Il est rare que StopFake ait à étudier une émission de télé, d’autant plus une émission de télé venant de France. Le documentaire du journaliste Paul Moreira intitulé « Ukraine : les Masques de la révolution » a fait débat en France comme en Ukraine pour son contenu, ses méthodes et son idéologie correspondant en tous points à l’idéologie traditionnellement diffusée par les canaux prorusses.
Comme l’ont relevé de nombreux observateurs, les erreurs factuelles, en plus d’être nombreuses, ont un rôle, celui de justifier la théorie développée, voulue par le réalisateur.
Si nous devions dénoncer un premier fake, celui-ci pourrait venir des militants ukrainiens qui n’ont pas hésité à accuser publiquement Paul Moreira d’être payé par le Kremlin. Paul Moreira n’a évidemment pas été payé par le Kremlin. Comme de très nombreux documentaires français, son film a été financé en grande partie par le Centre National du cinéma et de l’image animée (CNC), établissement public lié au ministère de la culture.
Contrairement à ce qu’il a beaucoup été diffusé sur les réseaux sociaux, au regard de sa carrière, il ne convient pas d’accuser le journaliste de militantisme prorusse, d’autant plus que le sujet du nationalisme en Ukraine ou de la catastrophe d’Odessa sont des angles journalistiques qui peuvent apparaître pertinents dans l’Ukraine de 2016. Mais certaines méthodes, théories et mots clés correspondent en tous points aux discours de propagande que Stop Fake est habitué à décrypter, émanent d’ordinaire de médias financés par le Kremlin et destinés à la diffusion d’une propagande russe.
Des nazis ayant été soutenus par les États-Unis pour organiser un coup d’état à Kiev, un référendum de Crimée incontestable, un massacre d’Odessa orchestré par les fascistes de Kiev, tout y est. Sans modération, le documentaire frôle un peu trop souvent des théories du complot bien connues des observateurs de la crise ukrainienne.
Le discours d’une théorie du complot bien connue des journalistes est même répété dans l’introduction et la conclusion du documentaire. Par romantisme ou par militantisme, les médias mainstream « du monde libre » vous auraient caché la vérité sur Maidan. Le complot médiatique est une clé classique permettant d’accéder à un discours de propagande qui se présente ensuite comme étant la « vérité vraie ». C’est sur cette affirmation que s’appuie le documentaire.
Les erreurs factuelles et oublis sont donc nombreux et n’auraient pas pu exister si le traitement de ce sujet avait été fait de manière honnête. Sébastien Gobert, correspondant français basé en Ukraine depuis 2011 a écrit sur son blog « je me sens insulté en tant que journaliste français ». Selon lui, ce rapport s’attaque à la crédibilité des journalistes français basés ou ayant travaillé en Ukraine.
Suite à ces réactions indignés de journalistes français, une lettre ouverte a été publiée, signée par des journalistes basés ou travaillant régulièrement en Ukraine.
Une seconde lettre a été publiée par d’autres connaisseurs de la situation ukrainienne, Galia Ackerman, écrivain et journaliste, Michel Eltchaninoff, philosophe, auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine, Philippe de Lara, politiste, maître de conférences à l’université Paris 2, Alla Lazareva, journaliste, et Philippe de Suremain, ancien ambassadeur.
Les journalistes français ont également reproché à Paul Moreira d’avoir utilisé des images d’illustration manipulatrices. « Comment passer sous silence l’utilisation d’images YouTube non datées de marches aux flambeaux néo-nazies, ultérieures à Maïdan, insérées dans le montage de façon à les faire passer pour un épisode de la révolution ? Ou bien les approximations sur les affiliations partisanes de personnages-clé de la démonstration ? »
Comme indique Benoît Vitkine dans son article pour le Monde « Moreira fait de ces groupes d’extrême droite les artisans de la révolution, lorsque’ils n’en étaient que l’un des bras armés. Il les présente comme une force politique majeure, quand leurs scores électoraux sont dérisoires ». Le Parti Radical d’Oleg Liashko a obtenu 7.44% aux dernières élections législatives (21 sièges au parlement). Quant à Svoboda, ils n’ont pas obtenu un score assez élevé pour obtenir des sièges en tant que parti mais ont finalement obtenu six sièges grâce au système de scrutin majoritaire. Le nombre total de députés à la Rada est de 450.
