est plus insidieux.»

Les partants ont été remplacés, et pour éviter les malentendus, les petits nouveaux ont été sélectionnés sur affinités. Un certain Jonathan Moadab, juif «altersioniste» revendiqué et ex-animateur du site complotiste le Cercle des volontaires, a été recruté. Sollicité, il a refusé de répondre à nos questions. A RT, il court les manifs, les conférences de presse et les faits divers pour filmer ce qui s’y passe. «La vidéo est la nouvelle politique de la maison, explique un ancien du site. Ils veulent des images chocs pour faire monter l’audience.» Depuis quelques semaines, on peut apercevoir les caméras de RT à tous les événements parisiens, qu’il s’agisse de la Nuit debout, des mouvements lycéens, d’un énième procès d’Alain Soral ou d’une conférence de presse de Jean-Marie Le Pen. Les images alimentent les comptes du média sur les réseaux sociaux, YouTube (23 000 abonnés) ou Periscope (35 000 abonnés). Au magazine Challenges, Irakly Gachechiladze vient de confier qu’il souhaitait mettre en ligne chaque jour «cinq ou dix» vidéos tournées par RT en France pour porter l’audience de 50 000 à 60 000 visiteurs uniques par jour à 150 000 d’ici à la fin de l’année.

Le budget de RT n’est pas énorme : un petit million d’euros seulement. Pas de quoi produire un média de réelle influence. Mais le groupe audiovisuel russe ne veut pas en rester là. Sa grande ambition, annoncée à l’automne, est de créer une vraie chaîne télévisée en France, comme il l’a fait déjà dans d’autres pays, au Royaume-Uni par exemple. Avec un budget de 20 millions d’euros pour 300 salariés, selon Challenges. Elle devait voir le jour en 2016, mais sa création a été repoussée «à cause de la chute du rouble, qui aurait fait s’envoler les coûts», indique une source proche.

«Comité d’éthique».Le projet est très sérieux. RT a d’ailleurs signé en septembre une convention avec le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), préalable nécessaire à toute autorisation de diffusion. L’article 2-3-7 du texte lui impose «l’obligation déontologique» de «veiller à ce que les émissions d’information politique et générale soient réalisées dans des conditions qui garantissent l’indépendance de l’information, notamment à l’égard de ses actionnaires.» A observer les prouesses journalistiques actuelles de RT, on voit mal comment le CSA pourrait laisser la chaîne russe se créer sans rien dire. Peut-être l’autorité préférera-t-elle s’en remettre au«comité d’éthique» interne que la convention impose de mettre en place.

Le média s’est respectueusement acquitté de l’obligation avec l’instauration d’un comité d’une indépendance incontestable. Celui-ci est en effet composé de l’historienne et académicienne Hélène Carrère d’Encausse, plutôt bienveillante à l’égard de Poutine, mais aussi de deux figures bien connues de la maison : Jacques Sapir et Thierry Mariani. Marine Le Pen n’était pas disponible ?

Par: Dominique Albertini et Jérôme Lefilliâtre

Source: Liberation

Illustration: Laurent Blanchier