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Réflexions autour du documentaire de Paul Moreira « Ukraine: les masques de la révolution ». Au-delà de ses petites et grandes erreurs factuelles, le film frappe par ses points aveugles, ou disons par son silence sur tout ce qui dépasse le petit bout de sa lorgnette.

L’intention était louable. Dans un documentaire qui sera diffusé sur Canal + le 1er février, le journaliste Paul Moreira se donne pour mission de voir le devenir des groupes ultranationalistes et d’extrême droite – Svoboda, Azov, Secteur Droit – qui ont émergé ou se sont développés en Ukraine il y a deux ans, à l’occasion de la révolution du Maïdan. « Les masques de la révolution » est le titre d’un reportage d’une heure en forme de réquisitoire contre les groupes armés d’extrême droite et le pouvoir américain sensé les soutenir.

Un sujet important. Un sujet essentiel sur lequel il y a beaucoup de choses à dire. « Personne ne s’est vraiment demandé qui ils étaient », clame le journaliste dans la présentation de son documentaire sur le site de sa société de production. Personne ? Peut-être, à l’exception de tous les correspondants permanents ou envoyés spéciaux en Ukraine. Pour ne parler que de quelques médias majeurs français, Benoît Vitkine a pointé la question dès le début de la révolution (Le Monde1 , 2); Sébastien Gobert a fait plusieurs sujets dessus pour différents médias (Libération 1 et 2, RFI); Stéphane Siohan a couvert le sujet pour Le Figaro (1,2, 3) Olivier Tallès pour La Croix; Emmanuel Dreyfus pour Le Monde Diplomatique , Céline Lussato pour le Nouvel Obs. Paul Gogo a fait le portrait d’un combattant du bataillon Azov qui montre toute l’ambiguité de ce genre d’engagements.

La liste des autres correspondants étrangers couvrant l’Ukraine serait beaucoup plus longue. Ceci sans même évoquer les chercheurs tels que Anton Shekhovtsov qui scrutent obsessionnellement ces groupes extrémistes et en font une analyse précise, par exemple ici même sur Mediapart. Le drame d’Odessa –  plus de quarante morts asphyxiés et brûlés dans un immeuble au cours d’un affrontement entre groupes pro-Maïdan et pro-russes le 2 mai 2014 – est le fleuron de l’enquête de Moreira qui clame qu’on a « omis de raconter » cet épisode tragique en Occident. C’est oublier, bien sûr, son évocation dans tous les grands médias au moment des événements et plusieurs reportages un an plus tard (Le Monde, The Economist) pour faire le point sur l’enquête.

Le postulat d’occultation du thème par les médias et les responsables occidentaux sur lequel démarre le documentaire est d’ores et déjà faux. Mais qu’importe : il y avait tellement de choses à évoquer et à comprendre sur les ultranationalistes en Ukraine, ceci d’autant plus que l’intérêt des médias a été happé par d’autres sujets brûlants. Ce documentaire était le bienvenu, mais il échoue dans sa mission, point par point.

Le film est truffé de petites et grandes erreurs factuelles qui feront bondir les spécialistes de l’Ukraine contemporaine, mais passeront sans doute inaperçues du grand public. Ainsi, dès les premières minutes, le reportage montre un long plan du bataillon d’extrême droite Azov, avec brassards et drapeaux. En voix off, le journaliste explique la présence de ces drapeaux à la signalétique extrémiste sur le Maïdan. Faux : le bataillon Azov a été créé en mai 2014, soit deux mois après la fin de la révolution du Maïdan.

De même, l’odieux Igor Mosiichuk, l’un des personnages repoussoirs du film, est décrit comme le porte-parole des héros du Maïdan qui a « longtemps travaillé pour le Secteur Droit[l’un des groupes extrémistes­] ». En fait, non seulement l’individu n’a jamais fait partie de Secteur Droit (il est proche d’Azov), mais il était en prison depuis 2011 quand la révolution a éclaté, et n’a été libéré qu’à la fin du Maïdan. Sur la question ethnique et linguistique, le film succombe aux clichés les plus rassis et refuse toute nuance en divisant le pays en « Russes » et « Ukrainiens », parlant chacun sa langue, les Russes se tournant logiquement vers la Russie, les Ukrainiens étant… Mais qui sont les Ukrainiens ? Le film n’en parle pas vraiment.