Toujours dans l’introduction de ce reportage, des images d’un défilé du bataillon Azov sont diffusées pour illustrer la présence de néo-nazis sur Maidan. Le bataillon Azov est effectivement massivement composé de néo-nazis mais il n’a été créé que quelques semaines après le début de la guerre dans le Donbass et donc après Maidan), Cette erreur illustre cet écueil présent dans l’ensemble du documentaire et qui explique en partie le traitement mensonger de ce sujet.
Par ailleurs, il n’est quasiment pas question du conflit du Donbass dans ce documentaire. Et pourtant, c’est ce qui explique en grande partie que ces hommes soient armés, cagoulés, et qu’ils se soient radicalisés. Quand les séparatistes aidés par l’armée russe ont commencé à prendre du terrain dans le Donbass, l’Ukraine dénuée d’armée a effectivement donné une énorme liberté à ces bataillons justement controversés. Si ces bataillons ont longtemps fait l’objet de tolérance de la part du gouvernement et de bienveillance de la part des ukrainiens de manière générale, ce n’est pas parce que l’Ukraine est fasciste comme l’insinue le journaliste. Mais c’est parce que ces bataillons ont eu un rôle clé dans les grandes batailles du Donbass ainsi que dans la défense de points stratégiques à l’époque où l’armée ukrainienne n’était que désordre.
Mais depuis, ces bataillons ont été intégrés à l’armée ukrainienne et font donc l’objet d’un contrôle pour ce qui est de la circulation des armes. Certains bataillons ont à l’époque été complètement dépouillés. Cependant, des bases d’entraînement dans lesquels circulent des armes existent bel et bien à Kiev où encore à Dnipropetrovsk. Le contrôle de ces armes est effectivement un défi que le gouvernement ukrainien peine à relever (et mériterait une enquête sérieuse) mais leur présence n’a rien à voir avec la volonté de « faire la loi dans les rues de Kiev ». C’est bel et bien la police du ministère de l’Intérieur qui fait la loi dans la capitale ukrainienne.
De la fin de l’Euromaidan à Kiev, Paul Morera enchaîne directement sur le blocus de la frontière avec la Crimée en affirmant que « le secteur droit s’est arrogé le droit d’affamer la Crimée ». Des faits qui ont eu lieu un an et demi après la fin de l’Euromaidan. Il convient de rappeler (ce qui n’est pas fait dans le documentaire) que le blocus de la Crimée est né de l’initiative des Tatars de Crimée. Ce peuple est désormais persécuté par la Russie depuis l’annexion de leur territoire.
Ne s’estimant pas écoutés par le président Poroshenko, les Tatars ont décidé d’aller agir sur le terrain en bloquant l’accès à la péninsule. Une initiative tolérée par le président qui a décidé de ne pas agir pour stopper le blocus. Les manifestants tatars ont ensuite été rejoints par quelques représentants de Pravii Sektor qui les accompagnent depuis dans ce blocus. À noter que la Crimée n’est pas « affamée » par cette initiative soutenue à demi-mots par Kiev puisque la Russie a rapidement trouvé une solution pour ravitailler la péninsule.
Toujours à propos de la Crimée, le journaliste affirme qu’« après la révolution, sa population a massivement voté par référendum son allégeance à la Russie. La Crimée est désormais un territoire russe ». Dans les faits, la Crimée a fait l’objet de manœuvres d’annexion qui, deux ans plus tard, ne sont plus un secret pour personne. Le référendum dont il est question s’est déroulé dans une période d’invasion avec hommes cagoulés et armés dans les rues. Les « petits hommes verts », soldats sans insignes qui ont envahi la péninsule armés se sont plus tard révélés être des soldats russes. Vladimir Poutine en personne l’a récemment confirmé dans le film « Crimée : le chemin à la maison ». A noter que Paul Moreira n’est à aucun moment fait question des nombreuses violations relatives aux droits de l’homme relevées depuis l’invasion russe (voir le rapport de l’ODIHR ou encore celui du Crimean Human Rights Field Mission). Enfin, d’après le droit international la Crimée est bel et bien toujours ukrainienne.
