Par Andriy Golub, pour Tyzhden.fr
Si vous voulez survivre dans cette équipe, devenez invisible. Cette maxime du gouvernement ukrainien, dirigé par le président Volodymyr Zelensky, a été confirmée par de multiples exemples au cours des quatre dernières années. Le président Volodymyr Zelensky a réussi à changer de chef de cabinet (le Bureau présidentiel), de premier ministre, de procureur général (deux fois), à démettre son « ami d’enfance » Ivan Bakanov qui était à la tête du Service de sécurité de l’Ukraine (SBU) et à procéder à un certain nombre d’autres licenciements moins visibles.
Ces décisions ont été prises dans des circonstances et avec des motivations différentes, mais il y a un point commun. Tous ceux qui ont été écartés du pouvoir sous l’ère Zelensky étaient auparavant trop visibles dans les médias. Certains ont joué le rôle de fusible, recueillant le maximum de critiques. Lorsque le niveau de mécontentement a atteint un maximum qui menaçait la réputation du président, des démissions ont été annoncées, donnant l’impression que le gouvernement répondait à la demande de l’opinion publique. Les anciens procureurs Ruslan Riaboshapka et Iryna Venediktova, le chef de SBU Ivan Bakanov déjà cité et le gouvernement entier d’Oleksiy Honcharuk ont fait l’objet de démissions dans ces circonstances.
Il existe un autre type de départs. Un membre de l’équipe de Zelensky est presque certainement voué au licenciement s’il donne des signes d’aptitude à la politique. Cela s’est produit une fois avec le très controversé premier chef du Bureau présidentiel Andriy Bohdan, et récémment, avec l’influent chef adjoint du même bureau, Kyrylo Timochenko. Au sein du pouvoir actuel, une seule personne peut être considérée comme un véritable homme politique : le président Volodymyr Zelensky.
Une personne fait tout de même exception à la règle: l’actuel chef du bureau du président Andriy Yermak. Il s’agit d’une personne proche de Zelensky depuis l’époque où il n’était pas encore en politique. Il est devenu à plusieurs reprises l’objet de l’attention des médias et a même été la figure principale d’un scandale d’espionnage, avec l’échec d’une opération spéciale visant à attirer dans un piège des militants de la milice russe « Wagner », en 2021. Il lui est reproché d’avoir prévenu le président du Bélarus, ce qui a entraîné la fuite des miliciens qui se trouvaient dans ce pays.
Andriy Yermak peut aussi se voir repprocher son penchant pour l’auto-promotion. Le « groupe Yermak-McFaul pour l’élaboration des sanctions contre la Russie » en est un exemple. Il s’agit d’un groupe de travail qui prépare chaque nouveau paquet de sanctions, et qui est régulièrement mentionné dans la presse, sans avoir d’existence officielle.
Toutefois, A. Yermak conserve une influence déterminante au sein du pouvoir. Des personnalités de l’opposition le considèrent parfois comme le président de fait, même s’il s’agit certainement d’une exagération. Avant d’entrer en politique, V. Zelensky a créé une entreprise de médias prospère. Sa société Kvartal 95 était le leader du marché ukrainien des programmes télévisés de divertissement et vendait même ses produits à l’étranger. Dans les affaires, il y a très souvent un propriétaire de l’entreprise et un directeur exécutif (PDG). Ces rôles ne doivent pas être confondus. Il faut faire confiance au directeur, car il sait plus sur la situation que le propriétaire. A. Yermak est la seule personne présente à côté de Zelensky lors de chaque événement : avec des militaires ou des civils, en Ukraine et à l’étranger. Si V. Zelensky perçoit la gestion de l’État comme une entreprise, A. Yermak est probablement son directeur. Il lui est permis d’en faire plus que les autres. Il coordonne le travail des gestionnaires dans tous les domaines, les superviseurs, en charge de faire fonctionner tous les secteurs économiques.
Superviseurs
Cette photo prise lors de la visite du président américain Joe Biden en Ukraine, en février dernier, décrit mieux que tout autre explication la structure de gouvernance en Ukraine en 2023. Il s’agit de la gouvernance civile, car la gouvernance militaire est un sujet distinct avec ses propres personnages.
La photo montre à la fois les acteurs et la difficulté pour répartir clairement les pouvoirs des différentes institutions. Tout d’abord, on voit des personnalités. De gauche à droite, le président Biden est félicité par : le chef du bureau présidentiel Andriy Yermak, le président de la Verkhovna Rada (la chambre unique du Parlement) Ruslan Stefanchuk, le Premier ministre Denys Shmyhal, le premier vice-Premier ministre et ministre de l’Économie Yulia Svyrydenko, le vice-Premier ministre pour la reconstruction Oleksandr Kubrakov, le chef des Affaires étrangères Dmytro Kuleba, le ministre de la Défense Oleksiy Reznikov et deux chefs adjoints du bureau du président Andriy Sybiga et Roman Mashovets.
Comment ces personnes ont-elles été sélectionnées ? Par l’importance de leur poste ? Non. Si ce critère s’applique aux chefs du gouvernement et du parlement, elle ne tient pas pour tous les autres. Il y a cinq vice-premiers ministres en Ukraine, mais seulement deux sont présents. Il y a 10 chefs adjoints du bureau du président, mais seuls deux rencontrent Joe Biden.