Mais cessons de pinailler. Après tout, la force d’un reportage télévisé n’est pas dans ces menus détails qui font les délices de nos querelles de spécialistes, mais dans sa capacité à rendre intelligible au plus grand nombre la place des mouvements d’extrême droite dans une société ukrainienne malmenée par la guerre. Pas sûr que le documentaire y arrive.

Au-delà du désintérêt manifeste et paradoxal de Paul Moreira pour les événements en Ukraine, le film frappe par ses points aveugles, ou disons par son silence sur tout ce qui dépasse le petit bout de sa lorgnette.

Alors qu’il parle de militarisation des groupes extrémistes, le documentaire n’évoque que d’une manière très sommaire la guerre dans le Donbass qui est pourtant la raison de cette militarisation, comme de celle de l’ensemble de la société. Le journaliste nous abreuve d’images de soldats en train de s’entraîner et de s’exercer au maniement des armes, sans jamais indiquer que la raison d’être de ces bataillons est une guerre ravageant l’Est du pays, laissant entendre que ces groupes se militarisent parce qu’ils sont d’extrême droite et cherchent donc forcément à constituer des commandos.

Dans sa vision, l’Ukraine post-Maïdan vit une vie normale. « Ainsi s’achevait en bonheur la révolution ukrainienne », clame le film en racontant la fin de la révolte du Maïdan, « tout est bien qui finit bien ». Dans ce tableau paisible, l’annexion  de la Crimée par la Russie avec le soutien avéré de forces armées russes est présentée un moment lisse où la population majoritairement russe « a voté par référendum son allégeance à la Russie ». Mais le bonheur criméen sera gâché par le Secteur Droit, décidé à « affamer la péninsule » en bloquant son ravitaillement. Pour ce qui est du reste, les images montrées sont celles d’un Kiev estival et paisible, avec tout d’un coup, derrière des portails métalliques, des bases d’entraînement militaire qui font froid dans le dos.

« Les manifestants se sont transformés en combattants contre les pro-russes, à l’Est du pays », se contente-t-il de dire. Quelques minutes plus tard, les « pro-russes » en question sont dans le viseur de sa caméra: des femmes et des vieillards fragiles auxquels les bataillons sont supposés s’attaquer. Suit le récit du drame du 2 mai 2014 à Odessa, centré sur les larmes des victimes et un autre de ces personnages incontrôlables et radicaux, Mark Gordienko qui avait déjà fait l’objet d’un reportage du Monde en mai 2015.

Dans son évocation de ce moment tragique d’emballement où plusieurs dizaines de pro-russes perdront la vie dans un immeuble en flammes, le documentaire est clairement du côté des pro-russes (forcément fragiles) contre les pro-ukrainiens (forcément néonazis). La présence d’une auto-défense armée côté pro-russe, le basculement lorsque l’affrontement fait un premier mort (côté pro-ukrainien) et l’inaction avérée des forces de l’ordre ne sont mentionnés qu’à demi-mot dans le reportage, alors même que ces événements éclairent bien plus la tragédie d’Odessa que l’angle de l’action violente des groupes extrémistes choisi dans le film.

A certains moments pourtant, le reportage touche presque du doigt un vrai sujet, celui sur lequel un excellent travail d’enquête aurait pu être fait: la transformation de la société ukrainienne par la guerre, la raison pour laquelle les institutions d’Etat acceptent la présence d’éléments extrémistes au sein des bataillons combattants, la légitimité de ces bataillons dans la société, les débats qu’ils provoquent, leur recrutement et le degré de contrôle de l’Etat sur leurs actions.

Il aurait aussi pu faire un distinguo entre les différentes formes de nationalisme présentes aujourd’hui dans la société ukrainienne : nationalismes modérés et porteurs de valeurs démocratiques très majoritaires sur le Maïdan et dans les cercles du pouvoir; formes nostalgiques antisoviétiques qui se réfèrent aux combattants pour l’indépendance nationale du XXème siècle en occultant la collaboration de ces groupes avec les nazis ; nationalismes plus durs à composante ethnique représentés par Svoboda, de plus en plus minoritaires ; et enfin, le nationalisme d’extrême droite, ultra-minoritaire, qui considère la violence comme moyen d’action légitime et intègre quelques groupes néo-nazis.