Du blocus de la Crimée, le journaliste passe ensuite à la catastrophe d’Odessa (mai 2014). Le journaliste est fidèle à l’angle qui guide son reportage en affirmant que le nationalisme ukrainien était au cœur de cette tragédie. C’est un fait, mais une nouvelle fois, le journaliste omet la nuance en ne décrivant pas le radicalisme de certains prorusses. Dans une lettre ouverte publiée dans le Monde les auteurs notent : « Alexei Albou n’est pas un « militant communiste » d’Odessa, aujourd’hui « réfugié dans l’Est », mais un des dirigeants de BOROTBA, une scission radicale du PC Ukrainien. Ce parti, comme beaucoup de rouges passés au rouge-brun, collaborait alors sans état d’âme avec l’aile odessite de RODINA (« Patrie »), un parti russe xénophobe, homophobe, antisémite, etc. Bref ce Albou est un des nombreux satellites de la nébuleuse fasciste en Russie, et nullement une figure de la gauche ukrainienne comme on veut le faire croire à Canal+ ». L’auteur oublie également de préciser que cette catastrophe a été suivie d’initiatives civiques locales qui ont aussitôt condamné la tragédie de la Maison des Syndicats. A commencer par OdesSOS, une organisation qui s’est chargée à l’époque d’organiser une aide d’urgence médicale puis une aide judiciaire et désormais un suivi du processus judiciaire pour s’assurer des décisions impartiales.
Les discriminations envers la langue russe et les russophones sont mentionnées à plusieurs reprises et mises en relation avec l’action des nationalistes ukrainiens. L’auteur affirme également que l’usage du russe était interdit en Ukraine (20:40) et que les russophones étaient devenus des ukrainiens de second rang. Sauf qu’il n’y a jamais eu d’interdiction de la langue russe comme langue officielle en Ukraine. Depuis des années, cette question est régulièrement remise sur la table par les partis prorusses, l’ex Parti des Régions de Viktor Ianoukovitch inclus. Ce statut de la langue russe sans cesse remis sur la table n’est en fait qu’un argument populiste pour attirer les votes des populations prorusses et russophones.
L’une des traductrices du documentaire, une journaliste d’origine Ukrainienne, Anna Jaillard Chesanovska a réagi à ce reportage sur le blog du Comité Ukraine hébergé sur le site internet du journal « Libération ». Elle y parle de manipulations au montage, des manipulations qui « portent un coup à la crédibilité et l’objectivité du reportage.
Dans le cadre de sa théorie du complot, Paul Moreira montre des images de participants américains invités au Yalta European Strategy Forum en septembre dernier à Kiev. Ces images sont utilisées comme autant de preuves que les américains ont orchestré le conflit en Ukraine. Comme le note justement Benoit Vitkine dans le Monde : « Le problème n’est pas de penser du mal de l’Amérique — elle le mérite souvent depuis 2001 —, c’est de penser que l’Amérique est LE Mal ».
Dans une réponse publiée sur un blog de Mediapart, Paul Moreira explique « Je ne m’attendais pas à tomber sur autant de déni, frisant parfois l’hystérie. Sur un site ukrainien, je suis qualifié de «terroriste» à la solde des services secrets russes. On demande l’interdiction du film. Et même l’ambassadeur d’Ukraine fait pression sur Canal Plus. C’est ce qui m’étonne le plus. Car il me semble que l’Ukraine doit de toute urgence se poser la question de ces groupes paramilitaires. Ils sont, comme l’affirme le film, la plus grande menace pour la démocratie ukrainienne. Renoncer à dire ce que l’on sait parce que « ça fait le jeu de la propagande » russe, c’est soi-même devenir un propagandiste. On omet. Pas parce qu’on est menteur mais parce qu’on est pétri de bonnes intentions. Ne jamais oublier : de ces renoncements naissent les pires théories du complot ».
Il faut également noter que certaines images utilisées dans ce documentaire pour illustrer les évènements de Maidan ont été extraites sans autorisation d’un documentaire ukrainien intitulé «All Things Ablase»). Cette information a été révélée sur Hromadske.TV par la productrice du documentaire Iuliia Serdukova. D’après les estimations de la productrice, à-peu-près une minute de son documentaire a été diffusé sans autorisation. Un point de plus qui interroge sur la déontologie du journaliste.
En se posant la question du danger de l’extrême-droite dans le développement de la démocratie ukrainienne, Paul Moreira tenait un angle passionnant. Mais ses méthodes, de poser des questions et de manipuler l’information transforment cette question en propagande.
Le photo: P. Moreira. Ukraine: Les Masks de la Révolution