Les actualités dans la rubrique «Contexte» sont pas des fakes. Nous les publions pour vous informer des événements de la guerre d’information entre l’Ukraine et la Russie.
Le régime soviétique n’est pas seulement un régime d’oppression, c’est aussi une mauvaise habitude. La terreur stalinienne, puis le totalitarisme routinisé ont façonné en 70 ans un mode de vie, qui est pour ainsi dire gravé dans les mentalités et dans les paysages. C’est pourquoi la quatrième des quatre lois dites de «décommunisation» votées en avril 2015, celle sur la condamnation des régimes totalitaires nazi et communiste, et l’interdiction de la promotion de leurs symboles est bien plus qu’une «loi mémorielle». Elle s’attaque à un monde vécu, au soviétisme du quotidien dans lequel la plupart des Ukrainiens sont nés. La loi prévoit en particulier la destruction ou la modification des monuments soviétiques, et le changement de nom de 943 localités, et des noms de rues liés au communisme. Ce ne sont pas seulement des grandes avenues, mais aussi des places de villages, des stations de métro (à peu près toutes celles du métro de Kharkiv par exemple), etc. qui devraient changer de noms. Des habitudes sont bousculées, des repères vont disparaître. Au-delà, c’est le récit national, la mémoire collective qui sont en train d’être refondés. Mais, précisément parce que l’entreprise est gigantesque et déstabilisante pour une partie de la population, elle se déroule dans un foisonnement d’initiatives, de controverses et parfois de manœuvres. Loin de se réduire à une «politique publique», c’est une vaste anamnèse collective.
Jusqu’au 21 février 2016, les collectivités locales doivent décider des changements de nom dans les cas prévus par la loi, après quoi l’initiative passera au Parlement. Cette échéance suscite une immense conversation civique dans le pays. Tout le paysage urbain, et pas seulement les grandes villes restent saturés de noms de rue et de monuments célébrant l’ère soviétique. 4200 statues de Lénine ont été enlevées, abattues ou transformées depuis l’indépendance, dont 857 depuis le début de la révolution en novembre 2013. Mais il en reste encore 1300 (sans compter les monuments à Lénine et à Staline récemment édifiés dans la partie du Donbass sous le contrôle des milices pro-russes). On trouve partout (sauf dans l’ouest du pays) d’innombrables avenues Lénine, plus de 200 rues Félix Dzerjinski, du nom du fondateur de la Tcheka, l’ancêtre du KGB, dont le buste trône sur le bureau de Vladimir Poutine, mais aussi des rues portant le nom de cadres locaux du parti ou de la police secrète, des noms souvent oubliés, mais qui s’avèrent être ceux d’organisateurs de la Grande famine de 1933 ou d’autres répressions. Comment déterminer les noms à changer dans la zone grise des personnalités diverses compromises avec le régime, mais dont la responsabilité criminelle est incertaine (par exemple, les écrivains qui ont participé à des campagnes contre des confrères dissidents étaient-ils volontaires ou contraints) ? Quel nouveau nom choisir ? Faut-il rétablir les noms d’avant la conquête soviétique lorsqu’ils existent ? Faut-il remplacer chaque monument soviétique par un autre monument ?
L’héroïsation de pacotille de l’espace urbain par des monuments et des plaques commémoratives est caractéristique du monde soviétique. Le mouvement social de «Leninopad» (chute de Lénine, on pourrait aussi traduire en «Good bye Lénine») fait preuve d’une grande imagination. Beaucoup de statues sont abattues mais d’autres habillées aux couleurs de l’Ukraine (bleu et jaune) ou modifiées, comme à Odessa ou un sculpteur a transformé une statue de Lénine en Dark Vador — clin d’œil d’autant plus savoureux que La guerre des étoiles est très présente dans l’imagerie politique de l’après Maidan, jusqu’à des candidatures fantaisistes aux élections. La grande statue érigée devant le célèbre Marché de Bessarabie, au bout du Krechtchatyk, l’artère centrale de Kiev qui fut l’épicentre de la révolution, a été abattue en décembre 2013. Par quoi la remplacer? Le débat est intense depuis deux ans et la proposition la plus intéressante est peut-être celle de ne rien faire pour l’instant, de ne pas céder à la pulsion monumentale et de laisser mûrir un projet urbain pour cette place.