Le film aurait pu s’appuyer sur les résultats électoraux des scrutins présidentiel et parlementaire de 2014 pour montrer la marginalisation de Pravy Sektor et la perte de vitesse de Svoboda – partis non représentés au Parlement faute d’avoir atteint un seuil minimal de voix, mais pointer la présence d’une dizaine d’ultra-nationalistes parmi les députés. Ce questionnement aurait pu donner une enquête riche et inédite. Mais au fond, toutes ces petites affaires ukrainiennes n’intéressent pas Moreira.

Car ce qui l’intéresse manifestement, c’est les Etats-Unis.

A trois reprises, il revient sur une scène qui a fait les délices des médias russes pro-étatiques : Victoria Nuland, Assistante du Secrétaire d’Etat américain, distribuant des gâteaux aux manifestants sur le Maïdan. Le geste un peu incongru de la diplomate américaine est devenu, pour les analystes russes, le symbole de l’intrusion des Etats-Unis dans la politique ukrainienne, destinée à affaiblir la Russie. « La diplomate américaine venue soutenir la révolution pouvait-elle ignorer la présence de groupes paramilitaires ? », interroge le journaliste, montrant au passage sa complète ignorance de la diversité du Maïdan, y compris de ses groupes d’auto-défense. Si la diplomate était là, c’était forcément parce que les Etats-Unis ont soutenu des groupes extrémistes.

« Les Etats Unis souhaitaient de toutes leurs forces le changement de régime politique à Kiev. Sans les forces d’extrême droite, ce changement n’aurait pas été possible ». L’argument massue arrive à la fin du film, sans qu’aucune preuve ne vienne l’étayer, mis à part les discours de quelques anciens responsables américains soutenant l’idée d’un soutien militaire à l’Ukraine, au cours d’un forum à Kiev. Plus l’autre argument massue auquel Moreira n’a pas résisté : la présence conjointe de Dominique Strauss-Kahn et Bernard-Henri Lévy lors de ce même forum, nos propres repoussoirs. Le journaliste se délecte du refus de commentaires de DSK qui n’a rien à faire dans le déroulé du sujet mais aide tellement à discréditer cette réunion d’occidentaux à Kiev.

Au fond, l’auteur du film n’a pas besoin de preuves. Il a une idée fixe qu’il cherche à confirmer. Tatiana Guerassimova, coordinatrice du « Groupe du 2 mai » qui milite pour une enquête indépendante sur le drame d’Odessa, a livré ses impressions sur l’entretien avec Moreira : elle le décrit comme peu intéressé par sa présentation des événements, posant uniquement des questions sur les groupes d’extrême droite pro-ukrainiens, mais pas les provocateurs pro-russes, demandant à la militante d’identifier les membres du Secteur Droit sur des vidéos.

Au final et en dépit de ses efforts pour produire une enquête haletante, le documentaire n’apporte aucun fait nouveau, aucun élément qui ne fasse partie de la rhétorique habituelle des médias russes alignés sur le discours poutinien. Rien qui soit au niveau des investigations conduites par les journalistes qui ont passé du temps en Ukraine et se sont penchés un peu en détail sur la question. A ceux qui voudront apprendre quelque chose sur la relation des groupes extrémistes avec l’Etat ukrainien, suggérons plutôt de lire le tout récent article d’Anton Shekhovtsov, « L’Ukraine aura-t-elle une Junte ? ».

« D’où me venait cette légère impression de m’être fait avoir ? », s’interroge Moreira au début de son documentaire. Oui, Paul, la question mérite d’être posée.

 

Anna Colin Lebedev, chercheuse au Centre d’Etudes des Mondes Russe, Caucasien et Centre-Européen (CERCEC EHESS)

Ioulia Shukan, maître de conférences à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense

La source  blog de Anna COLIN LEBEDEV sur MEDIAPART