Ils ont été sélectionnés parce qu’ils supervisent certaines industries. Dans ce cas concret, il s’agit des domaines clés pour la coopération avec les États-Unis. Essentiellement, il s’agit du financement de la reconstruction future et de la coopération dans le réarmement de l’armée ukrainienne. En Ukraine, beaucoup d’autres sujets ont été largement éclipsés par la guerre. La photo montre la répartition de l’influence réelle, à l’heure actuelle.
L’endroit où l’on travaille – au Bureau présidentiel, au gouvernement ou au parlement – n’est pas si important. Cette pratique est le fruit d’une volonté délibérée de Volodymyr Zelenskyy, mais aussi une conséquence d’habitudes prises de longue date, liés à la répartition des pouvoirs entre les différentes autorités en Ukraine.
Commençons par ceux qui sont présents à la réunion de par leur titre, à savoir D. Shmyhal et R. Stefanchuk. Le gouvernement et le parlement sont deux organes qui, en théorie, ont beaucoup plus d’influence que le président. Selon la Constitution, l’Ukraine est une république parlementaire-présidentielle. Mais en réalité, V. Zelensky est actuellement le politicien le plus populaire d’Ukraine. La majorité au Conseil ne doit son existence qu’à sa cote de confiance. Par conséquent, le Premier ministre et le président n’ont que deux tâches : ne pas devenir des concurrents politiques de Volodymyr Zelensky et organiser discrètement le travail des départements (adoption de lois et de règlements dans les plus brefs délais). Tous deux font un excellent travail de ce point de vue.
Quant au président du parlement, selon le sondage mené par le Centre Razumkov en mars, près de 23% des personnes interrogées ne savent pas qui est Ruslan Stefanchuk. Autrement dit, près d’un quart des citoyens ne connaissent pas le chef de l’organe clé selon la Constitution.
Le taux de reconnaissance de D. Shmyhal est beaucoup plus élevé, car il a augmenté pendant la guerre, du fait que le gouvernement doit communiquer en permanence aux citoyens à propos de questions opérationnelles sensibles. Par exemple, où demander une indemnisation pour une maison détruite. Avant la guerre, D. Shmyhal, qui ne peut certainement pas être qualifié de charismatique, était plutôt dépeint comme un commis diligent et discret. Il est devenu le troisième chef de gouvernement ayant la plus grande longévité dans l’histoire de l’Ukraine. S’il tient encore six mois, il sera détenteur du record.
Les deux suivants sont Svyrydenko et Kubrakov. La première est aujourd’hui à la tête du bloc économique du gouvernement et de tout ce qui s’y rapporte. Elle a commencé à travailler au bureau du président, mais elle a ensuite été transférée au gouvernement pour plus d’efficacité dans la mise en œuvre des décisions. Et c’est une autre confirmation que la différence entre les institutions est désormais tout à fait accessoire. Le lieu de travail est davantage une question de commodité et de rapidité. Le poste n’a que peu d’impact sur le pouvoir réel d’une personne.
Kubrakov est la deuxième confirmation de la même thèse. Jusqu’à récemment, la personne la plus importante dans son domaine – les infrastructures et la coopération avec les autorités dans les régions – était l’adjoint du chef du Bureau présidentiel, Kyrylo Tymochenko. Mais il est devenu victime de sa propre notoriété. Tymochenko a été impliqué dans plusieurs scandales liés à son style de vie luxueux et, selon certaines rumeurs, il a aussi commencé à avoir une cote politique trop haute. Son secteur d’activité a été confié non pas à une autre personne de l’administration présidentielle, mais à Kubrakov, un fonctionnaire du gouvernement.
Les chefs du ministère des affaires étrangères et du ministère de la défense étaient représentés à la réunion par leurs « suppléants » : Andriy Sybiga, qui supervise la politique internationale, et Roman Mashovets, qui s’occupe de la défense. Les ministres Dmytro Kuleba et Oleksy Reznikov ne sont pas des membres de l’équipe présidentielle. D. Kuleba a fait une carrière diplomatique à l’époque de l’ancien président Petro Porochenko, et O. Reznikov a été nommé en tant qu’invité de l’extérieur pour mettre de l’ordre dans un ministère de la défense où les problèmes de managements semblaient insolubles, à l’époque, avec des directions qui ne se parlaient plus. C’est pourquoi, dans leur cas, leur influence réelle est partagée partagée avec les membres du Bureau présidentiel qui coordonnent leur activité.
Bien sûr, toutes les personnes clés ne sont pas présentes sur la photo avec Joe Biden. Il y a aussi, par exemple, Andriy Smyrnov, superviseur de la communication avec le pouvoir judiciaire au cabinet du président, et le ministre des Finances Serhiy Marchenko, qui est chargé de travailler avec les institutions financières internationales, telles que le FMI.
Un tel fonctionnement peut sembler chaotique, mais il correspond à une logique interne. L’intitulé du poste d’une personne n’a pas d’importance. Il est beaucoup plus important qu’elle ait une véritable industrie sous sa surveillance et qu’elle bénéficie du soutien du bureau présidentiel, celui de la rue Bankova à Kyiv, où travaille le président. Deuxièmement, les personnes vraiment influentes du gouvernement ukrainien actuel ont rarement l’étoffe pour être des politiciens ou cachent soigneusement ces qualités. Ce ne sont pas eux qui seront les premiers à se retrouver devant les caméras et les dictaphones des journalistes.
Par Andriy Golub, correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne
pour Tyzhden.fr