Les élus conservateurs de Kharkiv ne manquent pas d’humour : la rue Dzerjinski gardera son nom, mais en référence au frère de Félix, médecin. Quant à l’avenue Rosa Luxembourg, elle deviendra avenue du Luxembourg ! A Dniepropetrovsk, plus de 300 noms ont été changé, mais l’épineuse question du nom de la ville divise la population entre plusieurs options : «Ekaterinoslav», l’ancien nom impérial, mais ce serait remplacer le nom de Gregori Petrovsk, président du soviet suprême et l’un des principaux responsables du Holodomor, par celui d’un symbole de la domination russe ; «Sitcheslav», allusion au passé cosaque ; ou tout simplement «Dniepr». Aussi le maire Filatov se défausse prudemment sur les décideurs nationaux (1).
A Kiev, la municipalité a pris l’initiative et consulte la population sur le choix des nouveaux noms. Mais certaines personnalités importantes ont été oubliées, comme Wanda Wasilewska, écrivain officiel de l’après-guerre, symbole honni de l’aliénation culturelle en Pologne comme en Ukraine. Une pétition a été lancée par des intellectuels. Les discussions sont également nombreuses sur la valeur artistique ou historique de certains monuments. Volodmymyr Viatrovych, le directeur de l’Institut de la mémoire nationale, principal artisan des lois de décommunisation a bien formulé le problème : «la loi permet que toutes les pièces ayant une valeur artistique soient déplacées et exposées dans des musées ? Nous pouvons montrer notre passé soviétique dans des parcs et des musées spécialisés. Mais nous ne pouvons pas le faire si le passé soviétique vit parmi nous, car il nous défigurerait.» Nul ne regrettera la disparition de la statue de Demian Korotchenko, un ancien Premier ministre soviétique à Kiev, déclare Genia Moliar, en revanche, la sculpture dédiée au Komsomol qui a été vandalisée dans le parc Nyvky était une œuvre exceptionnelle inscrite au patrimoine national.
Genia Moliar, la jeune animatrice du projet «Mosaïques soviétiques en Ukraine» n’a rien d’une nostalgique de l’URSS. Elle se consacre depuis six mois au sauvetage de ces mosaïques : «le paradoxe de cet art monumental est dans son essence même. Il est censé avoir été créé par idéologie, mais il s’avère qu’il est anti-idéologique. Les mosaïques ont déjà perdu toute la charge idéologique qui les imprégnait, et elles révèlent aujourd’hui leur beauté unique.» Comment concilier les exigences de la liberté et celles de la beauté, comment se débarrasser des traces du passé totalitaire sans détruire les œuvres créées au cours de ce passé ? Diversion inutile dans un pays en guerre, où les problèmes vitaux sont légion et où l’édification d’un État de droit avance trop lentement — certains ont même dénoncé le coût des changements de noms ? Je crois qu’il s’agit au contraire de la poursuite de ce qui a commencé sur le Maidan en novembre 2013, de cette sortie ultime et sans faux-semblants du communisme dans laquelle les Ukrainiens se sont engagés.
(1) Boris Filatov est l’homme lige de l’oligarque Kolomoïski, ancien gouverneur de la région aujourd’hui en délicatesse avec le pouvoir, figure ambiguë, symbole de l’ancien régime mais aussi partisan du Maidan qui a financé la défense du Marioupol. Il a battu de peu à l’élection municipale Galyna Boulavka, figure de la révolution, qui avait lancé la décommunisation comme maire intérimaire.
Par Philippe de Lara, enseignant de la philosophie et la science politiques à l’université Panthéon Assas. Dernier ouvrage paru, Naissances du totalitarisme, Paris, 2011.
La source: Le blogue Comité Ukraine, Libération