Les actualités dans la rubrique «Contexte» sont pas des fakes. Nous les publions pour vous informer des événements de la guerre d’information entre l’Ukraine et la Russie.
La pénitence de l’empereur allemand Henri IV en 1077 à Canossa est un épisode clé de l’histoire de la chrétienté, l’acmé mais aussi le début de la fin de la tentation dans la papauté de la souveraineté impériale. C’est donc, rétrospectivement, une étape de la naissance de la politique moderne, du moins en Occident, c’est-à-dire de la séparation des autorités religieuse et politique, ce qu’on appelle « sécularisation » ou « sortie de la religion ». Si l’empereur dut s’humilier en s’agenouillant en robe de bure dans la neige devant le Pape, il ne le fit pas pour rien : il obtint la levée de son excommunication, qui menaçait d’entraîner sa déposition par la les princes allemands et, une fois son autorité impériale rétablie, il reprit avec succès son bras de fer avec Rome. L’expression « aller à Canossa » est restée dans le langage courant, mais son contenu est oublié. Elle veut dire s’humilier devant un supérieur ou un vainqueur. Soit, en termes familiers, « avaler son chapeau », ce qui n’est pas très juste pour l’empereur Henri, dont l’apparente humiliation fut un coup politique magistral. Je suggère donc que cette expression désuète et inappropriée soit remplacée par « aller à La Havane », en référence à un autre événement théologico-politique d’importance, la rencontre et la Déclaration commune du pape François et du patriarche Kyrill, le chef de l’Église orthodoxe russe, le 12 février 2016 à Cuba.
En effet, le pape François s’est bien plus abaissé à La Havane que l’empereur à Canossa et, surtout, sans aucune contrepartie. Le résultat du « dialogue » avec Kyrill dépasse en calamité tout ce qu’on pouvait redouter. Le pape a beaucoup lâché, à commencer par l’Église gréco-catholique d’Ukraine, et il n’a rien obtenu en échange, à part des promesses de l’espèce Pasqua, celles « qui n’engagent que ceux qui les reçoivent ». Comme s’il était devenu un politicien négociant en position de faiblesse et non plus le pasteur de la plus grande Église chrétienne, le pape a sacrifié ses principes et une partie de ses fidèles à un arrangement qui a l’allure d’un partage de zones d’influence entre bureaucraties rivales, sous couvert de « communion » et de « dialogue » entre des familles spirituelles divisées. Malgré un registre avant tout pastoral et spirituel comme il se doit, la Déclaration laisse affleurer la langue de caoutchouc des conseillers politiques, qui sont rarement des as en théologie. Je me mêle de ce qui ne me regarde pas, n’étant ni très croyant ni catholique, mais enfin : comment un pape jésuite, qui n’a certes pas vécu personnellement le totalitarisme, à la différence de ses deux prédécesseurs, mais qui se dit « rusé », comment des cardinaux rompus aux subtilités de la dogmatique et de l’herméneutique chrétiennes ont-ils cru devoir souscrire à autant de confusionnisme intéressé et de mensonges pieux ?
Concession purement politicienne que de suggérer que l’Église russe représente tous les chrétiens orthodoxes, ce qui est tout simplement faux, aujourd’hui comme hier — il y a plusieurs Églises orthodoxes, elles sont au moins dix en France, et qui sont loin de s’entendre toutes avec l’Église russe, qui n’existait même pas au moment du Schisme de 1054 (voir note ci-dessous).
Concession purement politicienne que de faire front commun avec Moscou, au nom de « l’âme chrétienne » de l’Europe, contre le « sécularisme agressif » d’une intégration européenne oublieuse de ses « racines chrétiennes », sans dire un mot ni de l’agression frontale contre l’Union Européenne menée par le Kremlin et ses relais occidentaux (plutôt païens au demeurant : néo-nazis hongrois, grecs et allemands, FN, etc.), ni du sectarisme du Patriarcat de Moscou (mais nullement des orthodoxes en général) qui tiennent les catholiques et les protestants pour des « hérétiques » et non des « frères ». Concession purement politicienne que d’accréditer la version russe officielle qui prétend que la guerre en Ukraine est un « conflit » interne où la Russie n’aurait aucune part, et qui accuse les autres Églises ukrainiennes, au premier chef l’Église gréco-catholique, de jeter de l’huile sur le feu et de soutenir l’aspiration à la liberté. Deux paragraphes méritent d’être cités intégralement : « Nous déplorons la confrontation en Ukraine [bel euphémisme] qui a déjà emporté de nombreuses vies, provoqué d’innombrables blessures à de paisibles habitants et placé la société dans une grave crise économique et humanitaire. Nous exhortons toutes les parties du conflit à la prudence, à la solidarité sociale, et à agir pour la paix. Nous appelons nos Églises en Ukraine à travailler pour atteindre la concorde sociale, à s’abstenir de participer à la confrontation et à ne pas soutenir un développement ultérieur du conflit [la Russie et son Église n’ont bien sûr rien fait, pas même bénir l’annexion de la Crimée. Les gréco-catholiques en revanche sont d’affreux pro-Maidan !].
« Nous exprimons l’espoir que le schisme au sein des fidèles orthodoxes d’Ukraine sera surmonté sur le fondement des normes canoniques existantes, que tous les chrétiens orthodoxes d’Ukraine vivront dans la paix et la concorde et que les communautés catholiques du pays y contribueront, de sorte que soit toujours plus visible notre fraternité chrétienne. » Cette phrase codée non seulement assimile toute activité de l’Église gréco-catholique et même toute discussion avec des orthodoxes à l’uniatisme, c’est-à-dire à la captation des fidèles d’une Église par une autre (que Rome a clairement répudié depuis 1993), mais elle dénie implicitement à l’Église gréco-catholique son statut d’Église en parlant de « communautés catholiques » (cela paraît un détail, mais le diable est dans les détails… quand il s’agit de religion. Analyse lumineuse et complète dans un article en anglais de l’historien Myroslav Marynovych).
Toutes ces formules à première vue conciliatrices reprennent en fait des éléments de langage classiques du stalinisme : « tout ce qui est à moi est à moi, tout ce qui est à toi est négociable ». Et leur traduction religieuse après Yalta : l’Église orthodoxe inféodée est la seule autorisée, toutes les autres sont interdites, persécutées, forcées de se fondre dans l’Église unique lors de faux Synodes organisés par le NKVD. Et ça continue : dans l’Ukraine indépendante, l’Église orthodoxe a toute liberté et n’a de problèmes qu’avec ses fidèles excédés par sa partialité pro-Poutine, tandis que dans les territoires contrôlés par les séparatistes et les troupes russes, l’Église catholique est interdite et spoliée et ses membres, prêtres comme laïcs, persécutés. Kyrill lui-même n’est pas qu’un pope russe parmi d’autres. Sous son magistère, la tradition de la « symphonie » césaro-papiste s’est perfectionnée en engagement direct au service de Poutine, et pas seulement de l’État. Kyrill est la clé de voûte de la synthèse idéologique improbable de soviétisme, d’orthodoxie et de haine de l’Occident qui définit le régime de Poutine (voir le livre Dans la tête de Vladimir Poutine de Michel Eltchaninoff). Il participe à la réhabilitation de Staline (« L’aspect négatif ne devrait pas donner le droit d’exclure les choses positives qui ont été faites dans les années vingt et trente » déclarait-il récemment) et glorifie la puissance nucléaire de son pays.
Cette Déclaration constitue malheureusement plus qu’une grosse gaffe, à la veille du Concile panorthodoxe qui doit se tenir en juin. Parce que les relations entre les Églises d’Orient et d’Occident sont une immense affaire, religieuse mais aussi politique, et parce que le geste du pape place les chrétiens ukrainiens dans une situation injuste et impossible. Il leur faudra beaucoup de sang-froid, de générosité et d’intelligence, bref d’esprit, pour en sortir sans dommages. Un esprit, dont a fait preuve, dans tous les sens du mot, le primat de l’Église gréco-catholique, Mgr Sviatoslav Sevchuk lorsqu’il s’est demandé si la rencontre avait réellement eu lieu, tant « les deux parties évoluaient dans des mondes parallèles et poursuivaient deux buts différents », pastoral pour l’un, politique pour l’autre.
Note. En Ukraine, il y a trois Églises orthodoxes. L’Église dépendant du patriarcat de Moscou est la plus importante, mais elle est déchirée entre son identité ukrainienne et l’allégeance à la Russie voulue par Kyrill. Aussi elle perd des fidèles depuis le début de l’agression russe en 2014, qui rejoignent le patriarcat de Kiev ou l’Église autocéphale. Pour (tenter de) comprendre la géopolitique ecclésiale orthodoxe, très complexe en Ukraine comme ailleurs, voir le livre d’Antoine Arjakovsky, En attendant le Concile orthodoxe.
Par Philippe de Lara, enseignant de la philosophie et la science politiques à l’université Panthéon Assas.
La source: Le Blogue Comité Ukraine sur Libération.
Photo: Le Pape François et le pope Kirill, chef spirituel de l’église orthodoxe russe s’embrassent lors de leur voyage à Cuba où ils se sont rencontrés le 12 février 2016..Photo Adalberto Roque / POOL / AFP